L’innovation vient d’abord du client et non de la technique

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Arnaud SIRAUDIN (87)
Par Yann DOMENECH

L’innovation, nouveau Graal de nos économies modernes ?

« Ô dieu Inno­va­tion, viens-moi en aide ! », voilà une incan­ta­tion pos­si­ble de nom­breux dirigeants d’en­tre­pris­es pour trou­ver de nou­veaux relais de crois­sance et con­tr­er la men­ace des pro­duits des pays low-cost.

L’innovation est au cœur des préoccupations des entreprises et des gouvernements

L’in­no­va­tion est dev­enue un terme clé de tout dis­cours sur l’é­conomie, la crois­sance ou la créa­tion de valeur. Cette focal­i­sa­tion se retrou­ve dans de nom­breux dis­posi­tifs publics, comme l’A­gence de l’in­no­va­tion indus­trielle (AII) créée en 2006, le label Entre­prise Inno­vante, etc. L’in­no­va­tion est égale­ment très présente dans le dis­cours des entre­pris­es : près de 32 % des entre­pris­es français­es avaient choisi en 2004 l’inno­va­tion comme une de leurs valeurs, loin devant la trans­parence, la respon­s­abil­ité et la sat­is­fac­tion du client ! De même, l’une des ambi­tions du MEDEF est de « tout met­tre en œuvre pour faire vrai­ment de la France une terre d’innovation ».

L’innovation est parée de nombreuses propriétés bénéfiques

À l’heure des délo­cal­i­sa­tions, elle paraît con­stituer l’un des derniers rem­parts de l’indus­trie occi­den­tale face à la compé­ti­ti­vité des coûts de main-d’œu­vre dans les pays en développe­ment, Chine en tête. Jacques Chirac n’a-t-il pas déclaré lors de la créa­tion de l’AII que « Dans un monde où la com­péti­tion s’ac­célère, entre les entre­pris­es, entre les nations, entre les con­ti­nents, la sci­ence et l’in­no­va­tion sont les clefs du pro­grès, de la crois­sance et de l’emploi. » Cette ten­dance se retrou­ve du côté des entre­pris­es, ain­si d’après Philippe Car­li, Prési­dent de Siemens France : « Pour la France et l’Eu­rope, l’in­no­va­tion est un moteur. »

Et pour­tant, peu de dirigeants et de salariés savent exacte­ment ce qu’elle recou­vre et encore moins com­ment la met­tre en œuvre : quelle dif­férence entre inno­va­tion et créa­tiv­ité ? Com­ment mesur­er l’in­no­va­tion ? Quelle dif­férence entre R & D et inno­va­tion ? Vic­time de son suc­cès « mar­ket­ing », l’in­no­va­tion est dev­enue un con­cept générique aux con­tours flous, sou­vent fixé comme objec­tif mais dif­fi­cile­ment quan­tifi­able et donc peu util­isé con­crète­ment dans la ges­tion des entreprises.

Dans notre pays cartésien empreint de sa forte cul­ture d’ingénieur, il est com­mun d’as­soci­er inno­va­tion et R & D, et de mon­tr­er en exem­ple les réus­sites exem­plaires de notre ingénierie recon­nue au niveau mon­di­al : le Con­corde, Ari­ane 4 et Ari­ane 5, le Rafale, le char Leclerc, Air­bus, les cen­trales nucléaires… Même si ces pro­jets furent des réus­sites tech­nologiques épous­tou­flantes, cer­taines d’en­tre elles ne con­nurent pas un suc­cès com­mer­cial, générale­ment parce qu’elles étaient trop éloignées des besoins des clients. On pour­rait même affirmer que beau­coup d’en­tre­pris­es français­es du secteur mil­i­taro-indus­triel ont été habituées à se faire financer leur R & D par l’É­tat français afin de dévelop­per des pro­duits spé­ci­fiques pour répon­dre à ses besoins pro­pres, au risque de ne pas avoir une offre adap­tée aux besoins des clients étrangers. Ain­si, la France reste par­mi les prin­ci­paux pays déve­loppés à con­serv­er plus de 50 % de ses dépens­es R & D financées par l’É­tat, ren­dant ain­si sa R & D plus éloignée des con­traintes du marché (cf. fig­ure 1). Il est logique dans ce con­texte que la France soit recon­nue par­mi les lead­ers mon­di­aux en recherche fon­da­men­tale (math­é­ma­tiques, astro­physique, sci­ences molles…) mais elle est en retard sur la R & D appliquée, c’est-à-dire celle qui per­met de pass­er de l’idée au produit.

