L’économie du prochain siècle, ou l’inversion des raretés

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Dominique DRON
Par Hervé JUVIN

Nous entrons dans un monde dif­férent, à grande vitesse. Celui dont nous sor­tons fut struc­turé en cinquante ans, dans ses ter­ri­toires, ses cir­cuits économiques et les habi­tudes de ses pop­u­la­tions, par la disponi­bil­ité con­stante de pét­role et de trans­ports à bas coût, par la gra­tu­ité des élé­ments dits naturels, et par un usage illim­ité de la planète. Cette par­en­thèse, les aléas géopoli­tiques, les acci­dents météorologiques et les nou­velles raretés de l’eau, de l’air, de l’e­space, devraient la clore plus rapi­de­ment que le seul épuise­ment des ressources énergé­tiques n’y con­duirait. La peur pour la survie va boule­vers­er le jeu poli­tique, le bilan des entre­pris­es et l’ob­jet même de l’ac­tiv­ité économique.

Com­mençons par le monde physique : jusqu’au siè­cle dernier, et encore aujour­d’hui dans beau­coup de représen­ta­tions men­tales, les hommes et leurs pro­duc­tions étaient rares, le globe, vaste, ses richess­es inépuis­ables, sa sta­bil­ité éter­nelle. Il a suf­fi de dix ans, depuis le Pro­to­cole de Kyoto, pour que se répande cette idée, qui devien­dra bien­tôt com­mune1 : l’ère du rationnement de l’usage du monde a débuté. Nous savons mais « nous ne croyons pas ce que nous savons »2 et nous n’en tirons pas encore les con­séquences, bien que les signes s’ac­cu­mu­lent et touchent à l’évidence.

Prenons l’usage de l’e­space : nous avons déjà arti­fi­cial­isé le tiers des ter­res émergées, au point que l’oc­cu­pa­tion humaine les régit plus que les lois naturelles physiques et chim­iques. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, l’ex­ploita­tion agri­cole et une ges­tion sou­vent nég­li­gente de ressources finies et des déchets indus­triels pro­duisent con­join­te­ment la mon­tée des océans, la salin­i­sa­tion des ter­res3, l’éro­sion, l’é­tale­ment urbain, la mul­ti­pli­ca­tion des infra­struc­tures. Aujour­d’hui, le vrai luxe c’est l’e­space : pas seule­ment l’e­space bien placé au cœur de pat­ri­moines cul­turels ou au car­refour des activ­ités en vue, mais aus­si l’e­space qui reste vivant, qui per­me­t­tra de tenir « les autres » à l’é­cart, et de fournir de quoi boire, se nour­rir, et se chauffer.

Notre usage exces­sif des dif­férentes formes de la vie crée ses pro­pres raretés : urban­i­sa­tion, pol­lu­tion, sur­ex­ploita­tion, déforesta­tion, espèces inva­sives font dis­paraître les espèces vivantes et leurs habi­tats à un rythme ana­logue à celui des cinq grandes extinc­tions géologiques. Il nous a suf­fi de vingt ans pour con­som­mer 80 % des pois­sons habi­tant les grandes pro­fondeurs ; de quar­ante ans ans pour que s’écroulent les stocks de morue de la mer du Nord qui nour­ris­saient l’Eu­rope depuis deux ou trois mille ans ; de cinquante ans de « Révo­lu­tion Verte » pour divis­er par 10 à 100, selon les régions, la diver­sité des plantes cul­tivées ; de moins d’un siè­cle pour que le quart des mam­mifères du monde, le tiers des plantes supérieures et les trois quarts des pois­sons pêchés se trou­vent en dan­ger sévère et, pour beau­coup, en voie de dis­pari­tion. Nous savons, pour­tant, que, face au change­ment cli­ma­tique, l’hu­man­ité ne pour­ra s’adapter aux mod­i­fi­ca­tions d’ores et déjà inélucta­bles si suff­isam­ment d’e­spèces et de biotopes ne s’y adaptent pas de leur côté. Plus ils seront frag­iles, moins ils pour­ront le faire. Or nous n’avons pas encore créé de comp­teur pour mesur­er et garan­tir la tenue de notre « cein­ture de sécu­rité écosystémique ».

