L’amour dans trois opéras

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°558 Octobre 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Dans les fes­ti­vals de l’été, les touristes béats que nous sommes tous per­dent tout esprit cri­tique et sont prêts à avaler le pire avec le meilleur, et le plus mod­este des con­certs se donne à guichets fer­més : le vacanci­er ne veut pas bronz­er idiot.

Hélas, il n’en est plus de même dans les salles de con­cert que nous retrou­vons à la ren­trée, et, en France tout au moins, seules des valeurs sûres con­ven­able­ment médi­atisées parvi­en­nent à les rem­plir, en musique sym­phonique comme en musique de cham­bre : pour le bour­geois vague­ment ama­teur, s’endormir sur son sofa devant la télévi­sion est plus con­fort­able que sur le fau­teuil d’une salle de concert.

L’opéra, fort heureuse­ment, échappe à cette désaf­fec­tion, sans doute en rai­son du goût du spec­ta­cle que la télévi­sion, pré­cisé­ment, con­tribue à entretenir. Encore faut-il qu’il y ait spec­ta­cle, d’où la course à la mise en scène orig­i­nale, exces­sive, éventuelle­ment extrav­a­gante, des­tinée à éton­ner le cha­land. Mais qu’importe, si c’est pour le bien de la musique ! Cela étant, nous n’aimons, nous ne pos­sé­dons entière­ment un opéra que si nous l’avons intéri­or­isé, si nous avons dépassé les sou­venirs visuels que nous en avons, et si les car­ac­tères sont devenus indépen­dants des chanteurs qui les ont, un jour, incar­nés pour nous sur une scène, si les lieux ne doivent plus rien aux décors aperçus, et s’il ne nous reste que la quin­tes­sence de l’œuvre, c’est-à-dire la musique.

À cet égard, pour le puriste, une ver­sion de con­cert est mille fois préférable à une ver­sion scénique, d’autant que les chanteurs qui n’ont plus à être aus­si des acteurs et ne sont plus embar­rassés par les cos­tumes, les atti­tudes, les mou­ve­ments se con­cen­trent sur la seule musique.

Allons, Messieurs les met­teurs en scène, ne cherchez plus à nous éton­ner, rivalisez dans la mod­estie, le dépouille­ment, et souciez-vous de servir la seule musique, comme jadis Vilar, au TNP, ser­vait le texte, rien que le texte.

Monteverdi – L’Incoronazione di Poppea

Mon­tever­di s’écoute en général avec le respect dû aux grands anciens, respect sou­vent mêlé d’un peu d’ennui : on n’est pas sans servi­tude l’inventeur ancien de l’opéra mod­erne. Mais après avoir fustigé les met­teurs en scène, il faut bien avouer que c’est la représen­ta­tion scénique qui a révélé Le Couron­nement de Pop­pée au pub­lic il y a quelques années, et lui a con­féré le statut mérité de chef‑d’œuvre.

Opéra his­torique qui se déroule à l’époque de Tacite et qui met en scène Néron et Sénèque, Le Couron­nement de Pop­pée, loin d’être momi­fié, brûle : le Mal tri­om­phe du Bien, le désir sex­uel domine les rela­tions humaines, Néron répudie sa femme et épouse sa maîtresse, Sénèque est acculé au sui­cide, et la musique n’est ni con­v­enue, ni innocente.

Il faut de très bons spé­cial­istes de la musique baroque pour une œuvre aus­si com­plexe et sul­fureuse. Les Bri­tan­niques excel­lent dans ce domaine, et la ver­sion du City of Lon­don Baroque Sin­fo­nia, dirigé par Richard Hick­ox, avec une pléi­ade de solistes excel­lents et homogènes dont la remar­quable Arleen Auger en Pop­pée, sera une ver­sion de référence1.

Alcina, de Haendel

Opéra majeur, le tren­tième de Haen­del, joué à Covent Gar­den peu après son ouver­ture en 1732, Alci­na a été décou­vert par beau­coup grâce à sa représen­ta­tion à l’Opéra de Paris en 1999. C’est pré­cisé­ment une de ces représen­ta­tions qui a été enreg­istrée par Era­to, avec Renée Flem­ing, Susan Gra­ham, Nathalie Dessay, et les Arts Floris­sants dirigés par William Christie2.

His­toire elle aus­si imprégnée par l’érotisme, per­son­nages incer­tains et changeants à la psy­cholo­gie com­plexe, arias superbes, tout con­court à faire de cet opera seria une œuvre extra­or­di­naire­ment mod­erne. Ce n’est pas le cas de la musique baroque en général, ni même de la plu­part des opéras de Haendel.

Aus­si se réjouit-on d’écouter et de réé­couter Alci­na, décou­vrant quelque chose de plus à chaque écoute, et aus­si, chez Haen­del, un magi­cien, scru­ta­teur de l’âme humaine, que l’on ne soupçon­nait pas.

La Traviata, avec José Cura, Eteri Gvazava, Rolando Panerai

La ver­sion de La Travi­a­ta enreg­istrée par Zubin Mehta à la tête de l’Orchestre Sym­phonique et des Chœurs de la RAI, avec les trois solistes ci-dessus3, est un para­doxe : elle est le by-prod­uct d’un événe­ment télévi­suel médi­atisé à l’excès en juin 2000, et c’est, con­tre toute attente, une ver­sion opti­male de l’opéra de Ver­di. Il s’agissait, rap­pelons- le à l’usage de ceux qui auraient échap­pé au battage médi­a­tique de l’époque, de dif­fuser en qua­tre séquences, en direct, dans le monde entier (ou presque), l’œuvre chan­tée et tournée à Paris sur les lieux (approx­i­ma­tive­ment) où elle se déroule (comme naguère la Tosca à Rome dans des con­di­tions semblables).

Pourquoi obtient-on ain­si une ver­sion opti­male, avec en out­re une qual­ité tech­nique d’enregistrement excep­tion­nelle ? Parce que le chef, les solistes et les chœurs sont de tout pre­mier plan, bien sûr (y com­pris la très belle et peu con­nue Sibéri­enne Eteri Gvaza­va, qui a une voix mag­nifique) ; mais aus­si, peut-être (et l’on peut le regret­ter ou s’en réjouir, au choix), en rai­son de la longue pré­pa­ra­tion et du bud­get con­sid­érable du film : seuls les naïfs pensent qu’en art l’argent salit ce qu’il touche.

Aus­si rel­a­tivis­era-t-on ce que l’on écrivait plus haut : la médi­ati­sa­tion à out­rance, la télévi­sion, les super­pro­duc­tions ne sont pas néces­saire­ment vouées à la médi­ocrité musi­cale. Si elles doivent con­tribuer à l’épanouissement de la musique dite clas­sique tout en assur­ant son accès au plus grand nom­bre, eh bien, vive la société de con­som­ma­tion et vive la télévision !

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1. 3 CD VIRGIN 5 61783 2.
2. 3 CD ERATO 8573–80233‑2.
3. 2 CD TELDEC 87738 27412.

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