Enthousiasmes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°563 Mars 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Le Quatuor Alban Berg

Le Quatuor Alban Berg

Quel que soit l’enthousiasme que l’on éprouve à l’écoute d’un pia­niste, on ne sau­rait décla­rer rai­son­na­ble­ment que telle œuvre a trou­vé avec lui son inter­prète défi­ni­tif : on sait qu’un autre vien­dra, tôt ou tard, qui aura une autre lec­ture de l’œuvre, et qui nous sédui­ra, en atten­dant d’être détrô­né à son tour. De même pour une œuvre orches­trale et pour la majeure par­tie de la musique de chambre.

Pour­quoi le qua­tuor semble-t-il échap­per à la règle ? Peut-être parce que l’extraordinaire mélange de richesse et de conci­sion de cette forme unique, qui la dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment des deux formes voi­sines du quin­tette et du trio, impose aux inter­prètes une telle rigueur et une telle ascèse qu’il est exclu qu’ils cherchent à inno­ver dans l’interprétation.

Le Qua­tuor Alban Berg a trente ans cette année, et cha­cune de ses inter­pré­ta­tions qui ont jalon­né ces trente années – Mozart, Bee­tho­ven, Brahms, etc. –, frappe l’auditeur comme une révé­la­tion : on n’a jamais fait aus­si bien, on ne fera jamais mieux. La rai­son en est sans mys­tère : chaque ligne, chaque mesure, chaque note a été tra­vaillée inlas­sa­ble­ment jusqu’à ce que soient atteints d’abord cette per­fec­tion abso­lue dans la forme puis ce nir­va­na au-des­sus duquel il n’y a plus que Dieu.

Ain­si des Qua­tuors de Debus­sy et Ravel, enre­gis­trés en 1984 et 1986, et que l’on réédite aujourd’hui en CD1, avec les 3 Pièces pour qua­tuor à cordes de Stra­vins­ki. Ils avaient stu­pé­fait à l’époque. Il y a eu depuis des dizaines d’enregistrements de ces qua­tuors-culte, dont plu­sieurs excel­lents ; mais vous recon­naî­trez sans peine, dans un test à l’aveugle, l’interprétation du Qua­tuor Alban Berg quand vous l’aurez enten­due une fois : c’est le bon­heur total.

Deux enre­gis­tre­ments plus récents (1999) sont de la même eau : les qua­tuors opus 51 et 105 de Dvo­rak2. Même clar­té, même trai­te­ment extra­or­di­nai­re­ment sub­til de la note, même uni­té comme si les quatre ne fai­saient qu’un (avez-vous regar­dé cette émis­sion récente, sur Arte, où le Qua­tuor Alban Berg for­mait un jeune qua­tuor, et où l’on pas­sait d’un plan où l’un des quatre diri­geait les jeunes à un autre sans se rendre compte que ce n’était plus Pichler – le 1er vio­lon – qui par­lait mais Erben – le vio­lon­celle) avec, en plus, dans Dvo­rak, aus­si “ Slave ” que Debus­sy et Ravel sont “ Fran­çais ”, cette lan­gueur roman­tique des mou­ve­ments lents et ce rythme tour­billon­nant des mou­ve­ments rapides. Quel plaisir !

Vadim Repin et Nikolaï Lugansky

Vadim Repin, le Sibé­rien, fait par­tie de cette “ cuvée ” de l’école russe de vio­lon qui nous a don­né aus­si Maxim Ven­ge­rov ; ils sont, avec Hil­la­ry Hahn et Sarah Chang, la relève de la géné­ra­tion pré­cé­dente, celle des Itz­hak Perl­man et Gidon Kre­mer. Mais c’est dans une géné­ra­tion plus ancienne qu’il faut cher­cher des res­sem­blances : c’est à Jascha Hei­fetz que Repin fait imman­qua­ble­ment pen­ser, avec son abso­lue per­fec­tion tech­nique, son élé­gance et sa distanciation.

