Les barbares de l’intérieur

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007
Par Bruno BOUSQUIÉ
Par Henri TCHENG (86)
Par Jean-Michel HUET

Cela fait plus de dix ans que Jean-Michel Bil­haut uti­li­sa le terme de « nou­veaux bar­bares » pour dési­gner les acteurs d’In­ter­net qui allaient bous­cu­ler les entre­prises de ce qu’il était cou­tume d’ap­pe­ler à l’é­poque la vieille éco­no­mie. Les bulles et autres révo­lu­tions sont pas­sées mais le terme de bar­bare se retrouve encore aujourd’­hui pour par­ler de ces anciennes start-ups deve­nues des acteurs éta­blis et dont la force d’in­no­va­tion, d’é­vo­lu­tion sur­prend de grands acteurs. Les Yahoo, Google, Ama­zon, eBay ou plus récem­ment Skype, MyS­pace ou You­Tube bous­culent bien en effet les acteurs ins­ti­tu­tion­nels. Les opé­ra­teurs télé­coms s’in­ter­rogent sur leur ave­nir concer­nant le mar­ché de la « voix », les jour­na­listes scrutent avec inquié­tude par­fois le jour­na­lisme-citoyen des blogs, quant aux majors de musique le suc­cès de iTunes illustre bien, pour elles, la révo­lu­tion induite par ce nou­veau marché.

Pour­tant ces bar­bares-là sont amu­sants : ils consti­tuent de belles « suc­cess sto­ries », sont uti­li­sés comme exemple (ou contre-exemple) de telle ou telle pra­tique mana­gé­riale – les livres sur le mana­ge­ment chez Google sont légion – et n’im­pactent pas de manière simi­laire tous les sec­teurs éco­no­miques. Certes les entre­prises de la conver­gence (opé­ra­teurs télé­coms, monde des médias et cer­taines socié­tés de ser­vices) sont au pre­mier rang mais les autres sec­teurs sont plus spec­ta­teurs… Du moins le pen­saient-ils… Car de nou­veaux bar­bares font leur appa­ri­tion, de manière pré­caire depuis deux ou trois ans mais de façon plus insis­tante aujourd’­hui. Ils ne s’ap­pellent pas Gmail, Dai­ly­mo­tion, MSN ou Twit­ter mais Nico­las, Guillaume, Camille ou Auré­lie. Et ce sont des bar­bares de l’intérieur.

Il s’a­git de la jeune géné­ra­tion des diplô­més des grandes écoles entrant, après stages, sur le mar­ché du tra­vail. Leurs aînés de la décen­nie pré­cé­dente étaient arri­vés avec quelques bases en infor­ma­tique mais la plu­part avaient décou­vert e‑mails et autres outils de com­mu­ni­ca­tion en entre­prise. Pour la nou­velle géné­ra­tion, e‑mail et télé­phone mobile avec les SMS sont natu­rels mais plus encore appe­ler ses proches par VoIP (Skype par exemple) et « tcha­ter » par Ins­tant Mes­sa­ging via MSN. Or ce chan­ge­ment que nous sommes en train de vivre est un vrai défi de management.

Jus­qu’à une date récente les outils dits de TIC (Tech­no­lo­gie de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion) étaient décou­verts, appris, exploi­tés dans le monde de l’en­tre­prise. Il y a tout juste vingt ans les plus grands éco­no­mistes se dis­pu­taient pour savoir si l’in­for­ma­tique contri­buait au non à la pro­duc­ti­vi­té des entre­prises (le fameux para­doxe de Solow date de 1987). Il y a quinze ans les pre­miers GSM étaient encore appe­lés « télé­phones de voi­ture » et la cible même des opé­ra­teurs mobiles demeu­rait les hommes d’af­faires. Les outils de com­mu­ni­ca­tion au sein des entre­prises étaient régu­lés car leur usage maîtrisé.