L’innovation, transformateur d’idées en bénéfices

Le Petit Robert nous aide peu à définir l’in­no­va­tion (« Intro­duire quelque chose de nou­veau »). Cette déf­i­ni­tion omet en par­ti­c­uli­er la notion fon­da­men­tale de béné­fice. Pour nous, l’in­no­va­tion est la trans­for­ma­tion de con­nais­sances et d’idées nou­velles en un béné­fice vu d’un util­isa­teur pour un usage com­mer­cial ou pour le bien pub­lic. Les opéra­teurs mobiles peu­vent témoign­er après leurs douloureuses expéri­ences du WAP qu’une nou­velle tech­nolo­gie sans béné­fice perçu par le client a toutes les chances d’é­chouer ! L’in­no­va­tion est poly­mor­phe, elle peut s’ap­pli­quer à un nou­veau pro­duit (ex. : les OGM, le iPod, le Post-it), une nou­velle méth­ode de pro­duc­tion (ex. : la Ford T, la dif­féren­ci­a­tion retardée de Benet­ton), une nou­velle organ­i­sa­tion de l’en­tre­prise (ex. : la fran­chise) ou un nou­veau canal de dis­tri­b­u­tion (ex. : la vente par cor­re­spon­dance) voire une nou­velle util­i­sa­tion d’un pro­duit ou ser­vice exis­tant (ex. : Inter­net pas­sant d’un réseau mil­i­taire à un mode de com­mu­ni­ca­tion mon­di­al puis à un canal de vente). Pour l’il­lus­tr­er sous forme de boutade, la R & D trans­forme des dol­lars en idées (elle invente) et l’in­no­va­tion trans­forme des idées en dol­lars (elle concrétise) !

L’in­no­va­tion ne peut dès lors être réduite à la sim­ple créa­tiv­ité. La pre­mière néces­site un proces­sus col­lectif impli­quant les prin­ci­pales fonc­tions de l’en­tre­prise, la sec­onde est essen­tielle­ment asso­ciée à une démarche indi­vidu­elle ali­men­tée par des échanges et des don­nées externes.

De même, l’in­no­va­tion n’est pas for­cé­ment liée à la R & D et ne doit pas être réduite aux grandes rup­tures tech­nologiques. Ain­si, un pro­duit peut être inno­vant sans pour autant repos­er sur une tech­nolo­gie nou­velle. Par exem­ple, le suc­cès phénomé­nal de l’i­Pod repose sur un con­cept (le walk­man) et des briques tech­nologiques préex­is­tantes (for­mat de compres­sion, mémoire flash et diminu­tion de la taille des dis­ques durs, etc.). Pour preuve, le con­cept était prêt à être lancé par Com­paq mais arrêté suite au rachat par HP… L’in­no­va­tion de l’i­Pod réside dans la qual­ité du design, l’er­gonomie d’u­til­i­sa­tion (la roulette) et dans le sys­tème com­plet mis à dis­po­si­tion pour le client (iPod + iTunes sur PC + iTunes Store…).

L’in­no­va­tion peut égale­ment être incré­men­tale et con­cern­er des proces­sus, des tar­ifs, des évo­lu­tions de fonc­tion­nal­ités, etc. En com­plé­ment du proces­sus d’in­no­va­tion con­duisant à des rup­tures fortes, toute entre­prise dite inno­vante excelle dans le proces­sus de ges­tion d’in­no­va­tions de court terme — dites inno­va­tions incré­men­tales -, celles-ci devant être nom­breuses et rapi­de­ment mis­es sur le marché pour con­serv­er une avance forte sur les concurrents.

