Le bicorne est l'un des emblèmes de l'école polytechnique

Les 200 ans du bicorne élément emblématique du Grand uniforme polytechnicien

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°778 Octobre 2022
Par Olivier AZZOLA

Le bicorne n’a pas tou­jours été la coiffe des poly­tech­ni­ciens mais est défi­ni­ti­ve­ment deve­nu le cha­peau des élèves à par­tir des ordon­nances de l’automne 1822, il y a deux cents ans. Avec ou sans cocarde tri­co­lore, en colonne ou en bataille, le port du bicorne a connu plu­sieurs variantes.

Par ordon­nances des 17 sep­tembre et 20 octobre 1822, l’École royale poly­technique change de régime pour reve­nir en par­tie à un régime mili­taire. Cette modi­fi­ca­tion entraîne l’adoption d’un nou­vel uni­forme, mili­taire, dont le cha­peau est le bicorne. Celui-ci fai­sait déjà par­tie des pré­cé­dents modèles d’uniforme. Mais à par­tir de 1822 le bicorne coif­fe­ra sans dis­con­ti­nuer les élèves de l’École poly­technique jusqu’à aujourd’hui, avec des modi­fi­ca­tions dans la façon de le confec­tion­ner et de le porter. 

Chapeau uniforme

En 1822 il n’est alors d’ailleurs pas ques­tion de bicorne. Dans le Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du XIXe siècle, la défi­ni­tion se rap­porte à la bota­nique et à la lit­té­ra­ture. On parle alors de « cha­peau à corne » ou « cha­peau fran­çais ». Plus tard on uti­li­se­ra aus­si « cha­peau à claque », ou claque (d’où la « boîte à claque » que l’AX a récem­ment quit­tée pour qu’elle vive de nou­velles et sans doute pas­sion­nantes aven­tures), ou fré­gate (L’ar­got de l’X). Il est déco­ré « avec une ganse en or et bou­ton de l’école ».

La cocarde

La notice que nous en conser­vons, peu pré­cise, ne décrit pas la cocarde ; en tout cas elle n’est cer­tai­ne­ment pas tri­co­lore. Celle-ci fait l’objet d’une inter­dic­tion et ne réap­pa­raît que par l’ordonnance du 1er août 1830, après les Jour­nées de juillet. La loi du 25 mars 1822 dur­cit en effet les sanc­tions contre les emblèmes sédi­tieux de la période révo­lu­tion­naire et napo­léo­nienne. La cocarde du bicorne est blanche, cou­leur du dra­peau royal. Et, si l’iconographie repré­sen­tant la Révo­lu­tion de juillet 1830 nous montre des élèves de l’École poly­technique en bicorne, avec ou sans cocarde tri­co­lore, c’est que, lors de ces Jour­nées, des poly­tech­ni­ciens l’ont por­té comme signe de ral­lie­ment, après avoir arra­ché la cocarde blanche. Georges Moreau de Tours pla­ce­ra une cocarde tri­co­lore au cha­peau de l’élève qui dans son fameux tableau recueille les der­niers sou­pirs de Vaneau, rue de Babylone.

Georges Moreau de Tours place une cocarde tricolore sur le bicorne de l’élève de l'école polytechnique son tableau La mort de Vaneau.
Georges Moreau de Tours, La mort de Vaneau, 1891. L’élève de l’École poly­tech­nique arbore une cocarde tri­co­lore sur son bicorne

En colonne ou en bataille ? 

À par­tir de 1824 Beau­pré, pro­fes­seur de danse, s’est don­né pour mis­sion d’apprendre aux élèves de l’École poly­technique la meilleure façon de por­ter deux des nou­veau­tés de cet uni­forme : le bicorne et l’épée. Le bicorne est por­té en bataille, à la façon de Napo­léon. C’est ain­si que Dela­croix repré­sente le poly­tech­ni­cien de La Liber­té gui­dant le peuple (petit jeu : qui avait iden­ti­fié cet X dans l’encore plus fameux tableau ?). Pinet (X1864) et Cla­ris l’avaient déjà noté, mais ils avaient un doute sur le fait qu’il fût por­té ain­si au-delà de la Révo­lu­tion de 1830. Deux docu­ments prouvent que, régle­men­tai­re­ment, le bicorne devait être por­té en bataille au moins jusqu’en 1831, voire jusqu’en 1839. L’Ordre régle­men­taire sur la tenue des élèves, daté du 1er novembre 1823, indique que « le cha­peau sera por­té mili­tai­re­ment, la petite corne en avant ». Le Règle­ment sur la tenue des élèves du 20 février 1831 dira exac­te­ment la même chose. La petite corne ne cor­res­pond d’ailleurs pas à l’une des deux pointes du cha­peau mais à l’endroit où se trou­vait la troi­sième pointe – héri­tage du temps où le bicorne était un tri­corne (voir Serge Del­wasse, « Le bicorne au som­met de l’esprit (du) poly­tech­ni­cien », La Jaune et la Rouge, n° 683, mars 2013) ! – au niveau du milieu du front.

