Les clients, les fournisseurs et les autres

Dossier : Recherche et entrepriseMagazine N°694 Avril 2014
Par François MUDRY (71)

Plus de la moitié des entre­pris­es dis­ent avoir des rela­tions de R&D étroites avec leurs four­nisseurs ou, de façon symétrique, avec leurs clients.

De nos jours, il n’existe plus d’entreprise capa­ble de cou­vrir seule toute la chaîne de valeur et toutes les com­pé­tences néces­saires. Com­ment dévelop­per un pro­duit ou un procédé per­ti­nent sans pren­dre en compte tout l’ensemble ?

Le con­cept d’innovation ouverte a été dévelop­pé à par­tir d’exemples con­crets. Les meilleurs se rap­por­tent d’abord à l’industrie du logi­ciel ou à celle de la microélec­tron­ique. C’est-à-dire des indus­tries où la prime au pre­mier arrivé est très impor­tante et où l’obsolescence des tech­nolo­gies est par­ti­c­ulière­ment rapide.

REPÈRES

En matière de « science » du management, devant une tendance nouvelle et forte, il y a une « théorie » nouvelle, portant un nom attractif, issue d’exemples pris dans un secteur donné qu’on extrapole brillamment aux autres secteurs en donnant une portée universelle à des cas concrets qui ont effectivement bien réussi, mais localement. On force le trait pour mieux faire ressortir l’originalité du concept au risque d’ignorer superbement des tas d’exemples antérieurs qui fonctionnaient déjà sur des modèles très proches.
Le nouveau concept qui porte le joli nom « d’innovation ouverte » ne peut qu’être perçu beaucoup plus positivement qu’une innovation « fermée ». Cette dernière représente la R&D d’une grande firme qui effectue tous ses développements en s’appuyant d’abord sur ses compétences internes.
L’innovation ouverte, c’est le contraire. Les développements se font quasi systématiquement en coopération, en allant chercher les compétences là où elles se trouvent, en signant de nombreux contrats de coopération avec de nombreux acteurs. L’idée de base est de partager ses connaissances avec d’autres, qui partagent les leurs avec vous, dans une relation « gagnant-gagnant ». La synergie des connaissances dégage de la productivité et permet d’arriver plus rapidement et à meilleur coût au résultat souhaité.

Une volonté politique

Dans le cas où le client est à l’origine du rap­proche­ment, n’oublions pas que dévelop­per de véri­ta­bles parte­nar­i­ats R&D avec des four­nisseurs implique que ces derniers y gag­nent quelque chose. Leur intérêt est de ven­dre le développe­ment et le client souhaite, le plus sou­vent, garder la primeur du développe­ment pour lui.

Il n’existe plus d’entreprise capable de réunir toutes les compétences

Dis­cus­sion très clas­sique qui se ter­mine sou­vent par une péri­ode de con­fi­den­tial­ité au-delà de laque­lle le four­nisseur devient libre. Je ne recom­mande pas la for­mule du genre : « Vous pou­vez ven­dre mais il faut nous deman­der avant. » Le cour­riel de demande d’autorisation fait le tour de l’entreprise cliente et il y a tou­jours une per­son­ne « opéra­tionnelle » pour dire que c’est un avan­tage totale­ment indu qu’on donne à la concurrence.

La R&D y perd un bon con­tact avec ses four­nisseurs. Il vaut bien mieux se faire rabrouer pour une péri­ode d’exclusivité trop courte (du point de vue des opéra­tionnels) que de se lancer dans ce genre de for­mule (où la rela­tion con­fi­ante ne dure jamais très longtemps).

Dans le cas où le four­nisseur désire faire un développe­ment avec un client, il ira en démarcher plusieurs et le client pour­ra exiger de ne pas se retrou­ver pieds et poings liés avec un seul four­nisseur. Être lié à un seul four­nisseur présente de vrais risques : le « copain » avec qui vous aviez une bonne coopéra­tion sur le long terme est nom­mé ailleurs et est rem­placé par un jeune loup aux dents longues, qui réus­sit une opéra­tion de gain à court terme en aug­men­tant bru­tale­ment les prix et en détru­isant la belle har­monie précédente.

Les dis­cus­sions peu­vent avoir lieu sur plusieurs points : une déter­mi­na­tion avan­tageuse tran­si­toire du prix de vente du futur pro­duit, une clause de four­nisseur priv­ilégié, une péri­ode d’exclusivité, etc. On voit que les pos­si­bil­ités de négo­ci­a­tion sont nom­breuses, d’où deux remar­ques. Démar­rer un nou­veau parte­nar­i­at est long et dif­fi­cile. Il y faut une vraie volon­té poli­tique de part et d’autre.