La qual­ité de l’in­no­va­tion d’une entre­prise peut par exem­ple se mesur­er par le pour­cent­age du CA réal­isé par des pro­duits lancés depuis moins de deux ans. 3M, par son pro­gramme « 3M Accel­er­a­tion », s’est fixé comme objec­tif d’avoir 40 % du CA issus de pro­duits lancés il y a moins de qua­tre ans. Pour attein­dre cet objec­tif, l’in­no­va­tion doit avoir pour unique objec­tif de créer de la valeur pour le client, soit en réduisant les prix et les coûts (ex. : Free et le haut débit, Skype et la VoIP gra­tu­ite, Easy­Jet avec les lignes aéri­ennes low-cost), soit en sat­is­faisant des besoins non exprimés (ex. : SMS mobile). Apporter de la valeur au client sup­pose de com­pren­dre en détail les besoins de ses dif­férents clients : c’est l’ob­jet de l’ori­en­ta­tion client.

L’orientation client, inducteur d’innovation

Le con­cept d’ori­en­ta­tion client ne date pas d’au­jour­d’hui et a fait déjà l’ob­jet de nom­breuses pub­li­ca­tions au cours des années qua­tre-vingt-dix. Être ori­en­tée client sig­ni­fie pour une entre­prise dévelop­per son apti­tude à sat­is­faire au mieux les besoins des clients actuels et futurs tout au long du cycle de vie, tout en respec­tant les attentes de ses action­naires. Une entre­prise ori­en­tée client n’est pas unique­ment une entre­prise qui dis­pose d’un départe­ment mar­ket­ing et d’un progi­ciel de rela­tions avec les clients. On pour­rait définir l’ori­en­ta­tion client comme le moyen de reli­er plus forte­ment le front (com­mer­cial, ser­vice client, admin­is­tra­tion des ventes…) et le back (R & D, achat, pro­duc­tion, finance…) au ser­vice du client. En étu­di­ant les pra­tiques de quelques-unes des sociétés large­ment recon­nues comme inno­vantes (Google, 3M, L’Oréal, Proc­ter & Gam­ble, etc.), il appa­raît que cela passe notam­ment par la mise en œuvre de deux leviers clés sou­vent peu traités par les entre­pris­es : le développe­ment d’in­ter­ac­tions per­ma­nentes et appro­fondies avec les clients, et une organ­i­sa­tion spé­ci­fique pour ren­forcer le lien entre mar­ket­ing et R & D.

Levier 1 : interactions permanentes et approfondies avec les clients

Plutôt que de par­tir de la tech­nolo­gie, les entre­pris­es lead­ers en inno­va­tion ont toutes mis en place une véri­ta­ble « machine de guerre » pour mieux con­naître les usages et les attentes des clients. En effet, cela con­stitue le ter­reau fon­da­men­tal qui per­me­t­tra de faire évoluer le pro­duit, de cadr­er les pro­grammes de recherche, de stim­uler la généra­tion d’idées nou­velles et de faciliter la pri­or­ité des projets.

Les inter­ac­tions avec les clients actuels ou futurs ne doivent pas être lim­itées au ser­vice com­mer­cial et au mar­ket­ing. Chaque fonc­tion de l’entre­prise est impliquée dans l’ex­péri­ence qu’a un client d’un pro­duit ou d’un ser­vice. Le suc­cès d’une inno­va­tion étant lié à la réponse d’un besoin exprimé ou latent d’un client, il s’ag­it de met­tre en con­tact per­ma­nent avec le client le plus de col­lab­o­ra­teurs impliqués dans le développe­ment. Pour cela, il est cru­cial de créer un véri­ta­ble dis­posi­tif de veille client, s’ap­puyant sur la con­sol­i­da­tion de toutes les sources pos­si­bles pour mieux com­pren­dre les besoins des clients.

Utilis­er tous les points de con­tact client comme sources pos­si­bles d’inno­va­tion : récla­ma­tions clients, compte ren­du de vis­ites des com­mer­ci­aux et aux dis­trib­u­teurs, compte ren­du des forums, remon­tées du ser­vice client, sondage, obser­va­tions de clients face au pro­duit… Cer­taines entre­pris­es sélec­tion­nent même des clients et vendeurs pour tenir un « jour­nal de bord » afin de not­er leurs réac­tions dans l’u­til­i­sa­tion ou la vente.