Nous comp­tions si peu nos prélève­ments sur le vivant que nous avons cru pou­voir nous en dis­penser pour leur exploita­tion même. Pour obtenir des récoltes plus impor­tantes et prévis­i­bles, les développe­ments agronomiques et économiques ont presque tous visé à affranchir l’al­i­men­ta­tion des con­traintes naturelles : qual­ité des ter­res, soleil, pluie, insectes, « cat nat4 ». Sous l’ef­fet con­jugué des errances météorologiques (sécher­ess­es, pluies, mal­adies) et agronomiques (éro­sion pédologique et biologique, salin­i­sa­tion des ter­res, effon­drement des nappes, pol­lu­tions des sols et des eaux), les pro­duc­tions agri­coles pla­fon­nent ou sont frag­ilisées. À titre d’ex­em­ple, des ren­de­ments réduits de 60 % pour les céréales aus­trali­ennes en 2006 voisi­nent, après sept années con­séc­u­tives de déficit céréalier mon­di­al, avec la chute des pro­duc­tions légu­mières européennes de 5 à 50 % selon les var­iétés. Avec ses tem­péra­tures éton­nam­ment élevées et erra­tiques au print­emps, l’an­née 2007 annonce des récoltes per­tur­bées en Europe et aux États-Unis5, et provoque déjà un rationnement de l’eau en Europe. Devant la per­spec­tive, inat­ten­due mais réelle, du retour de la faim, une « Révo­lu­tion Dou­ble­ment Verte », davan­tage fondée sur les fonc­tion­nements des écosys­tèmes, devient inévitable en rai­son de la rareté des biens vitaux (eau, ter­res arables, cli­mats mod­érés), de la crois­sance démo­graphique et de l’en­richisse­ment des régimes ali­men­taires dans de nom­breux endroits du globe.

La richesse, l’abon­dance, ne pro­tè­gent pas de tout, et notam­ment pas des phénomènes cli­ma­tiques intens­es prévis­i­bles y com­pris dans les régions tem­pérées. Les dom­mages directs ont quin­tu­plé en trente ans. Ils mul­ti­plient les coûts de l’as­sur­ance et con­fron­tent nos tech­niques de préven­tion, de ges­tion et de partage du risque à des fron­tières nou­velles. La pre­mière puis­sance du monde s’est révélée dra­ma­tique­ment dépourvue à la Nou­velle-Orléans face à Kat­ri­na. Que fer­ont le BanglaDesh, l’Inde, le Viet­nam, le Roy­aume-Uni ou les Pays-Bas face à la mon­tée des eaux ? L’é­gal­ité face aux errances du cli­mat devient une nou­velle réal­ité. Pour prévenir l’ag­gra­va­tion de risques vitaux, des sol­i­dar­ités de fait vont se nouer entre entre­pris­es et ter­ri­toires : les pre­mières ne s’en­richi­ront pas sur un océan de ruines. L’en­tre­prise s’est rêvée sans usine. Pour s’af­franchir com­plète­ment du ter­ri­toire, il lui faudrait se rêver sans client.

