L’enseignement de la mécanique à Moscou

Dossier : MécaniqueMagazine N°574 Avril 2002
Par Mansur ZHAKUPOV (00)

Avant d’in­té­gr­er l’É­cole poly­tech­nique, j’ai étudié pen­dant trois années au Départe­ment de mécanique appliquée de l’u­ni­ver­sité Bau­man à Moscou. L’u­ni­ver­sité Bau­man (UB) est un grand insti­tut tech­nologique avec quelque 16 000 étu­di­ants. Le rôle de l’UB ressem­ble un peu au rôle de Poly­tech­nique en France. Par­mi nos anciens il y avait des grands savants et des grands ingénieurs (Lebe­dev, Toupolev, Korolev), des min­istres et des hommes poli­tiques, plusieurs cos­mo­nautes, des militaires

La mécanique est une des matières prin­ci­pales pour la for­ma­tion des ingénieurs à l’UB. La méth­ode d’en­seigne­ment était mon­di­ale­ment con­nue sous le nom de ” la méth­ode russe de la pré­pa­ra­tion des ingénieurs “. Je vais par­ler surtout de l’en­seigne­ment à l’UB et un peu de l’u­ni­ver­sité de Moscou.

La fac­ulté de math­é­ma­tiques et mécanique de la célèbre uni­ver­sité de Moscou est un cen­tre de niveau mon­di­al de l’en­seigne­ment de la mécanique. L’e­sprit de l’en­seigne­ment est proche de celui de Poly­tech­nique : il com­prend d’abord le cours clas­sique et le plus général de la mécanique des milieux con­ti­nus très math­é­ma­tisé. Ensuite, en fonc­tion de la chaire choisie (élas­tic­ité, plas­tic­ité, mécanique des com­pos­ites, hydromé­canique), les étu­di­ants suiv­ent des cours spé­cial­isés. L’ob­jec­tif direct de l’en­seigne­ment est de maîtris­er les lois les plus générales de la mécanique ain­si que les méth­odes mod­ernes de solu­tion numérique en insis­tant sur la valid­ité et le développe­ment des out­ils plus que sur la réso­lu­tion des prob­lèmes appliqués. L’idée est qu’après cet enseigne­ment fon­da­men­tal les diplômés pour­ront soit tra­vailler dans la recherche soit s’adapter sans grandes dif­fi­cultés à l’industrie.

Une approche com­plète­ment dif­férente est réal­isée à l’UB. Certes, une des raisons en est la dif­férence naturelle entre une uni­ver­sité et un insti­tut tech­nologique. L’axe de l’en­seigne­ment est dirigé du par­ti­c­uli­er au général.

On com­mence avec un cours de mécanique dite théorique, c’est-à-dire basée sur deux con­cepts : le point matériel et le corps absol­u­ment rigide. La ciné­ma­tique, la sta­tique et la dynamique d’un sys­tème des points matériels sont abor­dées dans ce cours.

On suit juste après le cours de la résis­tance des matéri­aux (RDM). Ce cours est une des grandes mar­ques de l’UB, il per­met aux étu­di­ants d’avoir la com­préhen­sion du com­porte­ment des sys­tèmes sim­ples et néan­moins les plus util­isés dans l’industrie.

Ce cours insiste forte­ment sur l’ap­pli­ca­tion des méth­odes de RDM là où c’est pos­si­ble, car c’est plus facile et rapi­de en con­sid­érant bien les lim­ites de ces méthodes.

Par­al­lèle­ment le cours de la sci­ence des matéri­aux fait mieux com­pren­dre leur nature, leurs car­ac­téris­tiques mécaniques et les modes de leur traite­ment ther­mique. On vis­ite quelques ate­liers de mécanique et on com­mence par le cours sur les bases de con­struc­tion des machines. Dans ce cours nous pou­vons con­trôler notre niveau dans les matières citées ci-dessus et com­mencer à nous inter­roger sur les lois plus générales de la mécanique parce qu’on ne peut pas tout cal­culer et on est for­cé d’u­tilis­er des ” recommandations “.

En effet, il est impos­si­ble de trou­ver une bonne solu­tion, par exem­ple, pour des corps dits ” solides “, c’est-à-dire de même ordre de grandeur sur tous les trois axes, sauf des cas triv­i­aux, car on ne sat­is­fait les con­di­tions aux lim­ites dans le cadre de la RDM qu’au sens de Saint-Venant. Or, dans le cadre de la RDM, des hypothès­es très restric­tives sont faites. D’i­ci vien­nent l’im­por­tance et la néces­sité de la théorie de l’élas­tic­ité étudiée en troisième année : d’une part on aug­mente ain­si le nom­bre des prob­lèmes qu’on peut abor­der, d’autre part on explique d’où vien­nent les ” recom­man­da­tions ” et les lim­ites de valid­ité de la RDM.

