Les délocalisations

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Tony BLANCO (84)
Par Marc IDELSON (83)

Les délo­ca­li­sa­tions sont un phé­no­mène ancien qui date au moins de la révo­lu­tion indus­trielle et que cer­tains de nos cama­rades font même remon­ter à Édouard III, voire à l’An­ti­qui­té. Adam Smith et Ricar­do, il y a deux siècles, avaient déjà ana­ly­sé ce phénomène.

En France, le débat sur les délo­ca­li­sa­tions bat son plein depuis deux ans sous l’in­fluence de plu­sieurs évé­ne­ments marquants :

l’é­lar­gis­se­ment de l’U­nion euro­péenne à dix États qui offrent des coûts de main-d’œuvre très infé­rieurs à la moyenne communautaire ;
 des exemples de délo­ca­li­sa­tions aux­quels l’o­pi­nion publique a vive­ment réagi (exemples : exter­na­li­sa­tion d’un centre d’ap­pels SFR au Maroc, déci­sion de ST Microe­lec­tro­nics de délo­ca­li­ser une par­tie de ses acti­vi­tés de R & D au Maroc, déci­sion de Rho­dia d’ex­ter­na­li­ser ses acti­vi­tés finan­cières et comp­tables en Répu­blique tchèque) ;
 la publi­ca­tion de nom­breux rap­ports sur la com­pé­ti­ti­vi­té de la France dans une éco­no­mie mon­dia­li­sée (citons, entre autres, Le sur­saut, vers une nou­velle crois­sance pour la France, M. Cam­des­sus ; Dés­in­dus­tria­li­sa­tions & délo­ca­li­sa­tions, L. Fontagné‑J. H. Loren­zi ; Pour une nou­velle poli­tique indus­trielle, J.-L. Bef­fa ; le rap­port Arthuis au Sénat).

Mais force est de consta­ter que l’es­sen­tiel du débat se place sur un registre émo­tion­nel ou par­ti­san, peu de place étant lais­sée aux ana­lyses scien­ti­fiques-éco­no­miques de ce phé­no­mène. Glo­ba­le­ment, les délo­ca­li­sa­tions sont per­çues comme un dan­ger, et l’i­dée de s’y oppo­ser ou d’en ralen­tir le rythme est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme pertinente.

Pour­tant, les délo­ca­li­sa­tions ne sau­raient être réduites à une simple menace : en ver­tu du prin­cipe des avan­tages com­pa­ra­tifs, déve­lop­pé par Ricar­do, elles devraient être béné­fiques à la fois pour les pays qui trans­fèrent des acti­vi­tés et pour ceux qui les accueillent, cha­cun concen­trant sa pro­duc­tion sur les biens et ser­vices pour les­quels il dis­pose d’un avan­tage com­pa­ra­tif. Notons tou­te­fois qu’il s’a­git d’un rai­son­ne­ment théo­rique qui néglige les effets à court terme, pen­dant la phase de tran­si­tion, et sup­pose que les coûts des fac­teurs de pro­duc­tion, dont celui du tra­vail, peuvent s’a­jus­ter libre­ment, pour retrou­ver le plein-emploi.

Au-delà de la théorie, que se passe-t-il dans le monde réel ?

Une étude récente du cabi­net McKin­sey (« Com­ment la France peut-elle béné­fi­cier des délo­ca­li­sa­tions de ser­vices ? ») ana­lyse de façon pré­cise le phé­no­mène des délo­ca­li­sa­tions dans le domaine des ser­vices, en com­pa­rant les USA, l’Al­le­magne et la France. Il en res­sort que les délo­ca­li­sa­tions peuvent créer de la valeur pour les pays qui trans­fèrent les ser­vices, et pas seule­ment pour ceux où s’im­plantent les nou­veaux emplois. C’est le cas des États-Unis où, selon cette étude, pour chaque dol­lar délo­ca­li­sé l’é­co­no­mie reçoit en retour 1,14 $-1,17 $.



En revanche, dans les condi­tions actuelles, la France sort per­dante de ce mou­ve­ment de fond : pour chaque euro qu’il consacre à la délo­ca­li­sa­tion des ser­vices aux entre­prises, le pays ne rapa­trie que 0,86 €.