Les nou­veaux bar­bares amènent pour la pre­mière fois au sein de l’en­tre­prise des usages et habi­tudes de com­mu­ni­ca­tion nou­velle. À ce jour ils n’ont pas encore révo­lu­tion­né les modes internes mais l’ai­sance de com­mu­ni­ca­tion que leur offrent ces outils, les réflexes pris dans la sphère pri­vée ne vont pas tar­der à influer dans les modes de tra­vail en entre­prise. Déjà, dans les forums Inter­net, sont réfé­ren­cées les entre­prises qui auto­risent l’ac­cès ou non via leur réseau infor­ma­tique aux sites com­mu­nau­taires ou « d’IM » (Ins­tant Mes­sa­ging). Aujourd’­hui, la réponse appor­tée est tech­nique (sécu­ri­té des réseaux, inter­faces…) mais bien­tôt ce sont nos modes d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail qui risquent d’être remis en cause (com­mu­ni­ca­tion, échange d’in­for­ma­tion, mana­ge­ment, for­ma­tion, déve­lop­pe­ment du tra­vail à dis­tance). Le trans­fert de gros fichiers, par­fois sen­sibles, passe sou­vent par IM au détri­ment de ser­veurs de mails.

Depuis quelques années, les anec­dotes sur les impacts en termes d’emplois liés à Inter­net sont fré­quentes : des cen­taines de mil­liers d’A­mé­ri­cains (et 20 000 Fran­çais) qui ne vivent que par leur acti­vi­té via eBay ; des consul­tants indé­pen­dants qui mettent leurs pres­ta­tions de ser­vices en enchères inver­sées sur Inter­net. Le tour­nant majeur cette fois-ci vient bien de l’in­té­rio­ri­té des bar­bares en ques­tion : ce sont les sala­riés des grands groupes et non des indé­pen­dants, des jeunes pousses ou des cher­cheurs de la Sili­con Val­ley. La ques­tion concerne donc bien le mana­ge­ment interne de l’en­tre­prise. D’une part, cette géné­ra­tion, et plus encore la sui­vante, va cer­tai­ne­ment deve­nir reven­di­ca­trice par rap­port à la mise à dis­po­si­tion de ce mini­mum de l’Homo Com­mu­ni­cus moderne : télé­phone mobile 3G, PC por­table, Web­cam et autres IM internes. D’autre part, il serait dom­mage de se pri­ver d’u­sages com­mu­ni­cants maî­tri­sés dès le pre­mier jour avec un inves­tis­se­ment en for­ma­tion et accom­pa­gne­ment a prio­ri faible. Les entre­prises ont donc inté­rêt à inté­grer ces chan­ge­ments à la fois pour évi­ter de rater l’in­té­gra­tion de ces jeunes diplô­més mais aus­si pour pro­fi­ter de ce savoir-faire (voire savoir être) acquis.

Les zones de vigi­lance sont cepen­dant impor­tantes et de quatre ordres principaux :

 Évi­ter les conflits de génération
Les nou­veaux bar­bares de l’in­té­rieur doivent s’ins­crire, quoi qu’il en soit, dans les pro­ces­sus de l’en­tre­prise mais ils peuvent aus­si appor­ter des modes d’é­changes faci­li­tant la com­mu­ni­ca­tion au sein des groupes. Il faut donc être capable de capi­ta­li­ser sur eux sans créer des ghet­tos de géné­ra­tion (de la note écrite à l’e‑mail ; de l’e‑mail au chat). Cela relève donc d’un double effort de péda­go­gie : des jeunes géné­ra­tions pour apprendre les us et cou­tumes des orga­ni­sa­tions (le lan­gage SMS sera peut-être à lais­ser à la mai­son mais les « smi­leys » sont entrés dans nos e‑mails pour faire pas­ser des émo­tions), les règles à res­pec­ter, les non-dits qui ont aus­si leur place ; des sala­riés expé­ri­men­tés pour les sen­si­bi­li­ser à ces outils qui peuvent aus­si leur ser­vir voire amé­lio­rer leur productivité.

