LUMIÈRES D’AUTOMNE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°668 Octobre 2011Rédacteur : Jean Salmona (56)

Prends l’éloquence
et tords-lui son cou.

PAUL VERLAINE, Art poé­tique.

Le pathos : voilà l’ennemi. Com­bi­en de fois n’avons-nous pas rêvé de crier « assez ! » à un acteur qui cabo­tine ; de cla­quer le cou­ver­cle du clavier sur les doigts d’un pianiste exalté ; de couper le micro à un homme poli­tique qui sol­licite notre émo­tion au lieu de nous faire réfléchir. Les (vrais) grands inter­prètes le savent bien : moins on en fait, plus on peut touch­er durable­ment l’auditoire. Mus­set s’écrie : « Vive le mélo­drame où Mar­got a pleuré ! », mais en sor­tant du théâtre Mar­got a déjà tout oublié.

Debussy, Franck

À l’opposé de Beethoven et de Ver­di, Debussy est le maître de l’under­state­ment en musique, tout par­ti­c­ulière­ment dans ses mélodies – il en a com­posé plus de qua­tre-vingts – où, quel que soit le texte, sa musique plane loin au-dessus des mots, infin­i­ment sub­tile ; aus­si la par­tie du pianiste est-elle au moins aus­si impor­tante que celle du bary­ton et pour­rait presque être jouée séparé­ment (comme l’a fait Maazel pour la par­tie d’orchestre du Ring de Wag­n­er, présen­tée le mois dernier par notre cama­rade Dar­mon). Les vingt-qua­tre Mélodies enreg­istrées il y a peu avec beau­coup de finesse et de retenue par le bary­ton Jan Van der Grabben et la pianiste Inge Spinette sous le titre Le Musi­cien de l’amour1 illus­trent par­faite­ment ce par­ti pris d’effleurer et de sug­gér­er plutôt que de soulign­er les textes de Charles d’Orléans, Vil­lon, Banville, Ver­laine. À not­er aus­si l’impeccable dic­tion du bary­ton, grâce à laque­lle on appré­cie les poèmes en con­tre­point, en quelque sorte, de la musique.

Autre duo, celui que for­ment le vio­lon­cel­liste Alexan­der Kni­azev – bien con­nu des habitués des fes­ti­vals de La Roque‑d’Anthéron et de Mont­pel­li­er – et la pianiste Pla­me­na Man­go­va, pour un disque d’oeuvres de Franck et Ysaÿe2. Il s’agit de tran­scrip­tions de pièces pour vio­lon et piano : la Sonate et un Noc­turne de Franck, et la Berceuse et le Poème élé­giaque d’Ysaÿe. Le principe de la tran­scrip­tion, courante au XIXe siè­cle, est à nou­veau en vogue, et ce n’est pas aber­rant dès lors que l’interprète est hors pair, ce qui est le cas de Kni­azev. Le tim­bre du vio­lon­celle est, on le sait, le plus proche de celui de la voix humaine, et con­fère à ces oeu­vres un pou­voir d’émotion plus grand encore que leur ver­sion pour vio­lon. À décou­vrir : l’extraordinaire Poème élé­giaque d’Ysaÿe, qui fut au moins aus­si grand com­pos­i­teur qu’interprète.

Bach

Tout ama­teur de musique con­naît l’essentiel de la musique instru­men­tale et vocale de Bach. Mais ses Motets sont rarement joués en con­cert. Tout au plus peut-on enten­dre cer­tains de leurs choraux repris dans des Can­tates. Cepen­dant, les six Motets sont des pièces à part entière, écrits pour être joués dans des cir­con­stances bien déter­minées à la paroisse de Leipzig. L’enregistrement qu’en donne Philippe Her­reweghe et son Col­legium Vocale Gent3 (voix et instru­ments) a une spé­ci­ficité unique : l’effectif choral est réduit, ce qui con­fère au con­tre­point des par­ties vocales une clarté excep­tion­nelle. On redé­cou­vre ain­si, dépouil­lés de leur gangue des sur­ef­fec­tifs choraux habituels, Singet dem Her­rn ein neues Lied ; Komm, Jesu, komm ; Jesu, meine Freude ; Lobet den Her­rn, alle Hei­den ; Fürchte dich nicht, ich bin bei dir ; et Der Geist hil­ft unser Schwach­heit auf.

Fazil Say

Ce pianiste flam­boy­ant se fait rare et ses enreg­istrements sont des événe­ments, tout comme ses con­certs. C’est que Fazil Say a autant de détracteurs que d’inconditionnels. Avouons faire par­tie de ces derniers, et le class­er par­mi les très grands pianistes vir­tu­os­es extraver­tis d’aujourd’hui, avec Boris Bere­zovs­ki, dans la lignée de Rach­mani­nov, de Cziffra et même de Liszt. Son dernier disque est con­sacré aux Tableaux d’une expo­si­tion de Mous­sorgs­ki, à la Sonate 1.X.1905 de Janacek, et à la 7e Sonate de Prokofiev4. Superbe pianiste ! Non seule­ment sa tech­nique est tran­scen­dante mais sa musi­cal­ité et son touch­er sont d’une finesse excep­tion­nelle. À cet égard, la Sonate de Janacek et celle de Prokofiev, qui por­tent la mar­que des épo­ques tour­men­tées dans lesquelles elles s’inscrivent, con­stituent des tests défini­tifs. Et Fazil Say s’y révèle ce qu’il est : un artiste qui a intéri­or­isé les événe­ments de son temps et qui joue non pour le seul pub­lic « dis­tin­gué », mais pour tous ceux qui cherchent à com­pren­dre ce qu’ont été les hor­reurs du XXe siè­cle et qui peu­vent trou­ver dans la musique une voie.

Claude Abadie

Notre cama­rade Claude Abadie (X1938), dont on fêtait en jan­vi­er 2010 au Petit Jour­nal Mont­par­nasse le 90e anniver­saire, pub­lie le 4e vol­ume des inédits de son Ten­tette, péri­ode 1997–20105. Fab­uleux orchestre, ren­du légendaire par Boris Vian qui joua comme on le sait avec Abadie et racon­te les péré­gri­na­tions de cet ensem­ble dans Ver­co­quin et le Planc­ton. On trou­ve dans ce 4e vol­ume des thèmes elling­toniens tels que Chelsea Bridge, Cash­mere Cutie, et aus­si des stan­dards comme Body and Soul, I Remem­ber Clif­ford. C’est, comme tou­jours, chaleureux, pré­cis, émou­vant, du jazz comme on l’aime. Écoutez- le, et vous con­staterez une fois de plus que l’X ne pro­duit pas que des gross­es têtes mais aus­si, par­fois, de grands cœurs.

1. 1 CD OUTHERE
2. 1 CD FUGA LIBERA.
3. 1 CD OUTHERE
4. 1 CD + 1 DVD NAIVE.
5. 1 CD chez C. Abadie (voir adresse dans l’annuaire).

Poster un commentaire