Lulu dans ma rue, la start-up qui refonde la vie de quartier

Dossier : TrajectoiresMagazine N°737 Septembre 2018
Par Charles-Edouard VINCENT (91)

La révo­lu­tion numérique peut-elle pos­er les bases d’une sol­i­dar­ité 2.0 ? C’est le pari de Charles-Édouard Vin­cent (91), le « père » de Lulu dans ma rue, une start-up sol­idaire qui met le lien social comme final­ité et moyen de son action. Et qui a de grandes ambi­tions pour faire évoluer la société.

« Après l’École des ponts et Stan­ford, j’ai eu une pre­mière vie dans l’entreprise clas­sique avec une dizaine d’années chez Netscape. C’était l’époque exal­tante du lance­ment d’internet et j’ai tra­vail­lé avec des gens extra­or­di­naires. Puis j’ai eu envie de faire quelque chose qui ait du sens. À trente-deux, trente-trois ans, j’ai pris un grand virage et ai vécu une deux­ième tranche de vie à Emmaüs pen­dant dix ans en fon­dant Emmaüs Défi. Ce fut une ren­con­tre avec les plus frag­iles, les SDF : c’est là que sont les racines de Lulu dans ma rue. »

Netscape + Emmaüs Défi = Lulu dans ma rue

« Lulu dans ma rue est un peu une syn­thèse de ces deux tranch­es de vie : une start-up où l’économique est très présent mais dont la final­ité est vrai­ment de recréer une société réc­on­cil­iée. C’est un pro­jet très ambitieux au niveau économique mais avec l’ambition de faire de Lulu un out­il pour recréer du lien dans notre société. Et surtout recréer de l’entraide, de la sol­i­dar­ité locale au niveau du quarti­er, non pas dans une visée sim­ple­ment car­i­ta­tive mais dans une logique de don­ner du tra­vail qui donne de la dig­nité. Avec Emmaüs Défi, on avait choisi d’accueillir des gens qui refu­saient tout type d’aide dans une struc­ture de tra­vail. On ne leur pro­po­sait pas un héberge­ment mais du tra­vail comme moyen de repren­dre part à la société.

Au début, on nous a pris pour des fous car les tra­vailleurs soci­aux pen­saient qu’il fal­lait com­mencer par don­ner un loge­ment. Notre objec­tif était de don­ner du tra­vail heure par heure en fonc­tion des capac­ités des per­son­nes, une fois de temps en temps, pour redonner espoir. Sur une dizaine de SDF ren­con­trés, 8 ou 9 ter­mi­naient avec un emploi salarié. Il fal­lait 6 à 9 mois de ce tra­vail à l’heure, très pro­gres­sif, car les per­son­nes ne sont sou­vent pas en état de tra­vailler plus de 2 ou 3 heures par jour et de tenir un con­trat. Ce dis­posi­tif s’appelait : “les pre­mières heures”. Ensuite s’ouvraient des chantiers d’insertion avec un con­trat tous les jours. »

Trouver le chaînon manquant après Emmaüs Défi

« Mais l’objectif de toutes les struc­tures de réin­ser­tion, c’est de ramen­er à l’emploi dans l’entreprise. Or, à Emmaüs Défi, je voy­ais bien que c’était irréal­iste pour beau­coup de per­son­nes. Soit elles n’avaient jamais tra­vail­lé en entre­prise, soit leur expéri­ence les avait broyées. Je voy­ais bien que, dans les dis­posi­tifs d’insertion, il y avait un chaînon man­quant car, après Emmaüs Défi, il n’y avait plus rien pour elles, ce qui con­stitue même une rup­ture sup­plé­men­taire. Donc je voulais réin­ven­ter les “petits boulots” qui per­me­t­tent à cha­cun de trou­ver sa place dans le vil­lage, dans le quarti­er, ain­si qu’un envi­ron­nement qui pro­tège, qui puisse rem­plac­er la famille, sou­vent absente des par­cours de vie des per­son­nes en réin­ser­tion. Pour moi, la “famille d’accueil” est sûre­ment dans le quarti­er, lim­ité géo­graphique­ment, où je suis con­nu et où je con­nais les gens, où je suis en sécurité. »

Lulu dans ma rue, kiosque de Saint-Paul
Le kiosque de Saint-Paul, dans le Marais, fut le pre­mier ouvert à Paris.

Petits boulots et grandes souffrances contemporaines

« On trou­ve tout sur inter­net mais pas les deman­des les plus sim­ples ou anodines : me faire une petite course rapi­de, s’occuper de mon chat pen­dant les vacances, chang­er mes tringles à rideaux. Mon­nay­er ces ser­vices crée du tra­vail, lui donne une valeur objec­tive et implique un engage­ment de respon­s­abil­ité, de tra­vail bien fait en un cer­cle vertueux pour nos microen­tre­pre­neurs qu’on appelle les “Lulus”.