• Ren­con­tr­er les clients dans leur envi­ron­nement d’u­til­i­sa­tion et pas for­cé­ment dans un bureau. Par exem­ple, Proc­ter & Gam­ble fait davan­tage con­fi­ance à l’ob­ser­va­tion qu’aux études de marché et observe des con­som­ma­teurs in situ pour iden­ti­fi­er les nou­veaux usages des pro­duits exis­tants et des idées de nou­veaux produits.

• Priv­ilégi­er les inter­views, qui sont générale­ment aus­si effi­caces que les Focus Groups (cf. fig­ure 2). Cer­taines entre­pris­es ne font pas de tests de marché, par peur d’at­tir­er l’at­ten­tion des con­cur­rents. En out­re, cela per­met d’in­ter­view­er toutes les per­son­nes impliquées dans la vente et l’u­til­i­sa­tion du pro­duit : dis­trib­u­teurs, pre­scrip­teurs (jour­nal­istes, organ­ismes…), don­neurs d’or­dre… Cela per­met enfin d’im­pli­quer les ingénieurs R & D dans l’é­coute du client et de les faire ren­con­tr­er des clients. Ain­si, 3M place en immer­sion des salariés chez les plus gros dis­trib­u­teurs (par exem­ple Home Depot) pour ques­tion­ner les con­som­ma­teurs sur leurs prob­lèmes quo­ti­di­ens quels qu’ils soient. De même, tous les cadres de l’en­tre­prise AOL par­ticipent à des ren­con­tres chez l’abon­né et lui posent des ques­tions sur sa per­cep­tion du ser­vice et les pistes d’amélio­ra­tion possibles.

• Cap­tur­er le « quoi » pas le « com­ment » dans les remon­tées client. Plutôt que de retenir la solu­tion pro­posée par le client, il faut s’at­tach­er à ce que cela sig­ni­fie comme exi­gence fonc­tion­nelle. Par exem­ple, quand un client d’un fab­ri­cant de vis­seuse sans fil dit « Pourquoi ne met­tez-vous pas des pro­tec­tions pour pro­téger les con­tacts des bat­ter­ies ? » il faut traduire cela par « Les bat­ter­ies de la vis­seuse sont pro­tégées d’une chute acci­den­telle » et non par « Les con­tacts de la bat­terie de la vis­seuse sont pro­tégés par des clapets plas­tiques coulis­sants ». Il est très impor­tant de dis­soci­er à ce stade les besoins ou attente des clients (le souhaitable) avec ce qu’il est pos­si­ble de faire tech­nique­ment (le pos­si­ble). En effet, le tra­vers habituel est de ne retenir que ce que l’en­tre­prise peut réalis­er, oubliant ain­si tout le reste qui con­stitue un for­mi­da­ble creuset de nou­velles oppor­tu­nités d’in­no­va­tion. Au con­traire, en fix­ant des objec­tifs éventuelle­ment très ambitieux, cela met en ten­sion la R & D et favorise l’émer­gence de nou­velles solu­tions. L’ob­jec­tif du chef de pro­jet de Canon était par exem­ple de met­tre sur le marché un pho­to­copieur « sim­ple à utilis­er », « sans main­te­nance lourde » et « à prix inférieur à 1 000 $ ». Même si tout le monde pen­sait cet objec­tif irréal­is­able, l’équipe pro­jet a per­sévéré pour finale­ment trou­ver la tech­nolo­gie per­me­t­tant de réduire les coûts de façon très impor­tante par rap­port aux pro­duits d’alors.

• Iden­ti­fi­er et s’ap­puy­er sur les util­isa­teurs lead­ers, c’est-à-dire ceux qui anticipent les béné­fices d’une solu­tion pour leurs besoins pro­pres et la dévelop­pent ou la « brico­lent » par eux-mêmes. Ain­si, 3M a sélec­tion­né un pan­el de con­som­ma­teurs avant-gardistes inté­grés dès la phase du con­cept pour tester des idées et éventuelle­ment en sug­gér­er de nou­velles. De même, sur le même con­cept, la société Shure était ini­tiale­ment spé­cial­isée dans les pro­duits pour les pro­fes­sion­nels du son (ingénieurs du son, musi­ciens, etc.) et pro­dui­sait en par­ti­c­uli­er des écou­teurs à iso­la­tion phonique pour la scène. Une approche lim­itée à cet usage aurait empêché la société de s’apercevoir que ses coû­teux écou­teurs se révélaient égale­ment util­isés par ses clients pro­fes­sion­nels pour leurs lecteurs MP3. Elle n’au­rait alors pas saisi l’op­por­tu­nité de lancer avec suc­cès une gamme spé­ci­fique pour les particuliers.

