Ethique et commerce international du médicament : débat juridique ou politique ?

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004Par Jean-Claude BEAUJOUR

Selon l’Or­gan­i­sa­tion inter­na­tionale du tra­vail, ce sont près de 48 mil­lions d’ac­t­ifs qui pour­raient être décédés des suites du sida d’i­ci à 2010, et 74 mil­lions d’i­ci à 2015. L’an­née passée, ce ne sont pas moins de 5 mil­lions de per­son­nes qui auraient été con­t­a­m­inées ce qui représente 14 000 nou­veaux cas chaque jour.

L’am­pleur de ce désas­tre ne peut, et ne doit nous laiss­er sans réac­tion ! Certes, la solu­tion opti­male passe par la fab­ri­ca­tion d’un vac­cin, ou la décou­verte d’un médica­ment, qui per­me­t­trait de com­bat­tre le virus. En atten­dant, l’ac­cès aux médica­ments (trithérapie) demeure la seule mesure de nature à lim­iter le désastre.

Mais atten­tion, le virus du sida n’est que l’ar­bre qui cache la forêt. L’OMS a déjà alerté la com­mu­nauté inter­na­tionale sur le fait que d’autres mal­adies telles que le palud­isme, la mal­adie du som­meil ou encore la tuber­cu­lose déci­maient autant que le sida ; les anciens médica­ments sont désor­mais inef­fi­caces et les nou­veaux sont trop coû­teux pour les malades concernés.

Cha­cun le sait, au cours de ces dix dernières années, le débat s’est lim­ité à un bras de fer entre quelques grands lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques et les gou­verne­ments des pays en développement.

Nous croyons qu’est venu le temps de réfléchir de manière dépas­sion­née aux con­séquences pos­si­bles de cette sit­u­a­tion, pour pos­er enfin le débat dans les ter­mes qui s’imposent.La lutte con­tre cer­taines épidémies ne doit-elle pas être au cen­tre d’une poli­tique inter­na­tionale de san­té, elle-même con­sti­tu­ant un enjeu inter­na­tion­al qui con­di­tionne désor­mais l’équili­bre même de notre planète ?

C’est pourquoi, le débat, qui est demeuré pen­dant très longtemps juridique, doit désor­mais s’ef­fac­er pour que le poli­tique redonne l’im­pul­sion qu’il con­vient à ce dossier.

Affrontement de deux principes fondamentaux : droit à la santé et droit de propriété

Un débat au terme duquel chaque par­tie sou­tient des posi­tions opposées mais qui s’avèrent par­faite­ment fondées en droit lorsqu’elles ne sont pas tout sim­ple­ment légitimes.

Un débat judiciaire…

Pour situer de nou­veau cette affaire dans son con­texte, il con­vient de rap­pel­er que les grands groupes phar­ma­ceu­tiques, majori­taire­ment améri­cains, ont mis au point des traite­ments dits de trithérapie pour soign­er les malades atteints du sida.

L’une des par­tic­u­lar­ités de ces traite­ments tient à leurs coûts pro­hibitifs surtout lorsqu’on les rap­porte au revenu moyen des pop­u­la­tions con­cernées. De sur­croît, l’on sait que les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale dans les pays en développe­ment y sont pra­tique­ment inex­is­tants. À défaut de la vente directe, les lab­o­ra­toires locaux souhaitaient pou­voir utilis­er les brevets occi­den­taux pour une fab­ri­ca­tion locale dans des con­di­tions finan­cières sans rap­port avec la pra­tique courante du marché.

C’est ain­si que le gou­verne­ment sud-africain avait le pre­mier osé franchir le pas, en adop­tant des lois san­i­taires autorisant les entre­pris­es locales à pro­duire des traite­ments con­tre le sida, ou à les importer, sans pay­er au prix du marché les droits pour acquérir les brevets des lab­o­ra­toires pharmaceutiques.

Au mois de mars 1997, trente-neuf sociétés phar­ma­ceu­tiques améri­caines engageaient une action devant la Cour de Pre­to­ria con­tre le gou­verne­ment sud-africain. Les plaig­nants s’es­ti­maient lésés du fait d’un amende­ment à la loi sud-africaine sur les médica­ments, per­me­t­tant au gou­verne­ment d’im­porter des pro­duits génériques beau­coup moins chers que ceux pro­duits par elles.

