Les armes du combat terrestre

Dossier : L'armement terrestreMagazine N°615 Mai 2006
Par Jean-Tristan VERNA

L’armée de terre face aux défis opérationnels du xxie siècle

L’ar­mée de terre est un instru­ment de la poli­tique de puis­sance de la France.

Notre présence pro­longée sur un nom­bre impor­tant de théâtres d’opéra­tions donne une forte pri­or­ité à la pré­pa­ra­tion du court terme, notam­ment au tra­vers de l’en­traîne­ment et du main­tien en con­di­tion des matériels.

Mais dans le même temps, nous ne devons pas nég­liger la con­sti­tu­tion et la disponi­bil­ité de forces ter­restres capa­bles de s’in­té­gr­er dans des coali­tions multi­na­tionales (OTAN, UE…) à haut niveau de savoir-faire tech­nique et opéra­tionnel, et le cas échéant de les diriger. Dès à présent, l’ar­mée de terre française sup­porte une part majori­taire des efforts faits par les Européens dans le cadre de la PESD. Elle con­stitue ain­si un vecteur d’in­flu­ence dans le domaine de la défense européenne.

L’ar­mée de terre est donc à la fois une armée de statut, qui relève de l’am­bi­tion de long terme de la France de jouer un rôle de pre­mier plan dans les affaires du monde, et une armée d’emploi, qui témoigne au jour le jour de la souten­abil­ité de cette ambition.

Les engage­ments futurs, comme la plu­part des récents, fix­ent à nos forces ter­restres des objec­tifs capac­i­taires bien différenciés.

Les phas­es de com­bat vio­lent, où la destruc­tion d’un adver­saire con­stitue l’ob­jec­tif de la force, ne pour­ront jamais être totale­ment évitées. Pour espér­er en réduire la durée et l’in­ten­sité, l’ex­ploita­tion rapi­de du pro­grès tech­nologique, comme tou­jours dans le passé, con­stitue la voie la plus prometteuse.

Cepen­dant, l’essen­tiel des mis­sions des forces ter­restres se déroule dès à présent dans des opéra­tions de longue durée, dites de sta­bil­i­sa­tion, avec ou sans oppo­si­tion vio­lente. Ces opéra­tions pren­nent la forme asymétrique que notre vieille armée a affron­tée dès la cam­pagne d’Es­pagne au début du xixe siè­cle. Si dans ces sit­u­a­tions opéra­tionnelles le recours à la tech­nolo­gie reste un élé­ment essen­tiel de l’ac­tion des forces ter­restres, c’est prin­ci­pale­ment par sa capac­ité à accroître le ren­de­ment de dis­posi­tifs forte­ment liés au con­trôle durable des milieux physiques et humains.

On ne peut pas par­ler des défis opéra­tionnels de l’ar­mée de terre sans évo­quer la ques­tion ” des chars pour quoi faire ? “, et plus générale­ment : sommes-nous encore une armée de la guerre froide ?

Pris séparé­ment, les équipements issus des pro­gram­ma­tions de la guerre froide restent indis­pens­ables pour la con­duite des opéra­tions actuelles, puisque ces opéra­tions récla­ment tou­jours l’ef­fi­cac­ité des effets et la pro­tec­tion des hommes. Leur adap­ta­tion à cer­taines con­di­tions d’emploi, comme le com­bat à courte dis­tance et l’en­gage­ment en zone urbaine habitée, est dès à présent en cours.

En revanche, ce qui reste à amélior­er pour obtenir plus de sou­p­lesse d’emploi, c’est l’or­gan­i­sa­tion et l’en­vi­ron­nement des forces, pour leur per­me­t­tre l’en­gage­ment par petits élé­ments, la col­lecte du ren­seigne­ment, la recherche sys­té­ma­tique de la pré­ci­sion des effets, l’au­tonomie logis­tique. C’est le défi des prochaines années.

Tout naturellement, ce sont les spécificités de l’engagement terrestre qui structurent les besoins en équipements et leurs caractéristiques militaires

Quelle que soit la nature de leur mis­sion, les forces ter­restres s’en­ga­gent tou­jours dans un milieu com­plexe mar­qué, d’une part par la diver­sité et l’hétérogénéité (plaines, mon­tagnes, forêts, désert, jun­gle, marécages, vil­lages, villes), d’autre part par la vari­abil­ité due aux saisons, au cli­mat (pluie, vent, neige, brouil­lard, inon­da­tions) ou aux rythmes solaires (jour, nuit). Per­son­ne n’en­vis­age qu’une force ter­restre ne soit pas ” tous lieux, tous temps ! “.