La valeur impor­tante vient des cours spé­cial­isés de notre Départe­ment suiv­is pen­dant la péri­ode de la troisième à la six­ième année d’é­tudes — la mécanique des struc­tures où on apprend des méth­odes clas­siques de la réso­lu­tion des prob­lèmes typ­iques (plaques, coques, dis­ques), la dynamique ana­ly­tique et la théorie des vibra­tions des mass­es con­tin­ues et ponctuelles, la théorie appliquée de la plas­tic­ité, la sta­bil­ité des sys­tèmes mécaniques, les méth­odes expéri­men­tales, la mécanique des com­pos­ites, la résis­tance con­struc­tive, etc.

L’en­seigne­ment évolue au cours du temps : les cours des bases math­é­ma­tiques de CFAO, de l’ap­pren­tis­sage des meilleurs logi­ciels du cal­cul ont été intro­duits. D’habi­tude on a quelques devoirs à domi­cile pour toutes les matières, mais les matières les plus impor­tantes sont appro­fondies sous forme de pro­jets. En général ces pro­jets sont personnels.

Au début d’un semes­tre les sujets sont dis­tribués, le tra­vail est con­trôlé par les tuteurs de pro­jet. Le tra­vail à effectuer est impor­tant, con­sti­tué de qua­tre par­ties (mécanique, math­é­ma­tiques, infor­ma­tique, dessin indus­triel) et incite à étudi­er des arti­cles, chercher de l’in­for­ma­tion com­plé­men­taire au cours magis­tral. Chaque semaine on ren­con­tre les tuteurs et cette inter­ac­tion per­ma­nente est très utile. À la fin on doit soutenir le pro­jet devant le jury du Département.

L’ac­tiv­ité extrasco­laire est vive­ment con­seil­lée. D’abord, c’est la tra­di­tion des olympiades uni­ver­si­taires, le développe­ment de l’ha­bileté à résoudre des prob­lèmes impor­tants et dif­fi­ciles, en prove­nance de la vie réelle, de la mécanique indus­trielle de façon sim­ple et à la fois pré­cise, savoir chercher des astuces. Vous pou­vez estimer le niveau et l’in­térêt de ces prob­lèmes à par­tir du remar­quable livre de l’an­cien pro­fesseur de l’UB, V. Feo­dossiev, Prob­lèmes choi­sis, qui a été traduit en plusieurs langues.

La deux­ième source d’in­spi­ra­tion est con­sti­tuée par des sémi­naires sur l’élas­tic­ité, sur la plas­tic­ité, etc., qu’on peut suiv­re au Départe­ment ou à l’u­ni­ver­sité de Moscou. Ce sont des sémi­naires de pro­fesseurs con­nus de la recherche actuelle. Notre Départe­ment a des liaisons étroites avec des insti­tuts de recherche, des bureaux de con­struc­tion : l’In­sti­tut cen­tral de l’aéro­hy­dro­dy­namique, le Cen­tre de Khrounitchev, la Cor­po­ra­tion ” Ener­guia “, etc. Il y a des pos­si­bil­ités pour nous de rejoin­dre de vraies équipes de recherche à par­tir de la troisième année d’é­tudes et de faire une par­tie du tra­vail donc d’avoir une cer­taine respon­s­abil­ité. Après la troisième année, chaque été, on effectue des stages d’ap­pro­fondisse­ment oblig­a­toires, d’un mois env­i­ron, plutôt dans des bureaux de construction.

Je pense que l’idée direc­trice de l’en­seigne­ment de la mécanique dans notre Départe­ment est de for­mer des ingénieurs de la plus grande éru­di­tion pos­si­ble, aptes à faire jouer leur intu­ition, des ingénieurs mécani­ciens général­istes capa­bles le cas échéant de faire l’analyse exacte, tout comme un mécani­cien théoricien.

Le Départe­ment de mécanique appliquée fut fondé en 1868 et depuis il a mérité une répu­ta­tion irréprochable au moins dans l’ex-Union sovié­tique. Beau­coup de gloire a été apportée par la con­tri­bu­tion du Départe­ment au développe­ment du pro­gramme spa­tial et d’arme­ment stratégique. Ceci veut dire qu’on béné­fi­cie de bonnes tra­di­tions ce qui aide à l’en­seigne­ment en encour­ageant les étudiants.

L’ou­ver­ture inter­na­tionale résulte de la pos­si­bil­ité des pro­fesseurs de faire cer­tains cours en anglais et en français. Des études à l’é­tranger, dans les cen­tres de haut niveau, sont favorisées et j’en suis la preuve. 

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