“Le bicorne était un tricorne !”

Les bicornes por­tés en colonne que nous voyons sur les illus­tra­tions mon­trant la Révo­lu­tion de 1830 sont des ini­tia­tives indi­vi­duelles – comme la cocarde tri­co­lore – ou la consé­quence d’un besoin de confort ! Dif­fi­cile de dater le chan­ge­ment offi­ciel de la façon de por­ter le bicorne : une déci­sion minis­té­rielle du 8 jan­vier 1839, éma­nant de la Guerre, pres­crit néan­moins que tous les offi­ciers por­te­ront le cha­peau en colonne, sauf pour les revues et défi­lés, où il sera por­té en bataille. Le bicorne est donc por­té des deux façons pen­dant plu­sieurs années. En effet la déci­sion du 8 jan­vier 1839 fait suite à celle du 24 août 1835, qui pres­cri­vait exac­te­ment le contraire, le port du bicorne en bataille obli­ga­toire : une déci­sion contes­tée car pro­vo­quant une gêne en cas de soleil ardent ou de forte pluie. On peut légi­ti­me­ment sup­po­ser que ces ordon­nances vou­laient remettre de l’ordre là où les règle­ments sur le port du cha­peau n’étaient pas ou plus res­pec­tés. À l’École poly­technique le bicorne était por­té ain­si « de quart en coin ou en Sambre-et-Meuse », c’est-à-dire légè­re­ment de tra­vers, comme nous l’indique Cla­ris. En 1845 plus aucune confu­sion pos­sible : le règle­ment pres­crit le port du cha­peau en colonne, per­pen­di­cu­laire aux épaules, la ganse vers l’avant.

Quant à la forme et aux dimen­sions du bicorne, elles étaient aus­si pré­ci­sées – nous ne les avons pas retrou­vées – au point que L’argot de l’X signale que les élèves avaient mis sa cour­bure en équa­tion, par y = Ae-Kx2-a, « les trois constantes A, K, a étant déter­mi­nées par les dimen­sions du claque » ! En tout cas la forme est l’objet de l’attention du gou­ver­neur, par exemple en 1839 quand il s’agit d’empêcher les élèves de « cus­to­mi­ser » leur cha­peau en en rognant les bords, par l’ajout d’un galon de soie, et pour dis­tin­guer le cha­peau des élèves de celui des ser­gents de ville, qui lui res­semble trop.

Elève de l’École polytechnique et son bicorne lors de la prise du Louvre le 29 juillet 1830.
Révo­lu­tion de Paris 1830 : prise du Louvre le 29 juillet 1830. Un élève de l’École poly­tech­nique, recon­nais­sable à son bicorne, pro­tège un garde suisse prêt à être mas­sa­cré, Paris, Codo­ni, 1830, A1 P23 IA.

Le bicorne de 1822 à 1830

Ce cha­peau, alors, coûte 21 francs. Com­pa­ré au prix de l’ancien cha­peau de type « haut de forme », qui coû­tait 14 francs, cela consti­tue une hausse de 50 %. L’ensemble du trous­seau forme un total de 626 F 30, une somme supé­rieure au salaire annuel d’un adju­dant. La durée de vie de l’habillement est de deux ans, et ceux qui doivent res­ter une troi­sième année pour cause de redou­ble­ment sont tenus en effet de se pro­cu­rer, entre autres, un nou­veau cha­peau. Le four­nis­seur choi­si au départ pour confec­tion­ner le modèle est Mané­glier, l’ancien cha­pe­lier de Napo­léon dont la bou­tique est sise au 101, rue de Riche­lieu à Paris et qui four­nis­sait déjà les pré­cé­dents modèles de cha­peaux. Cepen­dant un autre cha­pe­lier est rete­nu, Joseph Roud. Le four­nis­seur chan­ge­ra fré­quem­ment dans les pre­mières années : Dela­cour, Spi­quel et Cie… La livrai­son des cha­peaux se fait dans un étui en coton et com­prend aus­si un étui en car­ton et une numé­ro­ta­tion en or de chaque pièce. 

Le pas­sage au régime mili­taire pour le ser­vice inté­rieur est immé­dia­te­ment appli­qué et entraîne la modi­fi­ca­tion de l’uniforme pour les pro­mo­tions 1821 et 1822, dès la ren­trée en novembre. La ques­tion du finan­ce­ment de ce chan­ge­ment d’uniforme pour la pro­mo­tion 1821 est dis­cu­tée et déci­sion est prise de faire repo­ser les frais du chan­ge­ment d’uniforme sur les parents, sachant que la même solu­tion avait été adop­tée en 1804, au moment de la mili­ta­ri­sa­tion. La « grande tenue » avec cha­peau uni­forme était por­tée obli­ga­toi­re­ment lors des sor­ties, pour les céré­mo­nies reli­gieuses, les ins­pec­tions, les exa­mens et enfin les inter­ro­ga­tions avec l’examinateur per­ma­nent. Le Jour­nal du Gard du 1er jan­vier 1824 consta­te­ra que cet uni­forme est « de la plus grande élégance ».