Armement terreste : Caesar
Cae­sar © EUROSATORY

Dans ce cadre, l’en­gage­ment ter­restre, ce sont des hommes regroupés dans des cel­lules nom­breuses, de taille très vari­able, qui agis­sent au sol ou près du sol, alter­na­tive­ment isolées ou au con­traire imbriquées au milieu de mil­i­taires amis ou enne­mis, de civils favor­ables, hos­tiles ou indif­férents, sou­vent imbriquées avec les ONG, sous l’ob­ser­va­tion per­ma­nente des médias, large­ment dis­per­sées sur des zones d’ac­tion éten­dues, le plus sou­vent dans des opéra­tions de longue durée, dont l’in­ten­sité est à la fois vari­able et aléa­toire, avec des change­ments assez fréquents d’ar­tic­u­la­tion, de liaisons, voire de sub­or­di­na­tion, et depuis une quin­zaine d’an­nées, au sein de coali­tions multi­na­tionales qui impliquent une interopéra­bil­ité tech­nique et tac­tique descen­dant par­fois à un niveau très bas.

Enfin, les forces ter­restres sont con­fron­tées à la néces­sité de dis­pos­er de capac­ités leur per­me­t­tant d’en­chaîn­er, voire de com­bin­er, les actions de com­bat de haute inten­sité et les actions plus dif­fus­es liées aux phas­es de sta­bil­i­sa­tion de longue durée.

Les engage­ments en opéra­tions extérieures des deux décen­nies passées, pour s’en tenir aux seules forces français­es, sont venus con­forter cette vision.

Sur le plan des équipements, cela se traduit en pre­mier lieu par la part impor­tante des équipements directe­ment liés à la nature indi­vidu­elle d’un grand nom­bre d’ac­tions opéra­tionnelles, ou à la pré­dom­i­nance des cel­lules col­lec­tives de petite taille : les pro­grammes de l’ar­mée de terre sont dans de nom­breux cas des séries impor­tantes (par exem­ple, le sys­tème du com­bat­tant indi­vidu­el, FELIN, en 30 000 exemplaires).

Cet effet ” série ” est essen­tiel dans la per­cep­tion qu’a l’ar­mée de terre de la con­duite de ses pro­grammes d’arme­ment, notam­ment avec la part prise par les com­posants élec­tron­iques dans l’ar­chi­tec­ture des matériels.

Une autre car­ac­téris­tique est la mul­ti­plic­ité des équipements, qui découle de l’ar­tic­u­la­tion même des forces, avec une pro­por­tion notable des ” petits ” pro­grammes par rap­port aux grands programmes.

Ce qui sur un avion ou un bateau peut n’être qu’un ” équipement ” au sein d’un pro­gramme majeur devient presque sys­té­ma­tique­ment un ” pro­gramme ” dans l’ar­mée de terre. C’est le cas par exem­ple des radars.

Armement terreste : Franchissement
Fran­chisse­ment.  © EUROSATORY

Il en découle que l’ar­mée de terre a un besoin fort de tech­nolo­gies pour opti­miser des effec­tifs désor­mais coû­teux et comp­tés, pour accroître l’ef­fi­cac­ité opéra­tionnelle de ses nom­breux mod­ules opéra­tionnels engagés dans des espaces très éten­dus et diver­si­fiés, et pour assur­er une pro­tec­tion de haut niveau de ses dispositifs.

L’in­té­gra­tion de la tech­nolo­gie dans les forces ter­restres pose des défis spé­ci­fiques, car elle s’ef­fectue avec le com­bat­tant, indi­vidu­el ou en petite équipe, comme sys­tème d’armes prin­ci­pal, et non comme ” sim­ple ” opéra­teur de sys­tème d’armes.

Très répar­tie entre de nom­breux com­bat­tants et sys­tèmes éparpil­lés dans des milieux dif­fi­ciles, la tech­nolo­gie est ” employée ” face à un adver­saire réac­t­if, qui peut entraîn­er sa dégra­da­tion en cours d’ac­tion, à la dif­férence de cer­tains grands sys­tèmes qui fonc­tion­nent loin du con­tact ou ” à temps “, et intè­grent cette ” oppo­si­tion ” dans une même approche tech­nologique de con­tre-mesures et de redon­dances automa­tiques. Son main­tien en con­di­tion est soumis aux con­traintes de cet emploi et l’in­teropéra­bil­ité tech­nique en coali­tion est à la fois plus demandée et plus dif­fi­cile à réaliser.

