Le transport spatial européen : un modèle de partenariat États-industrie

Dossier : L'espaceMagazine N°623 Mars 2007Par Louis LAURENT (82)

État des lieux : un club fermé, des approches variées

État des lieux : un club fermé, des approches variées

Force est de con­stater qu’il n’ex­iste pas d’É­tat ou d’as­so­ci­a­tion d’É­tats ayant une poli­tique ou une indus­trie spa­tiale sig­ni­fica­tive sans maîtrise de l’ac­cès à l’e­space. Quar­ante ans après le début de l’ex­ploita­tion de l’e­space, la capac­ité de plac­er des charges utiles en orbite reste l’a­panage d’un club restreint de pays. Ceux-là ont accep­té d’in­ve­stir longtemps, beau­coup et avec con­stance pour dévelop­per des tech­nolo­gies, des méth­odes et des infra­struc­tures sou­vent très spé­ci­fiques (les moteurs cry­otech­niques n’ont pas d’autres appli­ca­tions que la propul­sion des lanceurs). L’in­vestisse­ment total des États européens dans les pro­grammes Ari­ane représente à ce jour plus de 15 mil­liards d’eu­ros. Aux côtés de l’Eu­rope, seuls les États- Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et le Japon dis­posent de lanceurs lourds.

Des approches variées


Lance­ment par Ari­ane 5 ECA des satel­lites Syra­cuse 3 B et JC-Sat 10, le 11 août 2006.

Ari­ane­space, l’opéra­teur des sys­tèmes de lance­ment européens, opère aujour­d’hui la ver­sion lourde d’Ari­ane 5, capa­ble de plac­er en orbite deux gros satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions, pour une masse totale de satel­lites de plus de 9 tonnes. Grâce à ce sys­tème et à la réus­site du plan de retour en vol d’Ari­ane 5 ECA, mis en place après l’échec du pre­mier lance­ment en décem­bre 2002, l’opéra­teur européen a pu retrou­ver en 2006 une part de marché représen­tant 60% du marché com­mer­cial, niveau qu’il avait con­quis avec la généra­tion précé­dente de lanceurs. Ari­ane 5 ECA con­stitue la cinquième évo­lu­tion majeure des lanceurs Ari­ane, depuis le pre­mier vol d’Ari­ane 1 le 24 décem­bre 1979.

Par­al­lèle­ment, asso­cié à la société eurorusse Starsem, Ari­ane­space opère depuis Baïko­nour le lanceur his­torique Soy­ouz, adap­té aux mis­sions de per­for­mance moyenne et qui totalise près de 1 800 lance­ments. Dans le cadre d’une coopéra­tion unique avec leurs parte­naires russ­es, l’A­gence spa­tiale européenne, le CNES et Ari­ane­space tra­vail­lent aujour­d’hui à la mise en place d’un pas de tir de ce lanceur au Cen­tre spa­tial guyanais.

Les sys­tèmes améri­cains et russ­es sont les descen­dants de sys­tèmes mis au point pen­dant la guerre froide, la course à l’e­space en ayant été l’une des man­i­fes­ta­tions les plus spec­tac­u­laires. Rac­cour­ci sur­prenant de l’his­toire, l’ef­fon­drement de l’Em­pire sovié­tique au début des années 1990 a don­né nais­sance à des asso­ci­a­tions améri­cano-russ­es, les pre­miers y voy­ant le moyen d’éviter la dis­lo­ca­tion anar­chique d’une indus­trie haute­ment pro­liférante, les sec­onds se voy­ant ouvrir les portes du marché des lance­ments com­mer­ci­aux et ses revenus bien­venus dans un sys­tème alors en crise. Les deux géants améri­cains Lock­heed Mar­tin et Boe­ing se sont ain­si respec­tive­ment asso­ciés à Khrounitchev pour com­mer­cialis­er le lanceur Pro­ton et au mis­sili­er ukrainien You­j­noe dans la mise en œuvre du lanceur Zen­it à par­tir d’une plate-forme mar­itime. Signe de la fin de cette péri­ode de tran­si­tion, la ten­dance actuelle est plutôt au repli sur soi. Les sys­tèmes améri­cains, Atlas 5, Delta 4 et Navette spa­tiale, se con­sacrent aujour­d’hui qua­si exclu­sive­ment aux mis­sions gou­verne­men­tales et les sys­tèmes russ­es ont de nou­veau une activ­ité gou­verne­men­tale soutenue, même s’ils essaient de main­tenir une présence sig­ni­fica­tive sur le marché commercial.