• Savoir gérer l’e-présence
Les outils de com­mu­ni­ca­tion per­mettent de plus en plus faci­le­ment de gérer le tra­vail à dis­tance, le noma­disme, d’où le terme d’u­bi­qui­té fré­quent depuis quelque temps dans de nom­breuses publi­ca­tions. Ce rap­port à la dis­tance et au temps change les rela­tions au sein des entre­prises. Les mana­gers savent-ils aus­si bien gérer des équipes « sur place » que des équipes qu’ils ne voient jamais. L’e-pré­sence (ou l’ab­sence phy­sique) peut-elle impac­ter des plans de car­rière ? Les res­pon­sables, les RH savent-ils éva­luer de la même manière selon cette pré­sence ou non ? Le sys­tème de valo­ri­sa­tion-récom­pense-réten­tion des sala­riés sur­tout dans les pro­fes­sions non habi­tuées à ce cas de figure (donc en dehors des com­mer­ciaux ou des tech­ni­ciens de ter­rain) est-il adap­té à ces nou­veaux modes de rapport ?

 Main­te­nir la frontière
Qui n’a pas pen­sé une fois au moins que son PC por­table, son Black­ber­ry, son télé­phone mobile n’é­taient pas un for­mi­dable fil à la patte entraî­nant plus de tra­vail, plus de dis­po­ni­bi­li­té, une joi­gna­bi­li­té accrue pour l’employeur ? Réci­pro­que­ment, quel sala­rié n’u­ti­lise pas occa­sion­nel­le­ment son e‑mail ou son télé­phone pro­fes­sion­nels pour des appels per­son­nels ? Rares sont ceux qui dis­tinguent leur car­net d’a­dresses per­son­nel ou pro­fes­sion­nel. La jeune géné­ra­tion venant avec ses habi­tudes de l’a­do­les­cence ou des années d’é­tudes supé­rieures, la dis­tinc­tion sera encore plus faible. Depuis dix ans l’é­qui­libre vie pri­vée vie pro­fes­sion­nelle est un leit­mo­tiv, objec­tif numé­ro un des jeunes diplô­més depuis plus de cinq ans. Or, para­doxa­le­ment, les outils de com­mu­ni­ca­tion de cette nou­velle géné­ra­tion favo­risent tous un mélange des genres. Le res­pect des fron­tières des sphères pri­vées et sphères pro­fes­sion­nelles va peut-être devoir être rap­pe­lé, et le comble, par les entre­prises elles-mêmes a mini­ma pour se cou­vrir d’a­bus voire pour pré­ve­nir des dérapages.

 Prendre un café
Ou bien déjeu­ner avec ses col­lègues, équipes, res­pon­sables, etc. Ce mode de com­mu­ni­ca­tion archaïque et peu tech­no­phile conserve cepen­dant des qua­li­tés et son inté­rêt pour la com­mu­ni­ca­tion au sein de l’en­tre­prise. En 1996, le Top Mana­ge­ment de Géné­ral Elec­tric avait eu cent jours pour se mettre à Inter­net et à l’e‑mail, des jeunes cadres de 25 ans aidant les diri­geants de 50 ans à cela… Peut-être qu’en 2020, ces jeunes cadres deve­nus diri­geants devront-ils orga­ni­ser des for­ma­tions pour les nou­veaux entrants afin de faire apprendre la pause-café… ou tout sim­ple­ment l’é­change hors outil infor­ma­tique, la simple orga­ni­sa­tion de points phy­siques d’équipe.

Les nou­veaux bar­bares sont donc un beau défi des pro­chaines années. Il fau­dra savoir uti­li­ser leur force, réus­sir leur inté­gra­tion tout en leur expli­quant les spé­ci­fi­ci­tés du monde de l’en­tre­prise et capi­ta­li­ser sur les talents de cha­cun. C’est plu­tôt une bonne nou­velle car tout cela s’ap­pelle le mana­ge­ment des hommes avec ou sans mulot.

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