Coopérer avec d’autres entreprises

En microélec­tron­ique, la prime au pre­mier arrivé est très impor­tante. © ISTOCK

Il faut dis­tinguer deux caté­gories bien dis­tinctes : les con­cur­rents et ceux qui n’ont rien à voir. Le deux­ième cas est apparem­ment plus facile mais plus rare. Il faut qu’il y ait de vraies raisons de coopér­er et d’y pass­er du temps. En général, une des entre­pris­es a détec­té chez l’autre une tech­nolo­gie qui pour­rait être com­plé­men­taire de son busi­ness. L’autre se dit qu’il y a peut-être des choses à glan­er. On écrit alors un accord de con­fi­den­tial­ité (NDA) et on se parle.

Sou­vent, les choses s’arrêtent là ; les deux parte­naires ont appris ce qu’ils souhaitaient savoir. Si un sujet d’intérêt com­mun est détec­té, il est en général facile de trou­ver un ter­rain d’entente dans la mesure où les domaines d’exploitation sont disjoints.

Le cas des coopéra­tions entre con­cur­rents est plus fréquent qu’on ne le pense générale­ment : 20% à 30% des entre­pris­es déclar­ent avoir des rela­tions tech­niques suiv­ies de cette sorte. Des études mon­trent d’ailleurs que, lorsqu’elles réus­sis­sent, ces coopéra­tions sont sou­vent les plus effi­caces en ter­mes de gain.

Il faut cepen­dant pren­dre des pré­cau­tions, elles sont stricte­ment encadrées par les règles antidump­ing des États, en par­ti­c­uli­er de l’Europe. Cepen­dant, les États et l’Europe encour­a­gent, par le biais de procé­dures publiques de finance­ment, les coopéra­tions de R&D entre indus­triels, y com­pris entre concurrents.

Là aus­si, il faut être patient : un temps long est néces­saire pour faire les dossiers, le con­trat de coopéra­tion, etc., il faut donc bien peser le sur­coût par rap­port au gain.

Les coopérations avec la recherche publique

L’entreprise est intéressée pour embauch­er des étu­di­ants (ingénieur, mas­tère, thèse) qu’elle a pu tester en réel, à avoir un con­tact réguli­er avec des lab­o­ra­toires qui ont plus le temps d’éplucher la lit­téra­ture, etc.

À l’inverse, le lab­o­ra­toire est intéressé pour trou­ver des stages, pour avoir des cas con­crets mon­trant que sa dis­ci­pline a des vraies appli­ca­tions, que ses étu­di­ants trou­vent des débouchés, que ce lab­o­ra­toire affiche des col­lab­o­ra­tions indus­trielles, etc.

Tous ces aspects sont au moins aus­si impor­tants que ce qui est mis dans le con­trat. Bref, je recom­mande chaude­ment ces rela­tions en pré­cisant qu’elles doivent s’inscrire dans la durée.

Le lancinant problème de la propriété intellectuelle

La notion de pro­priété des résul­tats est qua­si tou­jours « le » point d’achoppement des dis­cus­sions dans un con­trat de parte­nar­i­at. S’il n’y a pas une volon­té réelle de la direc­tion d’aboutir et si les juristes ne sont pas pilotés pour trou­ver une solu­tion, il y a de fortes chances que la négo­ci­a­tion s’enlise.

Démarrer un nouveau partenariat est long et difficile

Il n’y a rien de plus flou que la notion de « résul­tat » alors qu’on n’a pas encore fait le tra­vail. Les tech­ni­ciens pèchent sou­vent par excès d’optimisme, sures­ti­ment l’importance de leur pro­jet pour leur hiérar­chie et sous-esti­ment le temps qu’il faut pour met­tre au point tous ces « petits détails » entre hiérar­chies de deux entités différentes.

À l’inverse, la direc­tion juridique sures­time fréquem­ment l’importance pos­si­ble du « résul­tat ». D’où la néces­sité d’une impli­ca­tion de la direc­tion des deux côtés pour arriv­er à des principes partagés que les direc­tions juridiques seront chargées de met­tre en musique.

S’inscrire dans la durée

L’aspect con­tractuel est déter­mi­nant pour une inno­va­tion ouverte réussie. Dès lors, il faut bien réfléchir au poids réel en ter­mes de délai et de coût avant de se lancer dans l’aventure. Lorsqu’on a eu la chance de dévelop­per des rela­tions con­fi­antes dans le passé, led­it poids est con­sid­érable­ment réduit et il faut donc entamer de nou­veaux parte­nar­i­ats en par­tant de l’idée qu’on s’inscrit dans la durée.

C’est pourquoi il s’agit d’une déci­sion stratégique sur le long terme néces­si­tant un engage­ment réel de la direc­tion, pas un feu vert don­né en cinq min­utes entre deux portes : il faut une vraie volon­té d’aboutir.

Autre sujet impor­tant : bien véri­fi­er que les com­pé­tences sont com­plé­men­taires et se don­ner les moyens d’arbitrer les inévita­bles con­flits de com­pé­tences : il faut tout faire pour que les experts s’apprécient sur le plan tech­nique. Ne pas hésiter à chang­er les équipes si on sent que ça cafouille et, à l’inverse, les encour­ager à se voir régulièrement.

