Musiques grandes et petites ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°640 Décembre 2008Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Cer­tains appel­lent « grande musique » la musique dite clas­sique, non sans déri­sion, bien sûr ; mais cela n’incite guère à la fréquenter ceux – ama­teurs de rap ou autres funk – qui s’en méfient. Il est plus courant de dis­tinguer, au sein de la musique clas­sique même, les « grands », comme Bach, Brahms ou Stravin­s­ki, des autres, qual­i­fiés par­fois de « petits maîtres ». Cette dis­tinc­tion, fondée sur la tra­di­tion – et peu évo­lu­tive, même si cer­tains « grands » d’hier, comme Saint-Saëns, ne sont plus aujourd’hui con­sid­érés comme tels – est moins évi­dente et dis­crim­i­nante qu’il n’y paraît : dans quelle caté­gorie class­er Tele­mann, Satie, Gersh­win ? En réal­ité, il existe des com­pos­i­teurs peu joués parce que peu con­nus, et peu con­nus car peu joués, aux­quels les organ­isa­teurs de con­certs seraient avisés de s’intéresser, au moins autant qu’à la musique contemporaine.

Fumet et contemporains de Van Dyck

À l’occasion de l’exposition Van Dyck, un disque regroupe sous le nom de Van Dyck, por­traits musi­caux1 une douzaine de pièces où Pur­cell (une Sonate en trio) côtoie des con­tem­po­rains moins con­nus comme Dow­land, Byrd, Zanet­ti, Hol­borne, Fontana. Au-delà du pré­texte – Van Dyck, artiste européen, a peut-être côtoyé ces musi­ciens – l’idée est intéres­sante car elle place une œuvre pic­turale dans un con­texte socio­cul­turel plus large. Mais, surtout, elle per­met de con­naître des musi­ciens fins, sub­tils, créat­ifs, émou­vants même, qui méri­tent d’être placés au même niveau que les Pur­cell ou Haendel.

La musique de cham­bre de Raphaël Fumet a été évo­quée dans ces colonnes (avril 2008). Les Fumet sont une dynas­tie, et la musique de son père Dynam-Vic­tor Fumet est aus­si inex­plic­a­ble­ment peu con­nue que la sienne. On peut la décou­vrir dans un disque récent d’œuvres chorales (les Qua­tre saisons, Messe des oiseaux, Messe mar­i­ale, notam­ment) par le Chœur des Nou­velles Voix de Saint-Péters­bourg2. C’est, pesons nos mots, de la grande, de la belle musique, aux poly­phonies com­plex­es, aux har­monies recher­chées où l’on sent les influ­ences de Franck et Fau­ré mais orig­i­nale, une musique exquise et qui pro­cure ce plaisir sen­suel que l’on attend si sou­vent en vain de la musique contemporaine.

Pergolèse, Scarlatti, Ravel, Debussy, Fauré

Le Con­cer­to Ital­iano vient d’enregistrer deux mess­es : la Mes­sa romana de Per­golèse, la Mes­sa per il san­tis­si­mo natale de Scar­lat­ti (Alessan­dro)3. Il s’agit de musiques non seule­ment savantes, bien con­stru­ites et qui ont du souf­fle, mais aus­si pro­pre­ment jubi­la­toires, et que l’on peut à bon droit préfér­er à la musique de Vival­di, dont elles se dis­tinguent par une inven­tion sans cesse renou­velée : rien moins que de la petite musique.

En enreg­is­trant les Quatuors de Debussy et Rav­el4, pièces majeures du réper­toire, le Quatuor Ébène, jeune quatuor français qui se donne volon­tiers l’allure extérieure d’un groupe de rock, pre­nait un risque : tous les grands les ont enreg­istrés, du Quar­tet­to Ital­iano au Quatuor Alban Berg : allaient-ils soutenir la com­para­i­son ? Eh bien, le résul­tat est pro­pre­ment fasci­nant : une finesse d’exécution, une palette infinie de nuances, en même temps qu’une absolue rigueur – d’ailleurs ces deux œuvres sont des révéla­teurs de la qual­ité d’un ensem­ble : tech­nique­ment dif­fi­ciles, elles ne sup­por­t­ent ni la décon­trac­tion ni l’à‑peu-près – et une totale homogénéité, inhab­ituelles pour des musi­ciens de cet âge. En fait, cela nous rap­pelle fort oppor­tuné­ment que Debussy avait 31 ans quand il a écrit son Quatuor et Rav­el 28. Mais les Ébène se sont attaqués aus­si, sur le même disque, au Quatuor de Fau­ré, beau­coup plus rarement joué et enreg­istré, dernière œuvre d’un homme de 78 ans ter­minée quelques jours avant sa mort, empreinte de mélan­col­ie et même de dés­espoir, et musi­cale­ment com­plexe, à la lim­ite de l’atonalité. Là aus­si, c’est par­fait, pro­fond, à vous met­tre au bord des larmes. Prenez un verre d’un très bon pomerol, asseyez-vous dans un fau­teuil con­fort­able : vous allez pass­er qua­tre-vingts min­utes intens­es, inou­bli­ables. L’écoute ter­minée, reprenez tout de même vos esprits : ce n’était, au fond, que de la musique.

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1. 1 CD ARION
2. 1 CD Musique et Esprit
3. 1 CD NAIVE
4. 1 CD VIRGIN.

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