Si nous ne comp­tons pas nos prélève­ments sur la vie, nous savons, par con­tre, mesur­er nos con­som­ma­tions d’autres ressources (com­bustibles fos­siles, eau). Sur les marchés pétroliers et gaziers, les offreurs que sont la Russie, l’Al­gérie, l’I­ran, les pays du Golfe per­sique sont, aujour­d’hui, en sit­u­a­tion dom­i­nante. Ce bas­cule­ment a un prix. Struc­tures et équipements énergé­ti­vores, issus des décen­nies passées, instal­lent par leur iner­tie les régions du monde qui les ont adop­tés ou les adoptent encore en sit­u­a­tion de demande et donc de vul­néra­bil­ité crois­sante. La rareté rel­a­tive qui s’in­stau­re ain­si four­nit aux déten­teurs des ressources énergé­tiques cer­tains des moyens de la puis­sance poli­tique, voire de la guerre. Elle exig­era des pays indus­tri­al­isés et émer­gents qu’ils trans­for­ment rad­i­cale­ment leur image d’une crois­sance fondée sur la surabon­dance et la qua­si gra­tu­ité de l’én­ergie. Si les ressources de base, énergé­tiques ou autres, sor­tent des rela­tions de marché pour entr­er dans le monde du poli­tique et de la puis­sance, pay­er pour­rait ne plus suf­fire. Il est temps que les con­som­ma­teurs des pays rich­es, con­fi­ants dans leur capac­ité d’achat, en pren­nent con­science : les éner­gies clas­siques, dépen­dant de ressources appro­pri­ables, sont en voie de cartel­li­sa­tion mon­di­ale rapi­de à des niveaux de con­cen­tra­tion et de poli­ti­sa­tion inédits. L’ar­gent pour­rait donc ne plus for­cé­ment acheter ni l’indépen­dance, ni l’abondance.

Selon le dernier rap­port du GIEC6, un scé­nario ten­dan­ciel nous con­duirait dès 2050 à une tem­péra­ture moyenne du globe plus élevée de 1,8 à 2 °C par rap­port au XIXe siè­cle, soit un triple­ment de la vitesse du réchauf­fe­ment du XXe siè­cle. Deux degrés de plus, c’est, selon le GIEC, au moins 2 mil­liards d’hu­mains sous le seuil du stress hydrique, notam­ment en Asie du sud-est, autour de la Méditer­ranée et en Amérique Latine. C’est aus­si entre 150 et 200 mil­lions de migrants cli­ma­tiques en un demi-siè­cle. La terre hab­it­able et cul­tivable en devien­dra d’au­tant plus pré­cieuse et dis­putée. Le début de con­cur­rence entre cul­tures énergé­tiques et cul­tures ali­men­taires accroît, déjà, la pres­sion infla­tion­niste des dérè­gle­ments cli­ma­tiques sur le prix des den­rées. Dans l’ensem­ble de la zone Euro, l’al­i­men­ta­tion s’est renchérie de 2,8 % en 2006, suiv­ant de près l’én­ergie. De l’autre côté de l’At­lan­tique, nous avons tous en mémoire les man­i­fes­ta­tions pop­u­laires mex­i­caines devant la flam­bée de la tor­tilla de maïs provo­quée par la faim d’éthanol des moteurs améri­cains ; or les objec­tifs annon­cés sont de 30 % des sur­faces en maïs éta­suni­ennes dédiées aux carburants.

Cette rareté va créer des rentes con­sid­érables et con­cen­trées, sus­citer de la com­péti­tion là où elle n’ex­is­tait pas, et boule­vers­er la hiérar­chie des prix. Les marchés mon­di­aux, ou leur fic­tion, ne sor­tiront pas intacts de cette sit­u­a­tion. Les biens vitaux se renchéris­sent notable­ment plus que d’autres en sit­u­a­tion de pénurie, jusqu’à l’in­fi­ni selon les écon­o­mistes. En cas de men­ace vitale, les réac­tions sont vio­lentes. Des pays en sit­u­a­tion de trop forte dépen­dance pour­raient se trou­ver con­fron­tés pour l’eau ou l’al­i­men­ta­tion à un ordre extra-économique, sit­u­a­tion déjà ren­con­trée mais pour l’in­stant local­isée. Si ce n’est pas la fin de l’é­conomie, ce pour­rait être la fin de logiques où l’é­conomie finan­cière dom­i­nait échanges et activ­ités. Pour s’in­ven­ter des modes de vie et des économies robustes dans ce monde mar­qué par les lim­ites, l’hu­man­ité doit adopter qua­tre objec­tifs inédits : pilot­er le cli­mat dans une direc­tion viable ; aider la nature à faire face au choc ther­mique en cours au lieu de la con­sid­ér­er seule­ment comme un gise­ment de ressources ; mesur­er les usages de tous les biens vitaux naturels ; appren­dre l’in­ter­dépen­dance solidaire.


