L’empire des sens

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°577 Septembre 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Avec la cui­sine, dont elle est proche à bien des égards, la musique est, de tous les arts, celui qui fait le plus appel à la sen­su­al­ité (une musique qui s’adresserait au seul intel­lect ne présen­terait aucun intérêt, et ceux qui con­sid­èrent Bach comme cérébral sont bien à plain­dre). Aus­si, pen­dant la péri­ode des vacances, où l’on s’adonne plus que jamais aux plaisirs des sens, la musique prend-elle une place de choix (ce qui explique en grande par­tie la vogue des fes­ti­vals). Notons au pas­sage que l’excès de musique, con­traire­ment à d’autres, n’est en rien nuis­i­ble à la santé.

Pianistes

Debussy par Sam­son François1 fait par­tie de ces blue chips, de ces dis­ques que l’on emporterait sans hési­ta­tion sur une île déserte. L’interprète iné­galé de Chopin, fougueux et illu­miné, est dans Debussy, comme par magie, tout de mesure, avec un touch­er aux nuances infinies, une totale pré­ci­sion et… une extrême sen­su­al­ité. De la Pre­mière Arabesque, pièce presque lit­téraire, com­mencée en notes piquées comme un prélude de Bach, aux Études à la lim­ite de l’atonalité, c’est une exal­ta­tion raf­finée et dis­crète des sens, comme un tableau de Seurat.

Trois pianistes femmes ont joué cet été au Fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron : Vanes­sa Wag­n­er, Brigitte Enger­er, Akiko Ebi. Vanes­sa Wag­n­er, jeune, belle et fougueuse, qui fit mer­veille au cours de la nuit Brahms-Schu­mann, a enreg­istré les deux Sonates de Schu­mann avec les Nach­stücke de l’Opus 232 . Schu­mann est tech­nique­ment red­outable, ce qui amène sou­vent les pianistes à se con­cen­tr­er sur la tech­nique et le jouer avec froideur. Vanes­sa Wag­n­er a de toute évi­dence longue­ment tra­vail­lé et mûri son inter­pré­ta­tion et nous donne un Schu­mann remar­quable, intel­li­gent et sen­si­ble, sur un piano par­faite­ment réglé pour cette musique.

Brigitte Enger­er, elle, joue le Con­cer­to de Schu­mann et celui de sa femme Clara avec l’Orchestre région­al de Cannes3. Le Con­cer­to en la mineur est par­ti­c­ulière­ment bien venu, par­faite­ment au point tech­nique­ment, d’un roman­tisme sobre, inter­pré­ta­tion qui nous paraît préférable à plusieurs autres et notam­ment à celle de Martha Arg­erich. Le Con­cer­to de Clara Schu­mann, œuvre de jeunesse, est une curiosité.

Enfin, Akiko Ebi joue les Noc­turnes de Chopin4 : une divine sur­prise ; c’est ce que l’on peut espér­er de mieux, roman­tique sans sen­si­b­lerie, vir­tu­ose sans bril­lant super­flu, per­son­nel sans extrav­a­gances, du niveau du meilleur Sam­son François, que Akiko Ebi n’imite cepen­dant pas, loin de là.

Mur­ray Per­ahia achève son enreg­istrement au piano des Con­cer­tos pour clavier de Bach avec les numéros 3, 5, 6 et 75. Bach, comme il le fai­sait sou­vent, a com­posé ces qua­tre con­cer­tos en adap­tant au clavier des œuvres antérieures : les deux Con­cer­tos pour vio­lon pour les numéros 3 et 7, le 4e Bran­de­bour­geois pour le numéro 6, et, sem­ble-t- il, deux con­cer­tos dis­parus pour le numéro 5 en fa mineur. Au fur et à mesure que Per­ahia avance en âge, son jeu dans Bach est de plus en plus hors du temps. Écoutez l’adagio du Con­cer­to en fa mineur (dont Woody Allen avait fait, dans Han­nah et ses sœurs, un élé­ment d’un dis­cours amoureux) et vous serez au sep­tième ciel.

Musique de chambre

Il est des œuvres dont la sen­su­al­ité est liée à l’interprétation, ou encore aux con­di­tions dans lesquelles on les écoute (voir le Boléro de Rav­el dans l’oublié Ten avec Bo Derek, ou le Sex­tuor de Brahms dans Les Amants de Louis Malle). Mais il en est d’autres qui sont totale­ment sen­suelles par elles-mêmes. Ain­si des Quatuors avec piano de Chaus­son et de Lekeu, enreg­istrés par le Quatuor Gabriel6 (une des rares for­ma­tions per­ma­nentes du quatuor avec piano).