Faut-il rap­pel­er que, depuis 1994, les pays adhérents à l’OMC doivent se soumet­tre aux accords sur les Adpic (Aspects des droits de pro­priété intel­lectuels relat­ifs au com­merce ou encore TRIPs pour la ver­sion anglaise) et par con­séquent, ils ne peu­vent plus pro­duire un médica­ment ou l’a­cheter à l’é­tranger sans l’au­tori­sa­tion du pro­prié­taire de l’in­ven­tion qui garde ce pou­voir pen­dant vingt ans1. Sous la pres­sion d’une par­tie de l’opin­ion publique améri­caine con­tre le gou­verne­ment de Bill Clin­ton, les lab­o­ra­toires améri­cains reti­raient leurs plaintes. En réal­ité sur le plan du droit, il y a lieu d’ad­met­tre que les pré­ten­tions des par­ties reposent cha­cune sur des bases réelles.

L’opposition entre des droits fondamentaux

Avec un peu de recul, il ne peut être sérieuse­ment remis en cause que deux dis­po­si­tions de la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme don­nent une base légale aux reven­di­ca­tions des pays en développe­ment et à celles des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques. L’ar­ti­cle 25 que ” Toute per­son­ne a droit à un niveau de vie suff­isant pour assur­er sa san­té notam­ment pour (…), les soins médi­caux aus­si pour les ser­vices ain­si que pour les ser­vices soci­aux néces­saires. ” Les pop­u­la­tions des pays en développe­ment sont donc fondées à revendi­quer de la ” Com­mu­nauté inter­na­tionale “, qu’elle se mobilise pour assur­er ses oblig­a­tions internationales.

Dans le même temps, l’ar­ti­cle 17 de la même Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme pose que ” Toute per­son­ne (…) a droit à la pro­priété. Nul ne peut être arbi­traire­ment privé de sa pro­priété. ” Là aus­si, les lab­o­ra­toires sont donc fondés à soutenir qu’il ne peut être porté atteinte à leur droit de pro­priété sans con­trepar­tie et, notam­ment, sans une juste indemnisation.

La reven­di­ca­tion des malades est légitime et ce, d’au­tant qu’elle cor­re­spond à une volon­té exprimée par la Com­mu­nauté inter­na­tionale pour favoris­er un développe­ment économique, poli­tique et social de notre planète sur le fonde­ment des critères les plus uni­versels pos­si­bles. Parce que nous avons voulu éviter les spo­li­a­tions arbi­traires, nous avons enten­du pro­téger la pro­priété privée ; c’est dans ce sens que le droit des tit­u­laires des brevets médica­menteux béné­fi­cie de cette pro­tec­tion accordée par la Déc­la­ra­tion des droits de l’homme.

Le juriste ne peut que con­stater que ce sont là deux droits fon­da­men­taux qui s’op­posent et qu’il s’ag­it de faire cohab­iter deux règles en con­flit et ce dans le but de com­mer­cialis­er un pro­duit pas comme les autres.

À la dif­férence de cer­tains biens qui sont utiles à l’homme mais pas indis­pens­ables à sa survie, le médica­ment est néces­saire à la survie de l’in­di­vidu ; la ques­tion est de savoir si l’on doit lui réserv­er un régime particulier.

S’il est indé­ni­able que le médica­ment est un pro­duit spé­ci­fique et ne peut être assim­ilé avec la plu­part des marchan­dis­es mis­es dans le com­merce, il n’en demeure pas moins que les entités économiques qui les fab­riquent et les com­mer­cialisent, à savoir les sociétés phar­ma­ceu­tiques, sont des sociétés comme les autres. Ces dernières sont soumis­es aux règles clas­siques du marché, aux attentes de leurs action­naires qui sont, para­doxe de cette affaire, sou­vent les mêmes citoyens qui récla­ment plus de jus­tice sociale à tra­vers le monde.