Décharge d’Entressen, Bouch­es-du-Rhône, France (43°35′ N – 4°56′ E).

Avec 6 000 décharges sauvages et 40 inc­inéra­teurs à ordures hors normes, la France fait fig­ure de mau­vais élève de l’Europe en matière de ges­tion des déchets. La décharge en plein air d’Entressen est l’objet d’une guerre acharnée entre les écol­o­gistes et la com­mu­nauté urbaine de Mar­seille. Depuis qua­tre-vingt-dix ans, plus de 460 000 tonnes d’ordures y sont déver­sées chaque année et pol­lu­ent des dizaines d’hectares alen­tour. Le mis­tral déchire régulière­ment les filets de la clô­ture et une pluie de sacs plas­tique et de détri­tus s’abat alors sur les champs envi­ron­nants. Bien que l’État ait annon­cé la fer­me­ture de ce type de sites avant 2002 (loi Roy­al 1992), la décharge d’Entressen a pour­tant été légal­isée en 1998. Depuis 2003, Mar­seille pro­pose de la rem­plac­er par un inc­inéra­teur à Fos-sur-mer. Mais les habi­tants de la région sont réti­cents et les écol­o­gistes s’y opposent, craig­nant que celui-ci émette trop de diox­ines. Pourquoi ne pas réduire les déchets à la source en favorisant le tri et le recy­clage ? En France, seuls 12 % des déchets domes­tiques sont recy­clés, con­tre 60 % en Allemagne.


Face à cette sit­u­a­tion, les lim­ites du marché comme régu­la­teur, comme organ­isa­teur et comme garant appa­rais­sent claire­ment. Infir­mité dans la prise en compte du long et même du moyen terme, accen­tuée par les nou­veaux maîtres de la planète finan­cière (fonds d’in­vestisse­ments et fonds spécu­lat­ifs) qui poussent les inter­venants plus anciens à les imiter sur cette pente destruc­trice. Dif­fi­culté à inté­gr­er l’ex­trême volatil­ité liée à des change­ments de par­a­digmes économiques et de plus en plus, poli­tiques. Dif­fi­culté des acteurs à être infor­més et à savoir pour anticiper. Et surtout, prime au com­porte­ment d’im­i­ta­tion, qui fait de la crise le seul mode d’adap­ta­tion. Quelques sig­naux traduisent la prise de con­science de cer­tains acteurs (quelques fonds de pen­sion, assureurs, réas­sureurs, régu­la­teurs) mais il sem­ble dif­fi­cile de pré­par­er les enjeux proches autrement que par un change­ment de règles struc­turelles, et de mod­èle d’entreprise.

Trois évo­lu­tions appa­rais­sent fon­da­men­tales. En pre­mier lieu, la coopéra­tion pour la survie. Depuis la dis­lo­ca­tion de l’Em­pire sovié­tique, le mod­èle de la con­cur­rence de tous avec tous, dans tous les domaines et sur tous les sujets, appa­raît comme le seul mode de rela­tion pos­si­ble entre sociétés, à l’in­térieur des sociétés, voire entre indi­vidus. La nais­sance d’un marché de la rela­tion privée illus­tré par le suc­cès de sites Inter­net comme « Meet­ic » éclaire, à cet égard, d’un jour inat­ten­du la général­i­sa­tion de la com­péti­tion. C’est oubli­er un peu vite une loi des sociétés ani­males et plus large­ment des êtres vivants : des espaces de coopéra­tion sont indis­pens­ables à la survie indi­vidu­elle et à la repro­duc­tion de l’e­spèce. Le mod­èle de la con­cur­rence dont le point d’aboutisse­ment est la société par actions cotée, gérée par des investis­seurs pour des investis­seurs, n’est pas le seul. Il serait dan­gereux qu’il le devi­enne, et fasse oubli­er ces autres sys­tèmes (coopéra­tives, mutuelles, entre­pris­es famil­iales), tout aus­si légitimes, qui font la part de la com­péti­tion et du lien, de l’en­gage­ment et du collectif.