Ce bilan moins favo­rable qu’aux États-Unis s’ex­plique par trois raisons :

1) le pre­mier et prin­ci­pal écart est dû au fait que le tra­vailleur dont le poste est délo­ca­li­sé peine davan­tage à retrou­ver un emploi en France qu’aux États-Unis. En l’ab­sence de sta­tis­tiques offi­cielles sur le sujet, par dif­fé­rentes tri­an­gu­la­tions, le taux de réem­ploi au bout d’un an lorsque les postes sont délo­ca­li­sés est esti­mé de l’ordre de 60 % en France ; il est esti­mé à 69 % aux États-Unis. Cet écart de 9 % a un effet consi­dé­rable sur le bilan économique ;

2) les entre­prises fran­çaises obtiennent des réduc­tions de coût infé­rieures du fait de choix dif­fé­rents de pays de des­ti­na­tion. Typi­que­ment, les États-Unis exter­na­lisent ou délo­ca­lisent vers des pays à plus faible coût de main-d’œuvre, Inde, Mexique, etc., (ver­sus l’A­frique du Nord dans le cas de la France) ;

3) le pays pro­fite moins de la richesse créée par les délo­ca­li­sa­tions dans les pays à bas coût. Il y a un effet d’ex­port qui est beau­coup moins favo­rable pour la France et l’Al­le­magne que pour les États-Unis. Par exemple, lorsque les États-Unis délo­ca­lisent une acti­vi­té de déve­lop­pe­ment infor­ma­tique ou de centre d’ap­pels, une par­tie des logi­ciels, maté­riels infor­ma­tiques, équi­pe­ments de télé­com­mu­ni­ca­tions, de ges­tion d’ap­pels, etc., sont ache­tés à des entre­prises amé­ri­caines, et dans une bien moindre pro­por­tion à des entre­prises françaises.

Si le phé­no­mène n’en est qu’à ses débuts, il est ame­né à se déve­lop­per et les entre­prises fran­çaises, sur­tout celles sou­mises à une concur­rence mon­diale, se ver­ront peu à peu contraintes d’emboîter le pas de leurs homo­logues anglo-saxonnes pour amé­lio­rer leurs coûts.

Com­ment dès lors faire en sorte que l’é­co­no­mie du pays béné­fi­cie dans son ensemble de cette évo­lu­tion inexorable ?

Le levier prin­ci­pal pour retrou­ver un bilan éco­no­mique posi­tif est le taux de réem­ploi : il faut assu­rer qu’un nombre éle­vé de per­sonnes per­dant leur poste puisse retrou­ver un nou­veau travail.

Il s’a­git de créer les emplois de demain par l’in­no­va­tion, la levée des régle­men­ta­tions sec­to­rielles qui freinent pro­duc­ti­vi­té et crois­sance, l’u­ti­li­sa­tion de gise­ments d’emplois inex­ploi­tés (par exemple, ser­vices à la per­sonne) et de flui­di­fier le mar­ché du tra­vail, afin d’ob­te­nir un réem­ploi sen­si­ble­ment plus impor­tant des per­sonnes dont les postes sont délo­ca­li­sés (pas­ser par exemple du taux de 60 % actuel à 70 %).

La France pour­rait alors tirer un béné­fice des délo­ca­li­sa­tions, à condi­tion d’en­ga­ger des réformes struc­tu­relles, qui per­met­traient, au-delà du seul phé­no­mène des délo­ca­li­sa­tions, d’a­mé­lio­rer la pro­duc­ti­vi­té, res­ter com­pé­ti­tif à l’é­chelle inter­na­tio­nale, et éta­blir les fon­da­tions d’une crois­sance durable.

Au fond, bien sûr, ces pistes ne sont pas nou­velles. Sim­ple­ment, de telles réformes vont à l’en­contre d’un cer­tain nombre de croyances bien ancrées (par exemple, que « les efforts de pro­duc­ti­vi­té sont néfastes pour l’emploi » ou que « les entraves aux licen­cie­ments per­mettent de limi­ter le chô­mage ») et d’une cer­taine mécon­nais­sance des lois de l’é­co­no­mie. Un effort de péda­go­gie s’im­pose. Nous nous pro­po­sons, dans le cadre d’X-Sur­saut, de contri­buer à cet effort dans les pro­chains mois.

Références

Le sur­saut, vers une nou­velle crois­sance pour la France, Michel Cam­des­sus, sep­tembre 2004.

Étude rela­tive à la part du bud­get des ménages fran­çais consa­crée à des pro­duits expo­sés à la délo­ca­li­sa­tion, Ernst and Young.

Dés­in­dus­tria­li­sa­tions & Délo­ca­li­sa­tions, Lio­nel Fon­ta­gné et Jean-Her­vé Loren­zi, novembre 2004.

Pour une nou­velle poli­tique indus­trielle, Jean-Louis Bef­fa (60), jan­vier 2005.

Com­ment la France peut-elle tirer par­ti des délo­ca­li­sa­tions de ser­vices ? McKin­sey Glo­bal Ins­ti­tute, juin 2005.

Délo­ca­li­sa­tions : rompre avec les moda­li­tés pour sau­ver le modèle fran­çais, Jean Arthuis, juin 2005.

Mon­dia­li­sa­tion : récon­ci­lier la France avec la com­pé­ti­ti­vi­té, Claude Vimont, juin 2006.

Prin­ciples of Eco­no­mics 4 th Edi­tion, N. Gre­go­ry Man­kiw, 2007.

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