Ne nous faisons pas d’il­lu­sions, il est cer­tain que si ces entre­pris­es ne sont pas prof­ita­bles à terme, les investis­seurs se détourneront d’elles ce qui pénalis­era le secteur de la san­té humaine tout entier : nul doute que cela n’est pas souhaitable. En revanche, il est urgent d’éla­bor­er une solu­tion qui puisse per­me­t­tre aux plus dému­nis de la planète d’avoir accès aux médica­ments et là, c’est l’or­dre pub­lic social qui le commande.

La nécessité d’opérer des choix politiques majeurs ou lorsque la seule morale ne peut valoir de politique

L’enjeu réel de cette affaire

Le sen­ti­ment dans les pays en développe­ment qu’il se con­stitue désor­mais un ” apartheid san­i­taire ” dans le monde est très per­cep­ti­ble et on peut le com­pren­dre. Il suf­fit pour se con­va­in­cre de garder à l’e­sprit que la con­som­ma­tion de médica­ments est déséquili­brée d’une par­tie à l’autre de la planète.

De façon prag­ma­tique, les pays les plus touchés ne peu­vent con­naître de développe­ment économique et social si nous n’en­rayons pas ces fléaux qui de sur­croît vien­nent peser directe­ment sur les poli­tiques intérieures des pays occidentaux.

En pre­mier lieu, un déséquili­bre démo­graphique ne peut qu’a­gir lour­de­ment sur le développe­ment des pays ayant un accès dif­fi­cile aux médica­ments. L’Afrique, par exem­ple, n’est pas surpe­u­plée et l’on sait quelles pour­raient être les con­séquences sociales et économiques pour le con­ti­nent noir, d’être privé de son cap­i­tal humain car l’épidémie frappe majori­taire­ment des pop­u­la­tions jeunes et des actifs.

En sec­ond lieu, que nous le voulions ou non, les phénomènes de cat­a­stro­phes san­i­taires pro­longés engen­drent une cer­taine pau­vreté pour les pays en développe­ment. Un chef de famille qui meurt dans un pays en développe­ment sup­prime bru­tale­ment toute source de revenus à une dizaine de per­son­nes au moins ; des sit­u­a­tions d’au­tant plus dra­ma­tiques que l’é­tat des finances publiques ne per­met sou­vent pas de pren­dre en charge les pop­u­la­tions en détresse.

En troisième lieu, cette dis­crim­i­na­tion san­i­taire qui génère la pau­vreté favorise par ailleurs le ” sen­ti­ment d’in­jus­tice ” entre les pop­u­la­tions occi­den­tales et les pop­u­la­tions des pays en développe­ment2. Oui, ce sen­ti­ment d’in­jus­tice fait le lit des vio­lences internes ou inter­na­tionales et de l’in­sta­bil­ité politique.

Il ne sert à rien aux gou­verne­ments occi­den­taux de clamer haut et fort que l’on veut lut­ter con­tre ces vio­lences si l’on ne peut pas s’as­sur­er de ce que les con­di­tions de développe­ment social, au nom­bre desquelles la san­té, ne sont pas assurées pour le plus grand nombre.

Les solutions possibles

Capa­bles de déploy­er des moyens con­sid­érables pour lut­ter pour notre sécu­rité, nos gou­verne­ments devraient être capa­bles d’en faire autant pour la san­té. Les solu­tions por­tent autour de trois grands axes.

En pre­mier lieu, il est indis­pens­able que nous nous don­nions les moyens financiers en y con­sacrant un bud­get à la hau­teur de la dif­fi­culté. L’Oc­ci­dent doit déclar­er la guerre à la pau­vreté, et envoy­er un sig­nal fort aux pop­u­la­tions con­cernées. Le Secré­taire général de l’ONU avait d’ailleurs demandé à l’Eu­rope et aux États-Unis, dès le début de la con­férence de 2004, de porter leur con­tri­bu­tion au Fonds mon­di­al à un mil­liard de dol­lars3.

Une telle déc­la­ra­tion con­stituerait aus­si un excel­lent moyen per­me­t­tant de dis­créditer les thès­es des extrémistes en tous gen­res lesquelles utilisent le désar­roi des pop­u­la­tions con­cernées pour nour­rir leurs luttes con­tre les démoc­ra­ties occidentales.