La néces­sité d’un univers coopératif est d’une brûlante actu­al­ité pour con­tenir le change­ment cli­ma­tique dans des lim­ites viables. Ce nou­veau vis­age du monde devrait être dis­cuté et pré­paré à l’ini­tia­tive de l’Eu­rope avec les démoc­rates améri­cains et le Japon avant les élec­tions améri­caines. Il ne pour­ra aboutir qu’en impli­quant les prin­ci­paux pays du sud (Chine, Inde, Afrique du sud, Brésil…) dans une logique d’in­térêt com­mun, donc de moyens partagés plutôt que de con­fronta­tion. Une telle per­spec­tive mérit­erait d’être dévelop­pée dans le cadre des entre­pris­es stratégiques européennes. Ren­dre les clients mas­sive­ment pro­prié­taires des grands four­nisseurs d’« util­i­ties » peut per­me­t­tre de gag­n­er en fia­bil­ité de moyen terme et en marge de manœu­vre tout en rap­prochant pro­prié­taires et clients. La coopéra­tion revêt enfin ses fonc­tions tra­di­tion­nelles en lut­tant con­tre les imper­fec­tions des marchés : dif­fi­culté à pren­dre en compte les exter­nal­ités des activ­ités pro­duc­tives, à inté­gr­er le long terme dans les paramètres de con­trôle effec­tif des entre­pris­es, comme pour­raient con­tribuer à le faire fonds d’in­vestisse­ment et assureurs.

Un sys­tème col­lab­o­ratif mon­di­al est aus­si la seule alter­na­tive à une « recoloni­sa­tion », plus ou moins vio­lente et assumée, qui per­me­t­trait à un petit nom­bre de pays ou d’ac­teurs de gér­er les nou­velles raretés du monde, au nom du bien com­mun et sans doute de leurs intérêts par­ti­c­uliers. Il est urgent de redéfinir la part de la coopéra­tion, comme mode de rela­tion entre une activ­ité économique et ses par­ties prenantes, et celle de la com­péti­tion, la part du col­lec­tif et celle de la con­cur­rence, sous peine d’af­fron­te­ments qui ne res­teront pas qu’économiques.

Un panora­ma mon­di­al de l’exploitation des ressources ani­males aqua­tiques, fondé sur les déc­la­ra­tions offi­cielles nationales, a été présen­té en mars 2007 aux mem­bres du Comité des pêch­es de la FAO (Food and Agri­cul­ture Orga­ni­za­tion of the Unit­ed Nations), i.e., aux 118 prin­ci­paux États pêcheurs et aquacul­teurs de la planète. En 2004, la pro­duc­tion a atteint 140 mil­lions de tonnes (Mt), dont 106 Mt des­tinés à la con­som­ma­tion humaine (pêche : 60 Mt, aqua­cul­ture : 46 Mt). La valeur des expor­ta­tions (72 mil­liards de $ US, 38 % du vol­ume de la pro­duc­tion) a crû de 24% en qua­tre ans.
Depuis la fin des années 80, la pro­duc­tion halieu­tique pla­fonne (90 à 95 Mt/an), et c’est l’aquaculture (dom­inée par la Chine) qui assure la crois­sance glob­ale de l’approvisionnement. La moitié des stocks halieu­tiques est exploitée au ren­de­ment max­i­mum, un quart est sur­ex­ploité ou épuisé (10 % en 1974), un quart est mod­éré­ment exploité (40 % en 1974).
Les caus­es de la sur­ex­ploita­tion sont con­nues : la faible régu­la­tion de l’accès à des stocks non appro­priés entraîne la sur­ca­pac­ité des flottes (leur poten­tiel de cap­ture excède la pro­duc­tiv­ité naturelle). C’est en ajoutant aux mesures de con­ser­va­tion (e.g., aux Total Allow­able Catch) un dis­posi­tif d’allocation des droits de pêche (par exem­ple des quo­tas indi­vid­u­al­isés, trans­férables ou non) que l’on parvien­dra à stop­per « la course au poisson ».
Philippe Gros, directeur de la Recherche Halieu­tique, Ifremer