Le Quatuor de Chaus­son est une œuvre prousti­enne, aux thèmes et aux har­monies inef­fa­bles, tout à fait au som­met de la musique de cham­bre française, à écouter dans un jardin un soir d’été. Celui de Guil­laume Lekeu est une de ces révéla­tions que l’on n’ose espér­er : inachevé (Lekeu est mort à 24 ans, comme on le sait, sans l’avoir ter­miné), il est d’un lyrisme et d’une sen­su­al­ité exac­er­bés, plus fort encore que la Sonate pour vio­lon et piano, et le titre des deux mou­ve­ments peut don­ner une idée de son cli­mat : “ dans un emporte­ment douloureux et très ani­mé ” et “ lent et pas­sion­né ”. Courez l’écouter par le jeune Quatuor Gabriel, et lisez quelques instants aupar­a­vant du Lautréa­mont, par­faite­ment en situation.

Le Quin­tette avec clar­inette de Brahms s’adresse à une for­ma­tion clas­sique de la musique tzi­gane, telle que l’on peut en enten­dre dans les restau­rants de Budapest (où le vio­lon­celle est sou­vent rem­placé par une con­tre­basse). Il a été enreg­istré voici quelques mois par l’excellent Quatuor Debussy et Jean-François Verdier, avec celui de Weber7. C’est une œuvre à la fois mélan­col­ique et voluptueuse, écrite par Brahms vers la fin de sa vie, un des dix chefs‑d’œuvre abso­lus de Brahms, à écouter en rêvas­sant au temps qui passe, avec une bouteille d’un bon tokay à portée de la main. Celui de Weber est un mini-con­cer­to pour clar­inette, un peu mondain, charmant.

Films et chansons

Sous le titre Le ciné­ma ça s’écoute, Naïve pub­lie une série de petits cof­frets remar­quable­ment bien faits, con­sacrés aux grands réal­isa­teurs français, et qui repro­duisent, pour cha­cun d’entre eux, des extraits de la bande-son de quelques-uns de leurs films. Ain­si, pour Renoir8, La Bête humaine, Une Par­tie de Cam­pagne, Le Crime de Mon­sieur Lange, La Grande Illu­sion ; pour Tati9, Jour de fête, Mon oncle, Les Vacances de M. Hulot, Play­time.

La mémoire audi­tive, qui pos­sède la capac­ité mag­ique de faire revivre les images instan­ta­né­ment (l’inverse n’est pas vrai), nous pro­jette ain­si Pierre Fres­nay, Jules Berry, Jean Gabin, Mar­cel Dalio, Jacques Tati, au cours de dia­logues-clés, avec les musiques qui ont mar­qué ces films et qui étaient tapies quelque part, au fond de notre mémoire. Quelques joy­aux musi­caux, au gré des films : l’extraordinaire Au jour le jour, à la nuit la nuit de Prévert et Kos­ma chan­tée par Flo­relle accom­pa­g­née par un quatuor à cordes pour le Crime de Mon­sieur Lange, la valse de Kos­ma dans Une Par­tie de Cam­pagne, la musique d’Alain Romans pour Les Vacances de M. Hulot, celle de Fran­cis Lemar­que pour Play­time. Du pur bonheur…

Et puisqu’il est ques­tion de chan­sons dev­enues des clas­siques, il faut saluer la réédi­tion en CD de la col­lec­tion de Jacques Canet­ti d’où nous extrairons Serge Reg­giani chante Boris Vian10 et Vingt-cinq ans de chan­sons de Léo Fer­ré par Cather­ine Sauvage11. Deux inter­prètes et deux auteurs presque mythiques qui auront mar­qué la France de l’après-guerre et qui sont cepen­dant devenus intem­porels : réé­coutez Le Déser­teur, Je Bois, Est-ce ain­si que les hommes vivent, Avec le temps ; c’est de la poésie à l’état pur, qui touche aus­si bien Mar­got que les intel­lectuels de salon, et cela vaut bien des lieder.

