Leçons de microéconomie évolutionniste

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°584 Avril 2003Par : Jacques Lesourne (48), André Orléan (71), Bernard Walliser (65)Rédacteur : Nicolas CURIEN (70) professeur au Conservatoire national des arts et métiers

De nom­breux phé­no­mènes éco­no­miques sont peu ou mal expli­qués par la théo­rie néo­clas­sique stan­dard. Pour­quoi observe-t-on sou­vent une dis­per­sion des prix aux­quels est ven­du un même bien, alors que le modèle stan­dard de la concur­rence affirme a contra­rio que le prix doit être unique ? Pour­quoi des bulles finan­cières se déve­loppent-elles, alors que la théo­rie tra­di­tion­nelle du mar­ché pré­dit que le prix d’un actif doit reflé­ter sa vraie ren­ta­bi­li­té ? Pour­quoi constate-t-on des dis­pa­ri­tés impor­tantes entre struc­tures indus­trielles ou entre moda­li­tés de régu­la­tion du mar­ché du tra­vail d’un pays déve­lop­pé à un autre, alors que l’analyse néo­clas­sique pré­dit au contraire que l’homogénéité devrait s’imposer, dès lors que les condi­tions de pro­duc­tion sont com­pa­rables et que les objec­tifs des poli­tiques de l’emploi sont similaires ?

Depuis une ving­taine d’années, cer­tains modèles, situés en marge de “ l’orthodoxie” domi­nante, ont été construits afin de rendre compte d’une manière satis­fai­sante de ce type de phé­no­mènes. L’objectif du livre est de mon­trer que ces modèles, dans un pre­mier temps épars et spé­ci­fiques, com­mencent à s’organiser aujourd’hui en un pro­jet cohé­rent, qui consti­tue vrai­sem­bla­ble­ment le germe d’une “révo­lu­tion” de la science éco­no­mique et le socle d’un nou­veau para­digme, incluant l’ancien comme cas limite. Issu de la conver­gence des trois cou­rants de pen­sée, res­pec­ti­ve­ment évo­lu­tion­niste, cog­ni­ti­viste et ins­ti­tu­tion­na­liste, ce para­digme émergent repose sur trois prin­cipes métho­do­lo­giques fondateurs :

1) Selon le point de vue évo­lu­tion­niste, un sys­tème éco­no­mique ne peut être ren­du intel­li­gible que si l’on étu­die les pro­ces­sus dyna­miques et sto­chas­tiques qui gou­vernent son évo­lu­tion, alors que la démarche stan­dard fait le plus sou­vent l’impasse sur “l’histoire” du sys­tème, pour foca­li­ser toute l’attention sur son état d’équilibre. Or, ne pas s’interroger sur les com­por­te­ments hors équi­libre, c’est négli­ger l’éventualité d’une dyna­mique chao­tique n’atteignant jamais d’équilibre, c’est aus­si s’interdire de carac­té­ri­ser les condi­tions de conver­gence vers l’un ou l’autre de plu­sieurs équi­libres a prio­ri pos­sibles, c’est enfin d’une cer­taine manière nier l’histoire, en oubliant que l’état pré­sent d’un sys­tème est for­te­ment “dépen­dant du che­min” qui l’y a conduit.

2) Selon le point de vue cog­ni­ti­viste, les déci­sions indi­vi­duelles des agents éco­no­miques dérivent d’une ratio­na­li­té “pro­cé­du­rale”, qui fait jouer un rôle cen­tral aux struc­tures d’information, à l’apprentissage par l’expérience, à la révi­sion des croyances sur l’environnement stra­té­gique ; autant de fac­teurs essen­tiels des choix, pour­tant super­be­ment igno­rés par l’approche stan­dard qui pos­tule, quant à elle, une ratio­na­li­té pure­ment ins­tru­men­tale, entiè­re­ment réduc­tible à la maxi­mi­sa­tion d’une fonc­tion objec­tif (pro­fit, uti­li­té, etc.).