Repin vient d’enregistrer, avec Boris Bere­zovs­ky au pia­no, trois œuvres qui n’ont en com­mun que leur carac­tère “ exté­rieur ” ; c’est-à-dire qu’il s’agit de musique pour la musique, sans réfé­rence appa­rente au “ moi ” du com­po­si­teur, sans roman­tisme : la Sonate pour vio­lon et pia­no de Richard Strauss, le Diver­ti­men­to de Stra­vins­ki (ver­sion pia­no-vio­lon du Bai­ser de la Fée), les Danses rou­maines de Bar­tok3.

C’est mer­veilleu­se­ment clair, rigou­reux comme une épure, avec en outre une touche de cha­leur tzi­gane à laquelle Repin ne nous avait pas habi­tués. On pren­dra beau­coup de plai­sir à la Sonate de Strauss, non pas post­ro­man­tique mais tout sim­ple­ment roman­tique, et aus­si au Diver­ti­men­to de Stra­vins­ki, très proche de Tchaïkovski.

Éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, la Rus­sie ne se porte pas bien, et c’est un euphé­misme. Mais quelle vita­li­té dans la pro­duc­tion, si l’on ose dire, de musi­ciens ! Niko­laï Lugans­ky a déjà lar­ge­ment fait par­ler de lui, notam­ment dans Cho­pin (qui, contrai­re­ment à la cri­tique una­nime, ne nous avait pas enthou­sias­més). Le voi­ci aujourd’hui dans Rach­ma­ni­nov, 11 Pré­ludes et 6 Moments musi­caux4. Et là, plus aucune réserve : Lugans­ky est fait pour jouer Rach­ma­ni­nov comme Gould l’était pour Bach ou aujourd’hui Bren­del pour Schu­bert. Tech­nique trans­cen­dante, tou­cher sub­til – ce qui ne va pas tou­jours de pair –, capa­ci­té de faire chan­ter le pia­no comme s’il s’agissait d’un vio­lon­celle ou de le trai­ter comme un orchestre.

Pour ceux qui consi­dèrent Rach­ma­ni­nov comme un des très grands com­po­si­teurs pour le pia­no, tout à côté de Liszt (et même un petit peu au-des­sus), voi­là qui sera cer­tai­ne­ment un enre­gis­tre­ment de référence.

Le Requiem de Verdi par Giulini

En cette année Ver­di, nous allons goû­ter du Ver­di accom­mo­dé à toutes les sauces, et entendre cer­tai­ne­ment de mul­tiples ver­sions de son Requiem. Le moment était venu de réédi­ter une ver­sion (1963) du Requiem dont la seule dis­tri­bu­tion fait rêver : Eli­sa­beth Schwarz­kopf, Chris­ta Lud­wig, Nico­laï Ged­da, l’Orchestre et les Chœurs Phil­har­mo­nia, diri­gés par Car­lo Maria Giu­li­ni5. Bien sûr, il ne suf­fit pas de réunir des stars pour faire un chef‑d’œuvre, le ciné­ma en four­nit de nom­breux exemples : il faut la grâce, et Giu­li­ni, ici, l’avait atteinte, ou plu­tôt en avait été touché.

Et chaque ins­tant est un émer­veille­ment. On pour­rait décor­ti­quer l’enregistrement, et par­ler, par exemple, des chœurs, dont la capa­ci­té de varier la puis­sance de manière infi­ni­té­si­male, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans les pia­nis­si­mos, est pro­pre­ment inouïe. Mais c’est le tout, et non cha­cune des par­ties, qui est ici excep­tion­nel. Au total, nous met­tons au défi un audi­teur aus­si endur­ci soit-il d’écouter cette musique les yeux secs.

On écou­te­ra avec sur­prise, et non moins d’émerveillement, sur le même disque, les Quatre Pièces sacrées, incon­nues des non-spé­cia­listes, dont un Ave Maria ineffable.

______________________________
1. 1 CD EMI 5 67550 2
2. 1 CD EMI 5 57013 2
3. 1 CD ERATO 85738 57692
4. 1 CD ERATO 85738 57702
5. 2 CD EMI 5 67560 2.

Poster un commentaire