Jacques LESOURNE (48)

Que peut-on attendre des études prospectives ?

Dossier : La France en 2050Magazine N°603 Mars 2005
Par Jacques LESOURNE (48)

La nature de la prospective

La nature de la prospective

Par­tons d’une évi­dence : nous ne con­nais­sons pas l’avenir et il n’ex­iste pas de cof­fre-fort nous per­me­t­tant d’y accéder si nous en avions la clef. Si cer­tains humains croient aux voy­antes, ces loin­taines héri­tières des prophètes, de Tirésias, de Cas­san­dre, de la Pythie et de Nos­tradamus, les prospec­tivistes con­tem­po­rains ne pensent pas avoir le don de lire dans le futur. Ils con­stru­isent des hypothès­es sur des avenirs pos­si­bles à par­tir de faits et de con­cepts acces­si­bles aux cerveaux humains d’au­jour­d’hui et, par induc­tion, éla­borent des conjectures. 

Ce proces­sus admet implicite­ment que l’avenir n’est pas écrit, mais qu’il résulte de l’in­ter­ac­tion de mul­ti­ples fac­teurs que l’on peut class­er en caté­gories, rel­e­vant de la néces­sité, du hasard et de la volon­té. À notre échelle, la néces­sité se man­i­feste sous deux formes : celle des lois dont la péren­nité est admise par la sci­ence, celle de régu­lar­ités sta­tis­tiques dont on peut raisonnable­ment extrapol­er la con­ti­nu­ité sur un hori­zon lim­ité. La dif­férence est essen­tielle : le gaz car­bonique aura dans cinquante ans la même for­mule chim­ique qu’au­jour­d’hui ; en revanche, la crois­sance d’une pop­u­la­tion que l’on peut juger qua­si sûre sur une ou deux décen­nies “nor­males” n’a rien de cer­taine sur un siè­cle ou en cas de cat­a­stro­phe pandémique. 

S’il n’y avait que des fac­teurs de néces­sité, la prospec­tive se lim­it­erait à l’ex­trap­o­la­tion des ten­dances passées et se réduirait à une prévi­sion. Nous nous gaus­sons main­tenant de cette atti­tude, mais elle n’é­tait pas ridicule après la Sec­onde Guerre quand la crois­sance se pour­suiv­ait à des taux presque con­stants et cette vision avait déjà l’a­van­tage de con­duire à l’in­téri­or­i­sa­tion du changement. 

Mais on ne peut nég­liger le hasard. Le prospec­tiviste n’a pas à se deman­der si cer­tains événe­ments d’ap­parence incer­taine sont le résul­tat de microdéter­min­ismes ou d’indéter­mi­na­tions à très petites échelles. Il prend comme un fait qu’en sci­ence de nom­breux phénomènes peu­vent être cor­recte­ment analysés à l’aide de mod­èles où inter­vi­en­nent des élé­ments aléa­toires. De quelle nature sont ces élé­ments ? En pre­mier lieu, les décou­vertes fon­da­men­tales de la sci­ence (la rel­a­tiv­ité n’est pas née dans un crâne de prospec­tiviste) ; ensuite, l’émer­gence de per­son­nal­ités excep­tion­nelles (en bosse et en creux) : la révo­lu­tion russe eût-elle eu ce développe­ment sans Nico­las II, la révo­lu­tion française sans Louis XVI ? enfin, les batailles déci­sives et les acci­dents de grande ampleur (la peste noire et peut-être le déluge). 

Impos­si­ble toute­fois de se lim­iter au hasard et à la néces­sité. La prospec­tive opère dans un cadre social où les indi­vidus et les groupes anticipent et agis­sent. C’est dans ce sens que l’on peut par­ler de volon­té. Les por­teurs de ces volon­tés sont des acteurs dont la nature et la liste vari­ent d’un thème à l’autre. Leur impor­tance a été de plus en plus recon­nue au fur et à mesure du développe­ment de la prospective. 

Le Penseur de RODIN
Le Penseur d’Auguste Rodin, Paris, musée Rodin. © MUSÉE RODIN-PHOTO JÉRÔME MANOUKIAN