La Chine, de son côté, développe avec déter­mi­na­tion un pro­gramme spa­tial ambitieux cou­vrant l’ensem­ble des domaines, y com­pris le vol habité. Ses lanceurs sont dédiés aujour­d’hui exclu­sive­ment aux mis­sions nationales. Leur présence sur le marché com­mer­cial est dans les faits ren­due pra­tique­ment impos­si­ble par l’in­ter­dic­tion imposée par Wash­ing­ton à ses indus­triels d’ex­porter vers la Chine des com­posants spa­ti­aux fab­riqués aux États-Unis, alors que la majorité des satel­lites, améri­cains ou pas, en sont équipés.

Avec la famille de lanceurs H2, le Japon a dévelop­pé un sys­tème de lance­ment sophis­tiqué, qu’il réserve lui aus­si aux mis­sions de l’A­gence spa­tiale japon­aise, son coût et les con­di­tions régle­men­taires imposées à son exploita­tion ren­dant dif­fi­cile son accès au marché commercial.

Enfin, dernière des grandes puis­sances spa­tiales, l’Inde a dévelop­pé une famille de lanceurs util­isés pour ses satel­lites nationaux, son organ­i­sa­tion indus­trielle et opéra­tionnelle la lim­i­tant aujour­d’hui à la seule sat­is­fac­tion de cette demande.

Les grandes tendances du marché

Les mis­sions gou­verne­men­tales représen­tent la majorité des lance­ments dans le monde (54 mis­sions en 2006) alors que les mis­sions pour des opéra­teurs de satel­lites com­mer­ci­aux (19 mis­sions en 2006) n’en représen­tent que le quart env­i­ron. Compte tenu de la fer­me­ture des marchés gou­verne­men­taux, le socle sur lequel s’ex­erce la com­péti­tion ne con­stitue donc qu’une part rel­a­tive­ment mar­ginale de l’ac­tiv­ité de lancement.

Con­cen­tré sur les satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions placés en orbite géo­sta­tion­naire, le marché com­mer­cial con­naît de pro­fondes évo­lu­tions : les clients répar­tis hier entre des opéra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions essen­tielle­ment régionaux et éta­tiques sont aujour­d’hui des opéra­teurs privés à voca­tion mon­di­ale. Les plus gros, comme SES (Lux­em­bourg) ou Intel­sat (États-Unis) met­tent en oeu­vre des flottes de quelque 50 satel­lites. Les ser­vices offerts ont évolué avec le marché des télé­com­mu­ni­ca­tions, investis­sant les nou­veaux secteurs dans lesquels le satel­lite offre des avan­tages par rap­port aux solu­tions ter­restres (télévi­sion directe, haute déf­i­ni­tion, liai­son mobile, zone à faible infra­struc­ture). Ces évo­lu­tions de ser­vices se sont traduites par une aug­men­ta­tion des capac­ités, des puis­sances émis­es, des durées de vie et finale­ment des mass­es à satel­lis­er. Le plus gros satel­lite de télé­com­mu­ni­ca­tions lancé par Ari­ane 5 avait une masse de 6,7 tonnes et des pro­jets au-delà de 8 tonnes sont aujour­d’hui en cours de mise au point.

Les mis­sions spa­tiales des acteurs gou­verne­men­taux sont, elles, beau­coup plus diver­si­fiées en ter­mes de per­for­mances et d’or­bite à attein­dre. Si les satel­lites de télé­com­mu­ni­ca­tions mil­i­taires suiv­ent les évo­lu­tions des satel­lites com­mer­ci­aux, ceux d’ob­ser­va­tion ou les satel­lites sci­en­tifiques ont, pour des mis­sions com­pa­ra­bles, tiré tout le béné­fice de la minia­tur­i­sa­tion des équipements élec­tron­iques et ont vu leur taille dimin­uer de façon sig­ni­fica­tive. Entre deux généra­tions de satel­lites d’ob­ser­va­tion français, Spot 5 aujour­d’hui et Pléi­ades demain, le rap­port de masse est de l’or­dre de 3. Par­al­lèle­ment, les mis­sions dans le cadre du pro­gramme de la Sta­tion spa­tiale inter­na­tionale deman­dent des per­for­mances de l’or­dre de 20 tonnes en orbite basse.