Par­mi les con­di­tions de résilience de la société, compteront aus­si les marges de manœu­vre que les pou­voirs publics se don­neront et don­neront aux citoyens et aux con­som­ma­teurs par rap­port à ces méga-acteurs au pou­voir de marché d’au­tant plus colos­sal qu’il jouera sur des biens vitaux. Ces pré­cau­tions con­cern­eraient la struc­ture finan­cière et de gou­ver­nance des acteurs, les claus­es des marchés publics, les règles d’ac­cès aux ressources et à leur ges­tion, l’équili­bre entre ressources con­cen­trées et décon­cen­trées (surtout pour l’én­ergie), la régu­la­tion de la concurrence.

En sec­ond lieu, l’af­fir­ma­tion d’une poli­tique européenne, volon­tariste, axée d’abord sur la robustesse et l’an­tic­i­pa­tion cli­ma­tique7, énergé­tique et socié­tale, qui pour­rait utile­ment pren­dre le relais de la fan­toma­tique « stratégie de Lis­bonne ». L’Eu­rope a beau­coup d’ar­gu­ments pour réus­sir la prochaine révo­lu­tion économique, celle qui va faire de la pro­duc­tion du milieu de vie humain et de la restau­ra­tion de ses con­di­tions vitales la pre­mière activ­ité indus­trielle. Pren­dre con­science de ces enjeux poli­tiques et soci­aux, plus qu’é­conomiques, est un bon moyen de dépass­er les forces cen­trifuges aujour­d’hui déchaînées.

Enfin, l’in­té­gra­tion du long terme dans les comptes des acteurs économiques, au moyen d’une compt­abil­i­sa­tion exten­sive de leurs exter­nal­ités. L’ac­tiv­ité économique doit être mesurée dans tous ses effets, posi­tifs et négat­ifs, dans la total­ité de leur périmètre, bien au-delà du seul proces­sus de pro­duc­tion et de vente. Ce comp­teur com­mun doit être indépen­dant et fiable, car il sera garant de la cohé­sion et de la con­fi­ance sociales pour le tour­nant que nos organ­i­sa­tions et nos économies doivent pren­dre dans les dix prochaines années. En ces temps de refonte insti­tu­tion­nelle, il est judi­cieux de se sou­venir que le partage équitable des ressources vitales, eau, ter­res ou capac­ité à émet­tre des gaz à effet de serre, est une con­di­tion essen­tielle pour la robustesse d’une société et la durée d’une économie. Il n’ex­iste à ce jour que deux manières de répar­tir une ressource rare autrement que par la force : les prix, les files d’at­tente ; ou un mélange des deux dont les quo­tas négo­cia­bles sont une illustration.

