La musique : pourquoi ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°581 Janvier 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La musique dite clas­sique ne se porte pas bien. Les édi­teurs phono­graphiques ont des dif­fi­cultés. La plu­part des villes français­es – Paris com­pris – n’ont pas d’auditorium digne de ce nom, alors que les Zénith fleuris­sent un peu partout. Les orchestres sym­phoniques de niveau inter­na­tion­al sont moins nom­breux qu’autrefois et ont des prob­lèmes de survie. Les com­pos­i­teurs, eux, vivent grâce à l’enseignement ou à la musique de film.

Tout se passe comme si le marché s’était rétré­ci. Les con­certs ne sont réelle­ment pop­u­laires, au sens strict, qu’en tant qu’adjuvant des vacances, d’où le suc­cès des fes­ti­vals. Les sub­ven­tions publiques sont un pal­li­atif pré­caire : com­bi­en de temps la masse acceptera-t-elle de financer les plaisirs des hap­py few ? Le mécé­nat d’entreprise, qui réus­sit si bien aux États-Unis, reste lim­ité ici en rai­son d’un régime fis­cal peu favor­able. Pour dévelop­per la demande, il faut se deman­der, comme on le ferait pour n’importe quel pro­duit ou ser­vice : pourquoi écoute-t-on de la musique classique ?

Opéras

L’opéra est rel­a­tive­ment pop­u­laire, sans doute parce qu’il asso­cie à la musique un spec­ta­cle et une action, ce qui est cohérent avec la cul­ture de l’audiovisuel. EMI reprend ain­si dans la col­lec­tion “Great record­ings of the Cen­tu­ry” (dis­ques à prix réduit) des enreg­istrements qui ont fait date, par­mi lesquels Boris Godounov de Mous­sorgs­ki avec Boris Christoff (1967) et l’Orchestre de la Société des con­certs du Con­ser­va­toire dirigé par André Cluytens1, et Lady Mac­beth de Mzen­sk de Chostakovitch dirigé par Ros­tropovitch (1979) à la tête du Lon­don Phil­har­mon­ic, avec notam­ment Gali­na Vis­nevskaïa2.

L’enregistrement de Boris est une pure mer­veille, grâce non seule­ment à Boris Christoff, qui aura été, dit-on, le meilleur dans le rôle depuis Chali­ap­ine, mais aux Choeurs de l’Opéra de Sofia, grandios­es. Lady Mac­beth de Mzensk­est un drame satiri­co-éro­tique exac­er­bé, dont la matière musi­cale, dure et écla­tante, a une excep­tion­nelle puis­sance d’envoûtement ; con­damné par Staline pour per­ver­sion bour­geoise après un suc­cès ful­gu­rant, puis réha­bil­ité après sa mort dans une ver­sion édul­corée, l’opéra fut enreg­istré par Ros­tropovitch dans sa ver­sion orig­i­nale peu après sa pro­pre des­ti­tu­tion de la nation­al­ité sovié­tique par le Sovi­et suprême. Un opéra majeur du XXe siè­cle, à décou­vrir absolument.

Musique sacrée, chants sérieux

La musique sacrée – chré­ti­enne s’entend – était jusqu’au XVIIIe siè­cle inté­grée à la vie quo­ti­di­enne dont elle ryth­mait le déroule­ment, et se jouait dans les tem­ples et les églis­es. Aujourd’hui, elle est par­tie prenante au marché de la musique et, si elle s’écoute encore dans les églis­es et les tem­ples, c’est que ceux-ci coû­tent moins cher aux organ­isa­teurs que les salles de con­cert. Sous le titre 1 000 ans de musique sacrée , Vir­gin rassem­ble dans un cof­fret, nan­ti d’un livret très bien fait, une antholo­gie d’une cinquan­taine de pièces depuis le chant gré­gorien du VIe siè­cle jusqu’à Mes­si­aen, Pen­derec­ki et Pärt, en pas­sant par Machaut, Mon­tever­di, Per­golese, Franck, Brit­ten, et bien d’autres3. Ce qui frappe le plus, c’est l’extraordinaire diver­sité non seule­ment de style mais aus­si d’inspiration de ces oeu­vres, qui relèvent toutes du même pro­pos, mais qui trou­vent vers Dieu les chemins musi­caux les plus divers.

Dans un esprit de recherche sim­i­laire, Anne-Marie Deschamps et l’ensemble Venance For­tu­nat ont enreg­istré sous le titre Alleluia (en hébreu Louez Yahvé, livre de Tobie) seize alléluias et autres kyrie, poly­phonies provenant de chants liturgiques du Xe au XVe siè­cle4. Ce qui est aujourd’hui musique pour ini­tiés, jouée sou­vent avec une com­ponc­tion un peu triste, était alors musique jubi­la­toire enton­née sou­vent par la foule, et le choix et l’interprétation d’Anne-Marie Deschamps traduisent bien ce cli­mat à la fois recueil­li et extatique.

Il n’est pas aber­rant de par­ler des pièces vocales de Mau­rice Delaisti­er à pro­pos de musique sacrée, tant il est vrai que la poésie et le chant sacré sont deux voies pour approcher l’indicible. Delaisti­er est un con­tem­po­rain français, dont L’Empreinte Dig­i­tale pub­lie les Chants sérieux pour ténor, clar­inette, piano et quatuor à cordes, Dans la lumière des mots-vig­iles pour sopra­no et ensem­ble, et un Trio pour piano, vio­lon et vio­lon­celle, par l’Ensemble Ader5. Une musique très évo­ca­trice, qui se réfère con­stam­ment à des réminis­cences de musique tonale, qui ne requiert aucun appren­tis­sage prélim­i­naire, et qui en appelle à votre sub­con­scient et vous trans­porte là où vous n’aviez absol­u­ment pas l’intention d’aller, en une sorte de micropsy­ch­analyse ; ce qui est pré­cisé­ment la mar­que de la vraie poésie.

Grands solistes du passé

Enfin, il faut citer en ce début d’année un DVD qui remet en pleine lumière trois musi­ciens déjà légendaires : Jascha Heifetz, Arthur Rubin­stein et Gre­gor Piatig­orsky, dans, notam­ment, le 4e Con­cer­to de Beethoven (Lon­don Phil­har­mon­ic, Dorati), le 1er mou­ve­ment du Con­cer­to pour vio­lon de Mendelssohn, le Con­cer­to pour vio­lon­celle de Wal­ton (BBC Sym­pho­ny, Mal­colm Sar­gent), et, en prime, la Polon­aise dite “Héroïque” de Chopin6. Le son est mal­heureuse­ment iné­gal, mais ce qui impres­sionne le plus, c’est la présence de ces musi­ciens, qui témoigne du pou­voir mag­ique qu’ils exerçaient sur leur audi­toire et con­fère à leur presta­tion une qual­ité d’intercesseur avec le monde divin.

Au total, il est presque obscène de par­ler d’argent à pro­pos de la musique ; tout comme l’amour et la foi, elle échappe au domaine du quan­tifi­able et il nous appar­tient, à nous qu’elle aide à vivre, de faire en sorte qu’elle con­tin­ue à exis­ter et se dévelop­per indépen­dam­ment des vicis­si­tudes con­tin­gentes du marché.

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1. 3 CD EMI 5 67877 2.
2. 2 CD EMI 5 67776 2.
3. 5 CD VIRGIN 5 62105 2.
4. 1 CD L’empreinte dig­i­tale ED 13150.
5. 1 CD L’empreinte dig­i­tale ED 13142.
6. 1 DVD EMI DVA 4928409.

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