Con­traire­ment aux idées reçues, dans le domaine ter­restre, le besoin se con­cen­tre aujour­d’hui dans des domaines forte­ment duaux de haute tech­nolo­gie, mon­trant que l’équipement des forces ter­restres con­tribue large­ment au développe­ment et à la com­péti­tiv­ité des indus­tries de pointe. On peut citer à titre d’exemples :

• la vétron­ique et l’ar­chi­tec­ture des plate­formes, pour les ren­dre plus facile­ment adapt­a­bles, main­ten­ables, interconnectables…,
• les tech­niques de propul­sion hybride, d’é­conomie d’én­ergie (car­bu­rant et piles),
• la mise en réseau ou l’in­teropéra­bil­ité tech­nique de sys­tèmes très répartis,
• l’in­té­gra­tion de la microélec­tron­ique et de l’op­tron­ique dans des vol­umes réduits, du ” sys­tème com­bat­tant ” à la muni­tion de pré­ci­sion métrique,
• les tech­nolo­gies de la pro­tec­tion, physique et élec­tron­ique, indi­vidu­elle (hommes et plate­formes) et col­lec­tive, dynamique comme statique,
• la robo­t­ique et les automa­tismes, pour des sys­tèmes dynamiques, comme les drones, ou statiques,
• l’er­gonomie au sens large, y com­pris dans la mise en œuvre des tech­nolo­gies de l’information.

Les exi­gences de la con­duite des pro­grammes d’arme­ment ter­restre se décli­nent tout autant des con­traintes qu’im­pose le cadre d’en­gage­ment très diver­si­fié des forces ter­restres que de la rup­ture que représente l’in­té­gra­tion mas­sive des tech­nolo­gies de pointe dans un nom­bre aus­si impor­tant de sys­tèmes d’armes large­ment interdépendants.

Hélicoptère d'attaque
Héli­cop­tère d’at­taque  © EUROSATORY

La pre­mière exi­gence est sans nul doute la sat­is­fac­tion des inter­faces, ou des interopéra­bil­ités, sans lesquelles chaque pro­gramme ne peut pas pro­duire les effets par­ti­c­uliers qui en sont atten­dus. Cet inter­façage prend des formes divers­es, non exclu­sives. Cer­taines sont clas­siques, mais plus com­pliquées à réalis­er aujour­d’hui : arme et muni­tions, sys­tème prin­ci­pal et sys­tèmes sec­ondaires ou acces­soires — mieux con­nus sous le terme de ” pro­grammes de cohérence opéra­tionnelle ” -, prise en compte des fac­teurs humains.

Une forme nou­velle d’in­ter­façage, désor­mais essen­tielle, est l’in­té­gra­tion des sys­tèmes d’armes dans la numéri­sa­tion d’ensem­ble des forces ter­restres, y com­pris dans la per­spec­tive d’un niveau défi­ni d’in­teropéra­bil­ité avec les alliés.

La qual­ité des inter­façages con­stitue ain­si un critère essen­tiel dans la procé­dure d’adop­tion d’un nou­veau matériel par l’état-major.

De cette com­plex­ité tech­nique des pro­grammes découle la deux­ième exi­gence, qui peut être for­mulée comme l’an­tic­i­pa­tion dès le lance­ment d’un pro­gramme des proces­sus d’inté­gra­tion des sys­tèmes d’armes dans les forces.

C’est pré­cisé­ment le rôle de l’équipe pluridis­ci­plinaire d’é­tat-major qui, sous le pilotage de l’of­fici­er de pro­gramme, en liai­son étroite avec le directeur de pro­gramme de la DGA, doit iden­ti­fi­er et con­duire toutes les actions qui per­me­t­tront de garan­tir la mise en ser­vice opéra­tionnelle effec­tive des unités.

Cette exi­gence met en lumière le lien étroit qui doit être main­tenu tout au long du déroule­ment d’un pro­gramme entre l’équipe chargée de la con­duite du pro­gramme et les struc­tures de l’ar­mée de terre qui sont respon­s­ables de son inté­gra­tion, sous des aspects divers : doc­trine, for­ma­tion indi­vidu­elle et col­lec­tive, util­i­sa­tion en gar­ni­son et en opéra­tion, maintenance…

Il n’est guère néces­saire d’in­sis­ter sur la troisième exi­gence, celle de la maîtrise des coûts. Encore faut-il bien met­tre en évi­dence cer­tains des risques pesant sur le coût glob­al d’ac­qui­si­tion et de pos­ses­sion des équipements : main­tien de la qual­ité tout au long de la pro­duc­tion en série, com­pro­mis entre d’une part l’ob­jec­tif de sim­plic­ité de la main­te­nance en opéra­tion, d’autre part la lim­i­ta­tion du coût de disponi­bil­ité tech­nique du matériel en temps normal.