3) Enfin, selon le point de vue ins­ti­tu­tion­na­liste, les ins­ti­tu­tions, c’est-à-dire l’ensemble des struc­tures de régu­la­tion qui per­mettent le fonc­tion­ne­ment d’une éco­no­mie (mar­chés, entre­prises, État, syn­di­cats, asso­cia­tions, normes sociales, conven­tions, etc.) sont des pro­duc­tions endo­gènes résul­tant de la coor­di­na­tion des agents et devant à ce titre être expli­quées par la modé­li­sa­tion, et non pas des construits exo­gènes, ain­si que le sup­pose l’approche stan­dard. Cette der­nière pri­vi­lé­gie en outre une forme très par­ti­cu­lière d’institution – le mar­ché, paré de toutes les ver­tus de l’efficacité éco­no­mique – et fait appa­raître toutes les autres formes ins­ti­tu­tion­nelles, au pire comme des sco­ries per­tur­ba­trices de l’ordre mar­chand, au mieux comme des maux néces­saires pour cor­ri­ger, dans cer­taines cir­cons­tances, d’éventuelles défi­ciences du marché.

Ces trois prin­cipes de base étant posés en intro­duc­tion, les auteurs les déclinent au long des neuf cha­pitres du livre, selon une pro­gres­sion péda­go­gique qui pro­cède en trois étapes.

Dans les trois pre­miers cha­pitres sont expo­sés les concepts de base : méca­nismes de déci­sion indi­vi­duelle et ratio­na­li­té pro­cé­du­rale, inter­ac­tions entre des agents pure­ment “ réac­tifs ” sur un mar­ché élé­men­taire, jeu évo­lu­tion­niste entre des agents “ p r o a c t i f s ” ani­més par des stratégies.

Puis les trois cha­pitres cen­traux sont consa­crés à l’étude de la dyna­mique des mar­chés : consé­quences des irré­ver­si­bi­li­tés et de la “ dépen­dance par rap­port au che­min ” , com­por­te­ments mimé­tiques des agents et for­ma­tion de bulles, émer­gence des struc­tures indus­trielles comme résul­tat de la concur­rence entre les entreprises.

Enfin, les trois der­niers cha­pitres ana­lysent la genèse et le fonc­tion­ne­ment des formes ins­ti­tu­tion­nelles hors mar­ché : orga­ni­sa­tion interne des entre­prises, étude des ins­ti­tu­tions comme ins­tru­ments de la coor­di­na­tion entre les agents, jus­ti­fi­ca­tion et rôle des inter­ven­tions éco­no­miques de l’État.

Sous la forme d’un épi­logue, l’ouvrage s’achève par une très inté­res­sante réflexion sur la por­tée comme sur les limites de l’approche pro­po­sée, d’un triple point de vue théo­rique (com­ment appré­cier la robus­tesse des modèles pré­sen­tés et leur capa­ci­té à géné­ra­li­ser la théo­rie stan­dard?), empi­rique (com­ment confron­ter la modé­li­sa­tion à l’expérience et aux obser­va­tions?) et nor­ma­tif (com­ment mobi­li­ser la théo­rie au ser­vice de la décision ?).

À tous ceux qui s’intéressent aux déve­lop­pe­ments récents de la science éco­no­mique, comme à tous ceux qui, plus géné­ra­le­ment, s’interrogent sur l’intérêt et les apports de la modé­li­sa­tion dans les sciences sociales, l’ouvrage col­lec­tif diri­gé par Jacques Lesourne, André Orléan et Ber­nard Wal­li­ser apporte de solides et pré­cieux élé­ments de connais­sance, pré­sen­tés sous une forme à la fois rigou­reuse et non absconse.

En refer­mant le livre, le lec­teur aura cer­tai­ne­ment acquis la convic­tion que la science éco­no­mique, loin d’être un édi­fice figé qui aurait atteint son état d’équilibre hors des réa­li­tés concrètes, est en réa­li­té elle-même un sys­tème évo­lu­tion­niste, dont l’histoire est orien­tée dans le sens d’une plus grande cohé­rence épis­té­mo­lo­gique, d’une plus grande per­ti­nence empi­rique et d’une plus grande adé­qua­tion aux attentes des acteurs et des décideurs.

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