En sec­ond lieu, sur la ques­tion des génériques, il con­vient de trou­ver une solu­tion à l’échelle de la planète. Le pro­fesseur Bernard Debré avançait l’idée d’une ” coopéra­tion qui doit encour­ager la pro­duc­tion sur place des génériques “4. L’an­cien min­istre français de la Coopéra­tion pré­conise que les pays émer­gents d’une zone économique con­cernée doivent ” s’en­gager à favoris­er la vente et la dis­tri­b­u­tion de ces génériques chez eux, (…) ne pas favoris­er l’in­tro­duc­tion de génériques provenant de pays extérieurs et dont l’élab­o­ra­tion ne serait pas stricte­ment con­trôlée par une com­mis­sion inter­na­tionale enfin de ne pas favoris­er l’in­tro­duc­tion de pro­duits de mar­que qui subi­raient un dump­ing à la baisse, sauf accords ponctuels. ” Les pays occi­den­taux doivent sans per­dre de temps aller plus vite, car il y a urgence à agir.

En troisième lieu, on le voit bien dans les pays en développe­ment, les malades sont dans l’im­pos­si­bil­ité de faire face indi­vidu­elle­ment au coût des dépens­es de san­té, lorsque celui-ci excède le niveau des soins courants. Faut-il sig­naler au pas­sage que cela est vrai pour un Occi­den­tal au revenu moyen ; c’est donc bien l’ab­sence de mécan­isme de pro­tec­tion sociale effi­cace qui fait défaut dans ces pays.

Enfin, de manière ultime, les malades peu­vent être poussés à avoir recours à des médecines par­al­lèles qui mal­heureuse­ment ne sont pas en mesure de soign­er des mal­adies qui déci­ment des mil­lions d’hommes et de femmes.

Nous avons par con­séquent la con­vic­tion que l’aide inter­na­tionale pour­rait se man­i­fester par exem­ple au tra­vers du finance­ment d’une caisse d’as­sur­ance mal­adie au moins pour les patholo­gies les plus lour­des et pour les pop­u­la­tions les plus dému­nies. Sous l’an­gle pure­ment compt­able, à terme, les coûts induits pour les pays occi­den­taux de ces fléaux san­i­taires sont tels, que nous auri­ons intérêt à mieux aider ces populations.

En con­clu­sion, ce débat juridique est en défini­tive un prob­lème de poli­tique inter­na­tionale au même titre que d’autres sujets qui nous préoc­cu­pent en ce moment5. Il s’ag­it aujour­d’hui de pren­dre à bras-le-corps une sit­u­a­tion dont les effets se fer­ont sen­tir d’i­ci à quinze ou vingt ans et surtout que nous aurons du mal à maîtris­er à ce moment-là. C’est en effet main­tenant que se joue la sta­bil­ité sociale et poli­tique de notre planète.

Tirons des leçons du passé car trop sou­vent nous avons regardé ce qui se pas­sait dans les pays en développe­ment comme des épiphénomènes sans grande impor­tance lorsque nous ne les avons pas pure­ment et sim­ple­ment ignorés. Le temps est venu de ne pas céder à la céc­ité spon­tanée en affrontant avec une cer­taine audace nos opin­ions publiques afin de les con­va­in­cre qu’il y va de leur avenir. 

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1.
Cf. Mar­tine BULARD, La néces­saire déf­i­ni­tion d’un bien pub­lic mon­di­al, in Le Monde diplo­ma­tique ;
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
2. Madame Mar­tine BULARD met en lumière l’ob­ser­va­tion du doc­teur Gro Harlem Brundt­land, direc­trice générale de l’OMS, qui illus­tre par­faite­ment ce sen­ti­ment d’in­jus­tice : ” Plus d’un mil­liard de per­son­nes vont abor­der le XXIe siè­cle sans avoir prof­ité de la révo­lu­tion san­i­taire “, in http:/http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
3. http://www.neuf.fr/info/medecine/
4. Cf. Bernard DEBRÉ : Pays émer­gents, san­té et médica­ments, Revue française de Géoé­conomie, n° 12, hiv­er 1999–2000, p. 83.
5. Dans un arti­cle con­sacré à cette ques­tion, Mon­sieur Paul Benki­moun observe que la Con­férence de Bangkok sur le sida a mar­qué ” une avancée poli­tique “, in Le Monde, 18–19 juil­let 2004, p. 4.

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