Un élève de l’École polytechnique portant le bicorne retient une pièce de canon
Un élève de l’École poly­tech­nique por­tant le bicorne retient une pièce de canon, d’après F. Ros­si­gnol et J. Pha­raon, His­toire de la révo­lu­tion de 1830 et des nou­velles bar­ri­cades, Paris, C. Vimont, 1830, A1 P12 IC.

Changement d’uniforme et évolution du régime

Qu’en est-il de l’uniforme modèle 1822, hors cha­peau ? Cet uni­forme est le pre­mier modèle com­por­tant la double bande écar­late du pan­ta­lon de grande tenue. C’est aus­si le pre­mier qui inclut l’épée (pour les ser­gents seule­ment), au lieu du sabre qui était en vigueur sous l’Empire. Le chan­ge­ment d’uniforme est avant tout la consé­quence d’un pro­blème dis­ci­pli­naire, com­mun à toutes les écoles sous la Res­tau­ra­tion. Par­mi les solu­tions pro­po­sées à l’X pour résoudre ce pro­blème, il avait été pro­po­sé en 1820 de déca­ser­ner les élèves ou, en 1822, de sépa­rer et iso­ler les deux divi­sions l’une de l’autre. C’est le direc­teur de l’École, le baron Bou­chu, qui est à l’initiative du choix d’une « solu­tion » mili­taire, en lieu et place du régime pris sur le modèle du sémi­naire. Les ultras com­prennent que ce modèle ne suf­fi­sait pas pour dis­ci­pli­ner la jeu­nesse et qu’il fal­lait pas­ser par un appa­reil admi­nis­tra­tif, poli­cier et mili­taire répressif. 

Quelques jours après la sup­pres­sion de l’École nor­male – un 8 sep­tembre 1822 –, les deux ordon­nances du 17 sep­tembre 1822 sont pro­mul­guées qui modi­fient la gou­ver­nance de l’École poly­tech­nique ; le direc­teur est rem­pla­cé par un gou­ver­neur, assis­té d’un sous-gou­ver­neur. La troi­sième ordon­nance, du 20 octobre 1822, déter­mine leurs nou­veaux pou­voirs et réta­blit le régime mili­taire pour la dis­ci­pline inté­rieure (article 9). À la fin de l’année 1822, d’ailleurs, huit élèves sont licen­ciés sous un pré­texte futile. L’exemple est don­né. L’école reste civile sous tutelle de l’Intérieur, mais les pou­voirs du nou­veau gou­ver­neur sont plus impor­tants. La mili­ta­ri­sa­tion com­plète s’achèvera pen­dant la monar­chie de Juillet et les élèves se ver­ront tous attri­buer une épée.

C’est donc en 1822 qu’apparaît un modèle d’uniforme qui fut le loin­tain ancêtre d’une longue lignée, laquelle mène direc­te­ment à l’uniforme actuel. Ce nou­vel uni­forme, ins­ti­tué en 1822, aura fina­le­ment l’effet contraire à celui atten­du, la dis­ci­pline. Pen­dant les Trois Glo­rieuses de juillet 1830, l’uniforme poly­tech­ni­cien pro­dui­ra un effet géné­ral sur tous les com­bat­tants, ouvriers ou bour­geois. Selon Lafayette lui-même, cet uni­forme sera « un signal de confiance » (voir Robert Ran­quet, « Ana­tole de Melun (X1826), un poly­tech­ni­cien en 1830 (2÷2) », La Jaune et la Rouge, n° 744, avril 2019). La figure du poly­tech­ni­cien recon­nais­sable à son uni­forme devien­dra un sym­bole de ces Jour­nées, repré­sen­tée dans de nom­breuses images. Ceux qui se sont par­ti­cu­liè­re­ment dis­tin­gués feront rejaillir sur l’ensemble des deux pro­mo­tions la gloire asso­ciée à leurs actions. Une belle cohésion. 

La figure du poly­tech­ni­cien recon­nais­sable à son uni­forme de l’École poly­tech­nique et à son bicorne devien­dra un sym­bole de ces Jour­nées, repré­sen­tée dans de nom­breuses images. Bel­lan­gé, Joseph Louis Hip­po­lyte. Eh bien oui… ! Char­bon­nier est maître chez lui, Litho­gra­phie Gihaut, Paris, 1830, A2 P12.


Référence

Gas­ton Cla­ris, « Les uni­formes de l’École », in : Notre École poly­tech­nique, 1895.


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