En quoi con­siste dès lors la démarche prospec­tive ? Même si, dans la pra­tique, compte tenu des délais, des moyens et de la nature des prob­lèmes posés, elle peut pren­dre des formes var­iées, elle com­porte tou­jours une rétro­spec­tive, une iden­ti­fi­ca­tion des acteurs, de leurs objec­tifs et de leurs ressources, une énuméra­tion des vari­ables jugées essen­tielles et de leurs liaisons entre elles et avec les acteurs. Ain­si doit tou­jours s’éla­bor­er à la base un sys­tème dont on pense qu’il représente dans le cadre étudié une bonne car­i­ca­ture du proche passé et du présent et dont on étudiera les défor­ma­tions, con­tin­ues ou de rup­ture, qu’il peut subir à l’avenir. Pourquoi utilis­er le terme de sys­tème et non celui de mod­èle ? Parce que le pre­mier paraît plus général que le sec­ond et autorise de façon plus libre le mélange d’élé­ments quan­ti­tat­ifs et qual­i­tat­ifs. Met­tre en évi­dence le sys­tème sur lequel on va raison­ner a le mérite de faciliter dia­logue, dis­cus­sion et con­tes­ta­tion. À ce stade, on con­stru­it générale­ment un ou plusieurs avenirs pos­si­bles dans leurs tra­jec­toires et leur état à un hori­zon don­né. Ce ou ces scénario(s) sup­posent des hypothès­es que l’on s’im­pose ou que l’on induit du passé et du présent du sys­tème con­ceptuel retenu. 

Dans ces con­di­tions, la prospec­tive est-elle une sci­ence, une tech­nique, un art ? Une sci­ence ? Cer­taine­ment pas. Elle ne partage avec cette dernière, et encore dans les meilleurs cas, que l’hon­nêteté intel­lectuelle. Une tech­nique ? J’hésite. S’il existe en prospec­tive des élé­ments de méth­ode, on ne peut dans ce domaine écrire un manuel comme un traité de cal­cul des moteurs élec­triques. Un art ? Peut-être, mais au sens des Arts et Métiers. La prospec­tive mélange en effet raison­nement et imag­i­na­tion. La sec­onde est indis­pens­able car nous avons ten­dance à penser en ter­mes d’orthogenèse, imag­i­nant le futur comme une con­ti­nu­ité du présent avec un min­i­mum de sur­pris­es. Le pre­mier est néces­saire car il per­met de con­stru­ire le cadre con­ceptuel de l’analyse. De cette dual­ité de la démarche résul­tent quelques conséquences : 

  • il est souhaitable que la prospec­tive soit un tra­vail de groupe pour béné­fici­er d’une var­iété de con­nais­sances et de regards ; 
  • il est préférable que l’an­i­ma­teur de l’équipe ait une large cul­ture en sci­ences sociales, en his­toire et dans le domaine étudié ; 
  • la prospec­tive ne se réduit pas à la rédac­tion d’un compte ren­du de dis­cus­sions de café du com­merce. Elle demande du tra­vail, du temps et des moyens ; 
  • la prospec­tive implique de l’hu­mil­ité, car elle ne révèle pas l’avenir mais peut aider à com­pren­dre com­ment il se forme, les oppor­tu­nités qu’il peut offrir, les men­aces qu’il peut mûrir. 

L’utilité des études prospectives

Une étude prospec­tive se conçoit en fonc­tion des intérêts ou des besoins de ceux qui en seront les des­ti­nataires, les audi­teurs ou les lecteurs et qui s’en servi­ront dans leurs proces­sus de déci­sion en tant qu’ac­teurs. Mais, comme toute infor­ma­tion, elle peut aus­si servir comme une arme aidant un acteur à en manip­uler d’autres. Ces propo­si­tions, évi­dentes, recou­vrent en réal­ité une grande var­iété de sit­u­a­tions. J’en ai choisi quelques-unes par­mi les plus fréquentes. 

L’étude demandée et utilisée par un décideur unique

Ce cas extrême a le mérite de la sim­plic­ité. Le décideur, Pre­mier min­istre tout puis­sant, général en chef à la Napoléon, chef d’en­tre­prise auto­crate demande à des col­lab­o­ra­teurs une réflex­ion prospec­tive lui per­me­t­tant d’é­val­uer plusieurs pro­jets stratégiques. 

De tels travaux sont en général con­fi­den­tiels. Ils ont le mérite d’é­clair­er des élé­ments que la vie quo­ti­di­enne et le passé de l’or­gan­i­sa­tion con­duisent à occul­ter ou de met­tre en évi­dence des acteurs négligés. 

Dans cette caté­gorie d’é­tudes prospec­tives, l’hori­zon dépend étroite­ment des prob­lèmes du décideur. Michel Godet a écrit : “La puis­sance des phares doit être fonc­tion de la vitesse de la voiture.” Cet hori­zon peut attein­dre quelques décen­nies quand l’in­ter­ro­ga­tion est démo­graphique ou porte sur les retraites, il cou­vre sou­vent vingt ans pour des analy­ses régionales ou dans les secteurs à équipements lourds comme l’élec­tric­ité, il ne dépasse guère dix ans dans un groupe industriel. 

Les rela­tions entre décideur et prospec­tiviste n’ont rien de sim­ple, car ces deux activ­ités néces­si­tent une mobil­i­sa­tion dif­férente des apti­tudes et les décideurs, en fonc­tion de leur per­son­nal­ité, sont plus ou moins aptes à inté­gr­er des travaux de prospec­tive dans leur proces­sus d’action. 

