Bach, toujours

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°553 Mars 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Et si le goût, la pas­sion, de la musique, n’étaient en défini­tive que le désir d’éternité ? D’abord, et au pre­mier degré, la musique est le seul de tous les arts qui puisse occu­per entière­ment l’espace d’un de nos sens, donc nous envelop­per tout entiers pour peu que nous par­ve­nions à faire abstrac­tion de nos autres sens, par exem­ple en l’écoutant immo­bile dans la pénom­bre, dans un décor neu­tre. Comme un morceau de musique peut se repro­duire indéfin­i­ment, rigoureuse­ment iden­tique à lui-même, au gré de notre seule volon­té, nous pou­vons ain­si revivre la même tranche de temps aus­si sou­vent que nous le désirons.

Mais plus pro­fondé­ment, au-delà de ce phénomène pri­maire, la musique est à même de nous per­me­t­tre, pour peu que nous le voulions, de nous évad­er pour un temps hors du monde pal­pa­ble, et d’atteindre à des sphères intem­porelles qui dépassent, comme dis­ait un général con­nu, cha­cune de nos pau­vres vies. Mise à part la musique, seule la prière, peut-être, pour les croyants

Bach – Références

… Pas toutes les musiques, bien sûr, mais cer­taine­ment celle de Bach. Et la musique de Bach tran­scende telle­ment notre vie de tous les jours que la qual­ité tech­nique des enreg­istrements devient sec­ondaire par rap­port à l’interprétation, ou du moins à cer­taines inter­pré­ta­tions qui, une fois appro­priées par notre oreille, s’imposent à tout jamais comme des évidences.

Ain­si du Con­cer­to pour deux vio­lons par Menuhin et Enesco, enreg­istré en 1932 – Menuhin avait 16 ans – avec l’Orchestre Sym­phonique de Paris dirigé par Pierre Mon­teux1. Quelle magie rend inef­fa­ble ce largo, à la fois pro­fondé­ment humain et au-delà du monde vis­i­ble ? Une de ces alchimies inex­plic­a­bles, mais qui font que l’on est un peu plus heureux d’exister. Sur le même disque, enreg­istrés entre 1933 et 1936, les deux Con­cer­tos pour vio­lon seul par Menuhin, qui joue égale­ment la cha­conne de la Par­ti­ta en ré mineur. Jamais plus, la matu­rité venue, ni Menuhin ni per­son­ne d’autre ne joueront ces Con­cer­tos en nous don­nant une pareille impres­sion de génie frag­ile, comme Rimbaud.

Cette manière qu’avait Menuhin jeune de jouer clair, naturel, sans effets, sans chercher à séduire, comme en con­tact médi­um­nique avec Bach, se retrou­ve encore pour une bonne part dans les Sonates pour vio­lon et clavier enreg­istrées avec Louis Kent­ner au piano en 19512. Le jeu s’est affer­mi, a per­du sa fragilité séraphique, mais la magie est tou­jours présente. Dans le même ensem­ble, une autre ver­sion de la Sonate n° 3 en mi majeur avec Wan­da Landows­ka au clavecin enreg­istrée en 1944, curieuse­ment lyrique et com­plète­ment dif­férente de l’autre. Si vous avez oublié que les Sonates, qui datent de la péri­ode heureuse de Cöthen, sont par­mi les pièces les plus achevées de Bach, celles qui atteignent le plus à l’universalité, courez écouter Menuhin et Kent­ner et pré­parez-vous à de grandes joies.

On retrou­ve Wan­da Landows­ka dans un autre disque de la série Références, les Vari­a­tions Gold­berg, suiv­ies du Con­cer­to ital­ien et de la Fan­taisie chro­ma­tique et fugue3. Ici, ce n’est pas la fragilité, mais l’assurance. Mais quel méti­er du clavecin ! Grâce à la diver­sité des reg­istres, ou à cause de cette diver­sité, les Vari­a­tions per­dent de leur abstrac­tion et devi­en­nent presque sym­phoniques. Mais l’on plac­era la ver­sion Landows­ka au tout pre­mier rang, tout à côté de la ver­sion de Glenn Gould.

Enfin, un autre enreg­istrement de référence de Bach, celui du Clavier bien tem­péré par Edwin Fis­ch­er4. Pour les pianistes, c’est ici la source à laque­lle ils revi­en­nent sans cesse, qu’ils soient pianistes de jazz ou clas­siques. Et pour les amoureux de la musique en général, et les pas­sion­nés de Bach en par­ti­c­uli­er, ces deux livres sont, avec L’Art de la fugue, la bible de la musique tonale. Bach a eu, comme dis­ait Élu­ard, “ le grand souci de tout dire ”, et il a tout dit, si bien que tous, après lui, de Liszt à Bar­tok, joueront et rejoueront Le Clavier bien tem­péré, non comme un exer­ci­ce néces­saire, mais en tant que nour­ri­t­ure indispensable.

Du coup, il y en a d’innombrables ver­sions enreg­istrées, dont ressor­tent, par­mi les rel­a­tive­ment récentes, au piano, celles de Richter et de Gould. Mais celle de Fis­ch­er ne peut être com­parée à aucune autre : c’est l’aboutissement de quar­ante années de pra­tique, et, pour beau­coup d’entre nous, la leçon de piano ultime.

Enreg­istrés en 1933–1936, ces 48 préludes et fugues con­stituent un par­cours ini­ti­a­tique dans la sérénité absolue, non dés­in­car­né et austère comme chez Gould, mais humain, lumineux, d’où irradie une joie exta­tique. Un grand bon­heur, ou plutôt le bonheur.

Chopin à l’X

Patrice Holin­er, qui con­tin­ue inlass­able­ment à révéler à nom­bre d’élèves de l’X qu’ils sont non des ama­teurs mais de véri­ta­bles musi­ciens, a réu­ni une nou­velle fois quelques-uns d’entre eux dans un disque con­sacré à Chopin5, dont Jean Abboud (91), Matthieu Dar­racq- Paries (94), Pierre-Alain Miche de Maller­ay (97), dans des Études, Valses, Noc­turnes, la 2e Bal­lade.

Tous jouent avec con­vic­tion mais trois d’entre eux émer­gent du lot : Éti­enne Brion (96), dans le 2e Scher­zo, qui a une excel­lente tech­nique, Emmanuel Naim (97), avec un touch­er très sen­si­ble dans deux Mazurkas et une Étude par­ti­c­ulière­ment bien choisies, et enfin Xavier Aymon­od (96), qui joue deux Noc­turnes et la 1re Bal­lade véri­ta­ble­ment en professionnel.

On ne ren­con­tre pas de tels tal­ents dans les autres grandes écoles, et ce n’est vraisem­blable­ment pas par hasard. Pour la Patrie, les Sci­ences, la Gloire… et la Musique ?

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1. 1 CD EMI Références 5 67201 2.
2. 2 CD EMI Références 5 67203 2.
3. 1 CD EMI Références 5 67200 2.
4. 3 CD EMI Références 5 67214 2.
5. 1 CD MUSICALIX 9902 (disponible auprès de Patrice Holin­er, à l’X).

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