Opérationnel, ingénieur de l’armement, responsable industriel : les conditions du succès

À l’o­rig­ine de tout pro­gramme d’arme­ment, on trou­ve l’é­tat-major qui exprime un besoin opéra­tionnel, de nature capac­i­taire, et le traduit par un objec­tif physique à délivr­er dans un créneau cal­endaire et sous con­trainte de coûts.

Armement terrestre : Système de sécurité intégré.
Sys­tème de sécu­rité inté­gré. © EUROSATORY

Les autres inter­venants, dont l’in­dus­trie, obéis­sent à des logiques dif­férentes de celle de l’opérationnel.

Ces logiques sont indus­trielle et tech­nologique, com­mer­ciale, avec une forte con­no­ta­tion inter­na­tionale — coopéra­tion indus­trielle et expor­ta­tion -, sociale, budgé­taire et poli­tique. Leur poids relatif peut s’ap­préci­er dif­férem­ment selon que l’on se place dans une vision de court ou de long terme, tant du point de vue opéra­tionnel qu’industriel.

Dans le sys­tème de pro­duc­tion d’arme­ments qui a pré­valu jusqu’à la fin des années 1980, l’é­tat-major, la délé­ga­tion générale pour l’arme­ment et l’in­dus­trie pou­vaient se can­ton­ner assez facile­ment dans leurs rôles respec­tifs, au sein d’un proces­sus rel­a­tive­ment séquen­tiel et linéaire, facil­ité par la logique de renou­velle­ment de familles d’équipement dans un con­texte stratégique sta­ble, et par la solid­ité de la plu­part des tech­nolo­gies util­isées, à forte spé­ci­ficité mil­i­taire. Le fait que l’in­dus­trie d’arme­ment ter­restre ait été le plus sou­vent une éma­na­tion directe de la puis­sance éta­tique, comme l’é­tat-major et la DGA, a pu égale­ment faciliter la con­duite de ces processus.

Depuis, ce cadre a forte­ment évolué. Le besoin capac­i­taire n’est plus aus­si lis­i­ble et sta­bil­isé, les tech­nolo­gies évolu­ent à un rythme supérieur au tem­po de la con­duite des opéra­tions d’arme­ment, les restruc­tura­tions indus­trielles, admin­is­tra­tives et mil­i­taires néces­si­tent de réar­tic­uler régulière­ment les con­di­tions du dia­logue, tan­dis que les bud­gets de plus en plus con­traints pla­cent toutes les opéra­tions sur des chemins d’emblée critiques.

Les dif­fi­cultés ren­con­trées au cours des quinze dernières années dans la con­duite des opéra­tions d’arme­ment, cer­taines avec des échecs coû­teux et non sans con­séquences en ter­mes capac­i­taires, ont dans la plu­part des cas trou­vé leur orig­ine dans la cohab­i­ta­tion mal maîtrisée de ces logiques par­fois diver­gentes et désor­mais net­te­ment plus com­pliquées à met­tre en synergie.

Dans ce nou­veau con­texte, le main­tien de la répar­ti­tion tra­di­tion­nelle des rôles peut entraîn­er une plus grande dif­fi­culté à faire con­verg­er la demande des opéra­tionnels et l’of­fre des indus­triels. De la même façon que le dia­logue entre l’é­tat-major et la DGA a été mieux struc­turé et organ­isé en par­al­lèle de la créa­tion des sys­tèmes de forces inter­ar­mées, un dia­logue entre l’in­dus­trie et les opéra­tionnels doit s’établir, dès l’a­mont des phas­es de réal­i­sa­tion physique des programmes.

L’ar­mée de terre s’en­gage résol­u­ment dans cette voie, notam­ment en par­tic­i­pant active­ment à la mise sur pied du lab­o­ra­toire tech­ni­co-opéra­tionnel dévelop­pé par la DGA et en favorisant l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail en plateau avec l’in­dus­trie dans la con­duite des pro­jets les plus com­plex­es. Il en découle de nou­velles exi­gences pour les acteurs de la pré­pa­ra­tion et de la con­duite des opéra­tions d’arme­ment. La prise en con­sid­éra­tion par cha­cun de la total­ité des intérêts de ses parte­naires devient ain­si un élé­ment fort du dia­logue, qui ne peut cepen­dant être fructueux qu’à con­di­tion que la con­fronta­tion de ces intérêts soit tem­pérée par un sens aigu de la respon­s­abil­ité partagée pour “forg­er les armes du com­bat terrestre”.

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