L’étude demandée et utilisée par un comité de direction

Nous sommes ici dans le cas d’une struc­ture hiérar­chique et il existe en fin de compte un numéro 1 pour pren­dre la déci­sion, mais il le fait après une dis­cus­sion au sein d’un Comité de direc­tion. La réflex­ion prospec­tive présente alors un sec­ond intérêt : per­me­t­tre au Comité d’éla­bor­er une vision com­mune du monde “per­ti­nent” pour l’or­gan­i­sa­tion. Une vision com­mune ne sig­ni­fie pas un ral­liement autour d’un avenir jugé le plus prob­a­ble, mais une com­préhen­sion partagée des acteurs, des liaisons et des forces qui peu­vent mod­el­er les avenirs possibles. 

La prospec­tive peut aus­si jouer le rôle de créa­tion d’un “paysage” com­mun dans les con­seils de col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales dans lesquels siè­gent sou­vent des représen­tants de dif­férents par­tis poli­tiques. Si ces représen­tants s’op­posent pour des raisons pro­fondes — ou de pure tac­tique — sur les pro­jets qu’ils défend­ent, ils peu­vent néan­moins avoir intérêt à partager la con­nais­sance des ten­dances longues à l’éch­e­lon local, des per­spec­tives pos­si­bles de l’en­vi­ron­nement nation­al et inter­na­tion­al, des oppor­tu­nités des développe­ments tech­nologiques. Cette con­nais­sance les aide à mieux com­pren­dre leurs oppo­si­tions et à sépar­er celles qui sont super­fi­cielles de celles qui ont un car­ac­tère fondamental. 

Les études rédigées à des fins de publication

La Pythie de Delphes.
La Pythie de Delphes.

Les com­man­di­taires de telles études sont des clubs ou des fon­da­tions, des organ­i­sa­tions inter­gou­verne­men­tales, des min­istères ou des administrations. 

L’in­térêt de ces travaux est qu’ils sont sou­vent les seuls à abor­der les prob­lèmes dans un cadre large, le monde, l’Eu­rope, la France et peu­vent servir à ce titre de bases sur lesquelles seront con­stru­its des pro­jets plus spé­ci­fiques. Ils dis­posent aus­si pour cette rai­son de moyens matériels et humains plus impor­tants que ceux d’autres réflex­ions prospectives. 

Mais l’oblig­a­tion de pub­li­ca­tion soulève quelques dif­fi­cultés spécifiques : 

  • en amont, cer­tains domaines ou scé­nar­ios peu­vent être inter­dits. Ain­si, Inter­futurs n’avait pas à exam­in­er le devenir de l’Em­pire sovié­tique, ni à envis­ager la décom­po­si­tion de l’U­nion européenne (ce que d’ailleurs l’équipe n’avait pas l’in­ten­tion d’introduire) ; 
  • la rédac­tion du texte doit répon­dre à des impérat­ifs con­tra­dic­toires : s’ap­puy­er sur une syn­thèse crédi­ble et con­va­in­cante qui donne à l’ensem­ble sa cohérence, utilis­er une langue sim­ple, pré­cise, sub­tile, fidèle à la com­plex­ité des résul­tats, con­tenir les esti­ma­tions chiffrées ou les graphiques essen­tiels, ren­voy­er en annexe des élé­ments peut-être pas­sion­nants, mais acces­soires. L’ex­péri­ence mon­tre que ces critères sont rarement satisfaits ; 
  • tout en n’é­tant ni agres­sif, ni alarmiste, ni provo­ca­teur, le doc­u­ment final ne doit pas être châtré par élim­i­na­tion d’élé­ments peu favor­ables aux com­man­di­taires. S’il s’ag­it de réac­tions épi­der­miques qui ne por­tent pas sur le fond, un rédac­teur habile peut aisé­ment s’en accom­mod­er. Cer­tains cas peu­vent être plus dif­fi­ciles à résoudre, mais l’équipe de prospec­tive doit être ferme sur sa déontologie. 

Les collections d’articles de prospective

Ce numéro de La Jaune et la Rouge illus­tre cette dernière sit­u­a­tion. Les sujets ont été har­mon­isés, mais non les sys­tèmes dont provi­en­nent les con­tenus. Le gain en diver­sité aug­mente la richesse du con­tenu, mais affaib­lit la cohérence des hypothès­es. Dès lors, c’est à chaque lecteur de faire sa syn­thèse en y ajoutant d’ailleurs le fruit de ses con­nais­sances personnelles. 

La diver­sité peut aus­si aug­menter le plaisir de la lec­ture, car si la prospec­tive est une activ­ité sérieuse, dif­fi­cile et qui doit rester mod­este, elle peut être la source de grandes joies intellectuelles.

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