Les spécificités du modèle européen

Un mod­èle économique orig­i­nal : à la dif­férence des autres sys­tèmes, le trans­port spa­tial européen trou­ve son équili­bre sur les deux piliers que sont d’un côté les finance­ments publics et de l’autre, ceux provenant du marché com­mer­cial. L’in­vestisse­ment des États se con­cré­tise dans les pro­grammes de recherche et développe­ment, dans la par­tic­i­pa­tion au finance­ment d’un cer­tain nom­bre d’in­fra­struc­tures comme le Cen­tre spa­tial guyanais, et enfin dans les mis­sions de lance­ment réal­isées pour des clients éta­tiques. Les mis­sions com­mer­ciales représen­tent 80% de l’ac­tiv­ité des lanceurs européens. La répar­ti­tion entre finance­ment pub­lic et finance­ment par le marché a évolué avec le temps. Si le temps des pio­nniers, jusqu’aux pre­miers lance­ments com­mer­ci­aux, a été entière­ment à la charge des États, le marché a pro­gres­sive­ment gag­né du ter­rain pour attein­dre un niveau de finance­ment de l’ac­tiv­ité de 60%. 


Soy­ouz, décol­lage Corot

Lanceur Véga à Kourou


L’ac­cès au marché com­mer­cial est en fait une con­di­tion néces­saire pour l’ex­is­tence, la fia­bil­ité et la disponi­bil­ité du sys­tème indus­triel et tech­nique européen, qui ne pour­rait être opéra­tionnel avec une activ­ité réduite aux seules mis­sions gou­verne­men­tales (une à deux mis­sions par an pour Ari­ane 5).

Afin de gér­er cette sit­u­a­tion, un parte­nar­i­at États-indus­trie s’est imposé dès le début des opéra­tions Ari­ane entre l’A­gence spa­tiale européenne, le CNES et l’ensem­ble des États mem­bres d’une part, Ari­ane­space et l’in­dus­trie d’autre part. Ce parte­nar­i­at est régi par une Con­ven­tion qui organ­ise la mise à dis­po­si­tion des moyens dévelop­pés par les États au prof­it de l’opéra­teur. Elle per­met l’or­gan­i­sa­tion de l’ex­ploita­tion, la déf­i­ni­tion des évo­lu­tions et la ges­tion des sit­u­a­tions de crise inhérentes à l’ac­tiv­ité de trans­port spa­tial et que, seule, l’in­dus­trie ne pour­rait assumer.

L’ou­ver­ture du marché gou­verne­men­tal européen, ou plutôt sa non-fer­me­ture con­stitue un autre élé­ment de spé­ci­ficité du mod­èle européen. Si, d’une façon générale en dehors de l’Eu­rope, les puis­sances spa­tiales con­fient leurs mis­sions à leurs lanceurs nationaux, la mise en place d’une telle poli­tique a mis du temps à pro­gress­er en Europe et ne fait pas encore l’unanimité.

Une activ­ité indus­trielle exclu­sive­ment en zone Europe. Les pro­grammes de développe­ment, financés par les États européens au tra­vers de l’A­gence spa­tiale européenne, sont con­traints par la règle du juste retour qui impose que les pays par­tic­i­pant finan­cière­ment au pro­gramme se voient octroy­er des con­trats de développe­ment pour un mon­tant équiv­a­lent. En fin de pro­gramme, la pro­duc­tion des dif­férents élé­ments du lanceur, du fait même de leur grande spé­ci­ficité, se met naturelle­ment en place autour de cette même organ­i­sa­tion. La con­séquence est que la pro­duc­tion des lanceurs européens se fait inté­grale­ment en zone euro, ce qui l’ex­pose aux aléas liés au taux de change euro-dollar.

La par­cel­li­sa­tion de l’ac­tiv­ité indus­trielle en Europe imposée dès l’o­rig­ine par le finance­ment et l’or­gan­i­sa­tion des pro­grammes de développe­ment de l’A­gence spa­tiale européenne con­stitue une car­ac­téris­tique orig­i­nale du secteur du trans­port européen. La mise en place d’un opéra­teur européen comme Ari­ane­space a per­mis d’as­sur­er la coor­di­na­tion de cette activ­ité en phase d’ex­ploita­tion. Aujour­d’hui la con­sol­i­da­tion de l’in­dus­trie, notam­ment autour d’EAD­SAs­tri­um, per­met un début de ratio­nal­i­sa­tion des activités.

Les enjeux

Con­solid­er l’au­tonomie d’ac­cès à l’e­space, le car­ac­tère stratégique des mis­sions spa­tiales se dévelop­pera avec l’élar­gisse­ment de leurs objec­tifs : obser­va­tion de la Terre, que ce soit à des fins mil­i­taires ou envi­ron­nemen­tales, nav­i­ga­tion et posi­tion­nement à usage civ­il et mil­i­taire, télé­com­mu­ni­ca­tions civiles et mil­i­taires, explo­ration de l’U­nivers. Si l’Eu­rope veut tenir son rang sur l’échiquier mon­di­al dans ces domaines, elle devra con­tin­uer à maîtris­er sa capac­ité d’ac­cès à l’espace.