De grands chefs

Sous le titre Great con­duc­tors of the 20th cen­tu­ry, EMI pub­lie une série de cof­frets con­sacrés à des chefs d’orchestre qui ont mar­qué leur époque et dont les enreg­istrements, réal­isés dans les années 1950–70, sont tech­nique­ment tout à fait aux normes d’aujourd’hui. En écoutant ces enreg­istrements de très grands orchestres, réal­isés avec un soin extrême, après des répéti­tions net­te­ment plus nom­breuses que celles que l’on pra­tique à présent, on est pris d’inquiétude pour l’industrie con­tem­po­raine du disque clas­sique et pour les for­ma­tions con­tem­po­raines non spé­cial­isées (dans le baroque, par exem­ple) : qu’est-ce qui peut jus­ti­fi­er aujourd’hui, mis à part les con­cer­tos avec des solistes médi­atisés, les investisse­ments qu’impliquent de nou­veaux enreg­istrements des grandes œuvres sym­phoniques des XIXe et XXe siècles ?

Fer­enc Fric­say, dis­paru en 1963 à moins de 50 ans, est un chef mythique. Le cof­fret qui lui est con­sacré12 présente, enreg­istrées en pub­lic, presque toutes les facettes de l’héritage musi­cal qu’il a lais­sé (à l’exception des Sym­phonies de Mozart, dont la 40e et la 41e restent iné­galées) : la Sym­phonie n° 9 de Chostakovitch, la Troisième de Beethoven, L’Appren­ti sor­ci­er de Paul Dukas, les Dans­es de Galan­ta de Kodaly, les Méta­mor­phoses sym­phoniques de Hin­demith, etc., avec le Phil­har­monique de Vienne, l’Orchestre Radio-Sym­phonique de Berlin et l’Orchestre RIAS de Berlin. Sen­su­al­ité à fleur de peau dans une pâte orches­trale légère et flu­ide, sans pathos, dans la veine hon­groise, à des années lumière de la tra­di­tion germanique.

Eugène Ormandy, lui aus­si hon­grois d’origine, a dirigé pen­dant plus de quar­ante ans l’Orchestre de Philadel­phie en faisant con­naître nom­bre d’œuvres nou­velles ou peu jouées. Les deux dis­ques présen­tent, à côté de la Qua­trième Sym­phonie de Brahms et de Don Juan de Richard Strauss, le très rare In Som­mer­wind de Webern, la flam­boy­ante Deux­ième Sym­phonie de Rach­mani­nov, le Retour de Lem­minkäi­nen de Sibelius (extrait de Qua­tre Légen­des pour orchestre), et l’Ouver­ture de Colas Breugnon de Kabalevs­ki13.

Pré­ci­sion, générosité, lyrisme, et une qual­ité totale due à une entente par­faite du chef et de l’orchestre, que l’on ne trou­vera guère par la suite qu’avec Bern­stein et le New York Philharmonic.

Enfin, parox­ysme de la sen­su­al­ité raf­finée, Ernest Anser­met, qui pas­sa quar­ante-neuf ans à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, dirige la musique française, bien sûr : Rav­el (La Valse), Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune), Chabri­er (Fête polon­aise); et aus­si Bar­tok (le Con­cer­to pour orchestre), Rim­s­ki-Kor­sakov (Schéhérazade), Rach­mani­nov (L’Île des Morts), et enfin le Chant du Rossig­nol de Stravin­s­ki, dont il fut le créa­teur14. La clarté, la sépa­ra­tion nette entre les divers plans musi­caux, si impor­tants dans la musique française comme dans Stravin­s­ki, sont la mar­que d’Ansermet, comme plus tard celle de Boulez, avec, pour Anser­met, la chaleur en plus ; ou plutôt cette sen­su­al­ité voi­sine de l’érotisme sans laque­lle toute musique ne serait que la trans­po­si­tion sonore d’un exer­ci­ce de mathématiques.

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1 — 2 CD EMI 5 75434 2.
2 — 1 CD LYRINX LYR 210 HM 90.
3 — 1 CD L’EMPREINTE DIGITALE ED 13146.
4 — 1 CD ARION PV 700038.
5 — 1 CD SONY DK 89 690.
6 - 1 CD LYRINX KYR 162.
7 — 1 CD ARION ARN 68 578.
8 — 1 CD NAÏVE K 1613.
9 — 1 CD NAÏVE K 1611.
10 — 1 CD UNIVERSAL S89696 2.
11 — 1 CD UNIVERSAL S89704 2.
12 — 2 CD EMI 5 75109 2.
13 — 2 CD EMI 5 75127 2.
14 - 2 CD EMI 5 75094 2.

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