Le client peut per­me­t­tre d’i­den­ti­fi­er de nou­velles idées mais égale­ment de recadr­er un développe­ment en cours. Ain­si, Google met à dis­po­si­tion rapi­de­ment une ver­sion Bêta afin de la tester auprès d’u­til­isa­teurs, pour peaufin­er les fonc­tion­nal­ités du pro­duit et décider de pour­suiv­re ou non le pro­jet en fonc­tion de l’in­térêt des tes­teurs. Pour l’anec­dote, Pfiz­er avait ini­tiale­ment dévelop­pé le sildé­nafil comme médica­ment con­tre les mal­adies car­dio­vas­cu­laires, les essais clin­iques ont été arrêtés mais les patients mas­culins ne voulaient pas ren­dre le sur­plus de cachets : le Via­gra ® était né !

Levier 2 : organisation spécifique pour renforcer le lien entre le marketing et la R & D

L’or­gan­i­sa­tion devra per­me­t­tre une inter­face opti­male entre le mar­ket­ing et la tech­nique, c’est-à-dire, entre le souhaitable et le pos­si­ble. Malheureu­sement, les rela­tions entre le mar­ket­ing et la R & D sont bien sou­vent orageuses quand elles ne sont pas sim­ple­ment inex­is­tantes. La plu­part des entre­pris­es con­ce­vant et commer­cia­li­sant des pro­duits ren­con­trent des dif­fi­cultés dans la coor­di­na­tion entre ces deux fonc­tions, qui n’ont pas les mêmes cul­tures ni les mêmes hori­zons de temps : le mar­ket­ing tra­vaille plutôt sur le court terme (« Mon con­cur­rent a sor­ti cela, com­ment réa­gir ? ») et la R & D sur le moyen — long terme (« Lais­sez-moi réfléchir aux pro­duits de demain ! »). Ce manque de com­mu­ni­ca­tion vire par­fois au dia­logue de sourds : à la R & D, le mar­ket­ing dit sou­vent : « Voici notre idée de pro­duit. Mer­ci de nous le dévelop­per au plus vite… » auquel la R & D répond « Ce n’est pas fais­able » ou « Ce n’est pas dans la roadmap » ; la R & D vient générale­ment voir le mar­ket­ing avec le dis­cours suiv­ant : « Nous avons décou­vert une superbe tech­nolo­gie. Est-ce que vous auriez une idée d’ap­pli­ca­tion ? » Ces deux fonc­tions devi­en­nent ain­si « adver­saires par acci­dent » : sans vision sur les oppor­tu­nités de développe­ment et les besoins des clients, le mar­ket­ing se focalise sur le court terme, ce qui empêche claire­ment de définir la stratégie R & D. Sans direc­tion claire, la R & D développe selon ses pro­pres critères ce qui lui sem­ble le plus utile et le plus per­ti­nent, à savoir des pro­jets à long terme sans réelle appli­ca­tion. Inadap­tés aux objec­tifs du marché, les pro­duits mis au point par la R & D lim­i­tent encore les pos­si­bil­ités du mar­ket­ing d’obtenir une meilleure vision des oppor­tu­nités de développe­ment, etc.

Ce manque de com­mu­ni­ca­tion a mal­heureuse­ment trois effets par­ti­c­ulière­ment néfastes pour la com­péti­tiv­ité de l’en­tre­prise : l’of­fre de pro­duits ne se renou­velle pas suff­isam­ment, par manque d’in­no­va­tion struc­turée. Les pro­duits ven­dus ne sont alors que repack­agés sans réel ajout de valeur pour le client et sont con­cur­rencés par des pro­duits sim­i­laires à bas coûts. Deux­ième effet, en cas de lance­ment de nou­veaux pro­duits ou ser­vices, le taux d’échec sur le marché aug­mente forte­ment, faisant que l’en­tre­prise vit de plus en plus sur le suc­cès de ses anciens pro­duits, avec un chiffre d’af­faires réal­isé essen­tielle­ment avec ces pro­duits. Cer­taines entre­pris­es lut­tent con­tre ce phénomène en mul­ti­pli­ant les lance­ments de pro­duits, au risque de com­plex­i­fi­er la gamme et de génér­er des sur­coûts de ges­tion et de pro­duc­tion. Enfin, une par­tie non nég­lige­able de la R & D tra­vaille sur des pro­jets inutiles ou non alignés avec les objec­tifs stratégiques de la société, aug­men­tant ain­si les sur­coûts à assumer. Comme me le rap­pelait récem­ment un dirigeant en reprenant ce qu’on dit de la pub­lic­ité : « Je sais que 50 % de ma R & D ne sert à rien, mais je ne sais pas quelle par­tie je dois sup­primer. »