Enfin, don­ner un cadre clair aux ser­vices juridiques qui pré­cise bien l’intérêt de cha­cun (« gag­nant-gag­nant » mais en quoi ?), si l’on veut éviter de per­dre du temps en longs pal­abres. Bref, une vraie volon­té, de la com­pé­tence et de la ténacité.

Recherche publique et PME

On constate une dérive récente des institutions de recherche publique vers une négociation marathon de la propriété intellectuelle, qui nécessite cinquante allers et retours pour un document finalement signé alors que le travail est quasi terminé. Nous sommes probablement dans une période transitoire, suite à la montée en puissance desdites collaborations et aux remarques de la Cour des comptes sur la protection des savoirs.
S’en sont suivies une surévaluation de la valeur de la propriété intellectuelle, puis l’embauche de jeunes juristes qui apprennent leur métier et ont du mal à réaliser combien il est nécessaire de peser tous les avantages et les inconvénients d’une relation partenariale suivie face à l’obtention d’un « résultat ».
La majorité des industriels considèrent que la situation actuelle ne peut pas continuer. Espérons que nous reviendrons rapidement à une situation plus raisonnable permettant des négociations confiantes et rapides. L’exercice est aussi compliqué pour des partenariats entre entreprises de tailles très différentes.
La PME a quelque raison de craindre de se faire manger et ne dispose pas des moyens que l’autre peut mettre sur la table. Elle est donc sur le qui-vive dans la négociation et peut •être terrorisée à l’idée de se faire voler son savoir-faire. La négociation est faisable mais difficile. Il faut beaucoup d’écoute, de diplomatie et de compréhension du point de vue du partenaire.

Tout dépend du problème posé

J’aimerais finir par une petite his­toire que m’a racon­tée un chercheur en infor­ma­tique. Vous dis­posez de n ordi­na­teurs tous iden­tiques qui doivent résoudre un prob­lème de taille vari­able. La ques­tion porte sur la façon de les organ­is­er pour résoudre le prob­lème le plus gros pos­si­ble. On imag­ine facile­ment deux organ­i­sa­tions limites.

L’une dite « cen­tral­isée » où un ordi­na­teur est chargé de cadencer le tra­vail des autres qui exé­cu­tent les com­man­des et ren­voient les résul­tats. Cha­cun n’a besoin de com­mu­ni­quer qu’avec le cen­tral qui com­mu­nique avec tous.

Bien peser le surcoût par rapport au gain

L’autre dite « décen­tral­isée » où cha­cun est libre de com­mu­ni­quer avec n’importe quel autre. Ils échangent alors pour exé­cuter le tra­vail et trans­met­tre les infor­ma­tions néces­saires. On peut imag­in­er des quan­tités de cas intermédiaires.

Dans tous les cas, lorsque la taille du prob­lème aug­mente, il vient un moment où le sys­tème s’effondre, tra­vail­lant sans arrêt sans faire avancer la réso­lu­tion du prob­lème. Dans le pre­mier cas lim­ite, l’ordinateur cen­tral tra­vaille sans arrêt tan­dis que tous les autres atten­dent les ordres et, dans l’autre, les ordi­na­teurs ne font que com­mu­ni­quer entre eux et ne tra­vail­lent plus.

La réponse sur la ques­tion de la meilleure organ­i­sa­tion est évidente :
« Ça dépend du prob­lème posé. »

De la même manière, opter pour la coopéra­tion ou préfér­er tra­vailler en interne dépend du prob­lème posé.

Commentaire

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Tru Do-Khac (79)répondre
22 avril 2014 à 6 h 32 min

Remède con­tre le “lanci­nant prob­lème de la PI”

Bon­jour, mer­ci pour cet arti­cle sur la col­lab­o­ra­tion en matières de R&D. L’ob­ser­va­tion des écarts d’ap­pré­ci­a­tion et de com­porte­ment entre les “tech­ni­ciens” et les “juristes” me sem­ble per­ti­nente et la pro­priété intel­lectuelle est un prob­lème “lanci­nant”.

Per­me­t­tez-moi de pro­pos­er un diag­nos­tic. Les prob­lèmes de pro­priété intel­lectuelle sont douloureux à traiter parce qu’on ne les traite que rarement et pour des enjeux stratégiques, lors des accords de parte­nar­i­at d’in­no­va­tion. Et pour­tant, les occa­sions de s’y frot­ter au quo­ti­di­en de man­quent pas : ce sont les accords en logi­ciel open source au niveau de la direc­tion des sys­tèmes d’in­for­ma­tion, et au niveau de chaque employé, la cita­tion des sources tierces dont on emprunte les idées innovantes.

Voici donc le remède : com­mençons par un entraine­ment avec les “petites” trans­ac­tions de PI avant d’at­ta­quer les grandes.

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