Min­imiser le coût de pos­ses­sion pour les États : cela étant posé, un deux­ième objec­tif doit être de garan­tir cette autonomie de la façon la plus effi­cace pos­si­ble en min­imisant son coût pour les États. Cet objec­tif sera atteint en assur­ant une cadence de lance­ment aus­si impor­tante que pos­si­ble à des niveaux de prix per­me­t­tant de répar­tir les coûts fix­es d’ex­ploita­tion. La réus­site tech­nique et la régu­lar­ité des lance­ments con­stituent dans ce con­texte des objec­tifs cruciaux.

La mise en place d’un out­il indus­triel effi­cace est le pas­sage obligé pour attein­dre ce régime de croisière. Cette con­sol­i­da­tion passe par l’in­dus­tri­al­i­sa­tion du proces­sus de pro­duc­tion et de mise en oeu­vre : maîtrise des procédés de fab­ri­ca­tion, min­imi­sa­tion des con­fig­u­ra­tions exploitées, lim­i­ta­tion et maîtrise des mod­i­fi­ca­tions, retour d’ex­péri­ence, stan­dard­i­s­a­tion des opérations.

Par­al­lèle­ment, le développe­ment des coopéra­tions inter­na­tionales con­stitue un élé­ment essen­tiel à une poli­tique basée sur des sys­tèmes nationaux parce qu’il per­met l’ac­cès à des sys­tèmes mieux adap­tés et donc plus économiques pour cer­taines mis­sions. C’est bien avec cet objec­tif que l’Eu­rope s’est lancée en mai 2003 dans l’in­stal­la­tion d’un pas de tir du lanceur Soy­ouz au Cen­tre spa­tial guyanais. Ce pro­gramme se con­cré­tis­era fin 2008 par le pre­mier lance­ment de ce lanceur russe his­torique depuis Kourou.

Une gamme de lanceurs : la con­sti­tu­tion d’une gamme de lanceurs européens com­mer­cial­isée et mise en oeu­vre par un opéra­teur unique, Ari­ane­space, est le dernier développe­ment orig­i­nal de l’or­gan­i­sa­tion européenne. Elle per­met de répon­dre à la diver­sité des deman­des tout en assur­ant, dans une cer­taine mesure, des solu­tions alter­na­tives en cas de dif­fi­cultés sur un sys­tème. D’i­ci 2008, Ari­ane, Soy­ouz et Vega, trois lanceurs aux mis­sions et aux his­toires dif­férentes, seront ain­si opérés en syn­ergie par un même opéra­teur selon des méth­odes et des sché­mas organ­i­sa­tion­nels cohérents depuis le Cen­tre spa­tial guyanais.

Pour­suiv­re l’ef­fort de recherche et développe­ment : si le suc­cès des pro­grammes européens passe par une indus­tri­al­i­sa­tion et une sta­bil­i­sa­tion des con­fig­u­ra­tions exploitées, il n’en demeure pas moins vrai que la force des bureaux d’é­tudes est un fac­teur clef pour la réus­site de l’ex­ploita­tion et pour le main­tien de pro­grammes de développe­ment majeurs. Il faut donc en par­al­lèle des pro­grammes décrits plus haut main­tenir les com­pé­tences indus­trielles en Europe dans les métiers spé­ci­fiques aux sys­tèmes de trans­port spatiaux.

Finale­ment, à l’im­age de la propul­sion cry­otech­nique qui asso­cie le froid extrême des ergols et la chaleur de la com­bus­tion, le pro­gramme de trans­port spa­tial européen a con­stru­it sa dynamique en con­ciliant sous bien des aspects des éner­gies opposées : la vision à long terme asso­ciée aux enjeux stratégiques et les oppor­tu­nités et la dynamique du marché com­mer­cial, la ratio­nal­i­sa­tion néces­saire d’une organ­i­sa­tion indus­trielle et la néces­sité d’as­soci­er un large tis­su indus­triel européen, la volon­té d’au­tonomie et l’in­térêt des coopéra­tions inter­na­tionales, l’in­dus­tri­al­i­sa­tion d’un proces­sus d’ex­ploita­tion et le besoin de main­tenir des bureaux d’é­tudes. Cette syn­thèse s’est con­stru­ite dans un parte­nar­i­at étroit entre la puis­sance publique et l’in­dus­trie. Son avenir en dépend aussi.

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