Deux leviers sont pos­si­bles pour traiter cette question :
• créer des équipes de développe­ment trans­vers­es mar­ket­ing et R & D éval­uées sur les mêmes objec­tifs d’un pro­jet avec des indi­ca­teurs de marché : date de mise sur le marché, chiffre d’af­faires généré, marge par pro­duit, nom­bre de clients… Ain­si, chez EBay ou Google, les chefs de pro­jet sont trans­vers­es et gèrent les équipes tech­niques et mar­ket­ing. Chaque équipe rend des comptes au Comité de direc­tion qui passe en revue les idées et les projets ;
 créer un référen­tiel de trans­fert entre les besoins fonc­tion­nels du client et les car­ac­téris­tiques tech­niques cor­re­spon­dantes afin que cha­cun intè­gre le vocab­u­laire de l’autre. Dans le con­texte de pro­jets impli­quant plusieurs mil­liers de per­son­nes, PSA a par exem­ple con­stru­it un référen­tiel per­me­t­tant de mesur­er de façon con­crète la qual­ité perçue d’un véhicule et a élaboré un indi­ca­teur qui facilite la com­mu­ni­ca­tion entre R & D et mar­ket­ing : ain­si, la car­ac­téris­tique d’une sur­face « agréable au touch­er » demandée par le mar­ket­ing est traduite en ter­mes tech­niques pour la R & D sur des critères validés par le mar­ket­ing. Chaque véhicule de la con­cur­rence et chaque pro­jet de véhicule PSA peu­vent dès lors être mesurés et com­parés grâce à cette échelle. La commu­ni­ca­tion entre les deux fonc­tions s’en trou­ve ain­si améliorée avec une inci­dence sur l’ef­fi­cac­ité des développe­ments et la qual­ité des produits.

« On n’est jamais assez proche du con­som­ma­teur et plus on est proche de lui, plus on con­naît ce qu’il fait et com­ment il vit et ce dont il a besoin » rap­pelle régulière­ment le CEO de Proc­ter & Gam­ble qui pour­tant a investi con­sid­érable­ment sur ce volet. Les entre­pris­es inno­vantes ont toutes mis en place des organ­i­sa­tions tournées vers les clients afin de mieux détecter leurs besoins actuels et futurs et de trou­ver les tech­nolo­gies (ou les parte­naires) pour y répon­dre. À l’in­verse, les entre­pris­es réelle­ment ori­en­tées client ont égale­ment pour la plu­part une bonne capac­ité d’in­no­va­tion : en effet, être inno­vant et être ori­en­té client demande dans les deux cas une forte com­préhen­sion des besoins et des attentes des clients afin de les traduire dans une offre (pro­duit + ser­vice + prix) attrayante. Par ailleurs, le fait d’or­gan­is­er l’en­tre­prise par seg­ment client et non par ligne de pro­duit per­met de faciliter la prox­im­ité des fonc­tions mar­ket­ing et dévelop­pement, et de favoris­er ain­si l’in­no­va­tion. Cepen­dant, même focal­isée sur le client, l’or­gan­i­sa­tion ne doit pas être trop rigide car les besoins des clients évolu­ent con­tin­uelle­ment et une organ­i­sa­tion figée ne per­me­t­trait pas une réac­tiv­ité opti­male. Ain­si, si l’in­no­va­tion n’est pas une sci­ence exacte, une organ­i­sa­tion cen­trée sur le client per­met de l’at­tein­dre plus facile­ment. C’est sans doute là que réside la plus grande dif­férence avec le Graal …

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