C’est aus­si par là que l’en­tre­prise se réc­on­ciliera avec ses ter­ri­toires, son milieu et sa respon­s­abil­ité. Nous jouons tous, pour l’eau, l’e­space, les gaz à effet de serre, les éner­gies lim­itées (hydro­car­bu­res, mines, bio­masse), un jeu à somme finie, où les débor­de­ments des uns se traduiront doré­na­vant par la spo­li­a­tion sen­si­ble des autres. Jared Dia­mond8 tire de ses analy­ses his­toriques deux con­di­tions pour qu’une société résiste et s’adapte à une men­ace vitale sur son envi­ron­nement : que les dirigeants assim­i­lent suff­isam­ment tôt la grav­ité de la men­ace, et qu’ils sachent renon­cer aux attrib­uts de la richesse et du pou­voir lorsque ceux-ci sont dévas­ta­teurs. Ce fut le cas pour les tem­ples et palais de bois japon­ais, cause de déforesta­tion cat­a­strophique, et des cochons importés dans les îles Tuvalu, dont la mul­ti­pli­ca­tion détru­i­sait la faune et la flo­re locale. A con­trario, ni les Mayas, ni les Pas­cuans, ni les Vikings du Groen­land ne sat­is­firent ces con­di­tions : ils ont disparu.

L’en­jeu d’une économie robuste, c’est-à-dire con­stru­ite à temps, n’est pas l’ar­rêt du développe­ment, ni le recul de l’ac­tiv­ité ou de la créa­tion de valeur. Il s’ag­it au con­traire de pré­par­er l’é­conomie de la qual­ité de la vie au sens aigu du terme, l’é­conomie du bien-être et des oppor­tu­nités de sat­is­fac­tion pour le plus grand nom­bre. Il s’ag­it de réus­sir un défi inédit de ce siè­cle ; la pro­duc­tion du monde9, qui sub­stitue là où c’est pos­si­ble les effets du génie humain à des gra­tu­ités de la nature épuisées, dis­parues, ou menaçantes, et les épargne ou les restau­re là où c’est la seule issue. Enfin, il s’ag­it, à tra­vers la tenue des ter­ri­toires, la force du lien et de l’en­gage­ment, la pri­mauté de la société sur l’é­conomie, de rem­plac­er la mesure omniprésente du prix par la mesure nais­sante de la qual­ité de la vie. Il en va non seule­ment de la richesse, mais aus­si de la paix du monde.

_______________
1. Un monde de ressources rares, E. Ors­en­na, Librairie Académique Per­rin, 2007.
2. Pour un cat­a­strophisme éclairé, JP Dupuy, Paris : Seuil, 2002.
3. Nous per­dons chaque année 8% des ter­res agri­coles irriguées mon­di­ales par éro­sion, assèche­ment ou salin­i­sa­tion selon M. Grif­fon (Nour­rir la planète, Edi­tions Odile Jacob, 2006.)
4. Cat­a­stro­phes naturelles, ou calamités agri­coles, qui ont fait l’ob­jet d’as­sur­ances par­ti­c­ulières (USA), ou de fonds publics de com­pen­sa­tion en France.
5. Cf. Wall Street Jour­nal, 10 mai 2007. Les bassins d’eau espag­nols ne sont rem­plis qu’à 40% du niveau habituel, le vol­ume des pluies en Alle­magne en avril est de 90% plus bas que la normale.
6. IPCC Fourth Assess­ment Report, Tech­ni­cal sum­maries : autour de 550ppmCO2 en 2050 (Work­ing group 1).
7. Cf. D. Dron, L’Eu­rope au régime, Libéra­tion 270705 ; et en 2006–7 les propo­si­tions de J. Delors, H. Védrine.
8. J. Dia­mond, Effon­drement, ou com­ment des sociétés choi­sis­sent de sur­vivre ou de dis­paraître, PUF, 2006.
9. Voir H. Juvin, La pro­duc­tion du monde, col­lec­tion Le Débat, Gal­li­mard, novem­bre 2007

Commentaire

Ajouter un commentaire

Louiserépondre
11 novembre 2018 à 19 h 30 min

Un arti­cle plus qu
Un arti­cle plus qu’in­téres­sant et qui, tout en nous faisant froid dans le dos, nous donne l’en­vie de chang­er le monde et même peut-être le sauver s’il en est encore temps. 

Répondre