Il y a aus­si des sit­u­a­tions d’extrême soli­tude dans les villes. C’est là que Lulu offre un ser­vice marc­hand mais pas unique­ment. D’un côté, c’est pro­fes­sion­nel, j’ai un busi­ness plan, des investis­seurs, etc. Mais tout cela est au ser­vice du lien social. Le ser­vice ren­du est le sup­port de la ren­con­tre entre deux per­son­nes. C’est gra­tu­it, ça peut faire très “bisounours”, mais la réal­ité est que notre société, à force de tout définir à coups de mar­ket­ing, de process, de presta­tion nor­mée, oublie cette dimen­sion humaine et en fait, tout le monde en souffre. »

Solidarité 2.0

« J’ai pen­sé qu’il y avait quelque chose à faire avec l’ubérisation, avec les plate­formes sur smart­phone, la logique de com­plé­ment de revenus du RSA et le cadre juridique de microen­tre­pre­neur. Ce statut a ses lim­ites mais per­met de tra­vailler dans un cadre légal de manière sim­ple. Et beau­coup de salariés dans les ser­vices à la per­son­ne ne toucheront pas grand-chose de toutes les coti­sa­tions aux­quelles ils sont soumis, à cause de tous les trous dans leurs par­cours. Avec ces trois ingré­di­ents, il y a le moyen de recréer des ser­vices de proximité.

En 2014, j’ai gag­né le Prix de l’entrepreneur social du forum Davos organ­isé par la Fon­da­tion Schwab et le Boston Con­sult­ing Group. Le prix n’était pas de l’argent mais une mis­sion du BCG. Avec eux, nous avons mon­té l’étape d’après Emmaüs Défi. Il a fal­lu tout con­stru­ire : l’architecture juridique, les types de ser­vices, le coût des ser­vices, etc. Nous avons tra­vail­lé à cinq jour et nuit pen­dant qua­tre mois. Accen­ture nous a ensuite aidés à mon­ter pro bono la pre­mière plate­forme. JCDe­caux m’a don­né le pre­mier kiosque, à Saint-Paul dans le Marais. »

Lulu dans ma rue en chiffres

450 microen­tre­pre­neurs, les « Lulus » (concierges de quarti­er et employés en tout genre).
40 % sont en logique d’insertion.
60 % sont des étu­di­ants, des retraités, des per­son­nes qui tra­vail­lent à temps partiel.

Lancement timide et succès rapide

« 2015 : on ouvre notre pre­mier kiosque avec notre pre­mier concierge. Je lui avais dit de garder le sourire même si aucun client ne s’approchait car je pen­sais que ça met­trait six mois à démar­rer. Or, dès l’ouverture, nous avons reçu une avalanche de deman­des, de coups de fil de partout, de Dubaï, Brux­elles, Taipei, Québec, d’Italie, d’Allemagne, de Hol­lande ; une équipe de la Sil­i­con Val­ley est venue nous voir. En l’espace de deux mois, la presse qui a beau­coup aimé le pro­jet l’a beau­coup couvert. »

Start-up et entreprise solidaire

« 2016 : comme l’aventure pre­nait bien, nous nous sommes très vite struc­turés en entre­prise. J’avais créé une asso­ci­a­tion pour tester le con­cept, qui est comme le busi­ness angel de l’entreprise. Puis on a créé une entre­prise sol­idaire qui implique des statuts spé­ci­fiques dans la gou­ver­nance, dans la redis­tri­b­u­tion de la valeur. Nous sommes même allés plus loin que les règles que pose la loi pour être label­lisés entre­prise sol­idaire. Tous les investis­seurs ont été d’accord pour revers­er 50 % de leur plus-val­ue à l’association qui accom­pa­gne les Lulus. C’est une des règles sup­plé­men­taires que nous avons ajoutées et qui est très engageante. Idem avec les action­naires, dont 30 % des div­i­den­des sont rever­sés aux Lulus.

Et en 2016, nous avons fait une lev­ée de fonds à 7 mil­lions et demi d’euros, avec toutes ces règles d’entreprise sol­idaire. Nous voulons pass­er à la v2 du mod­èle Uber. Le mod­èle Uber, tech­nologique­ment et en tant que ser­vice, c’est génial. Mais dans le mod­èle social, les indépen­dants qui tra­vail­lent ne sont pas du tout asso­ciés à la créa­tion de valeur du dis­posi­tif glob­al cen­tral­isé au niveau de la plate­forme. Nous voulons réin­ven­ter la par­tic­i­pa­tion en entre­prise dans un envi­ron­nement de plate­forme col­lab­o­ra­tive avec des microen­tre­pre­neurs. Nous sommes dans des logiques de con­struc­tion du mod­èle social 2.0 des plateformes. »

L’inventaire à la Prévert des demandes clients

« Nous recevons beau­coup de deman­des exo­tiques : écrire “je t’aime” à la craie sur un banc, apporter une bouteille de vin à l’aéroport pour accueil­lir quelqu’un, mon­ter une boîte de Lego parce qu’une maman enceinte est trop fatiguée, ouvrir des huîtres, chang­er un pneu, descen­dre une harpe du qua­trième étage. Les gens nous con­fient des deman­des très spé­ci­fiques sur lesquelles nous ne gagnons pas d’argent parce qu’impossibles à automa­tis­er. Mais ça fait notre mar­ket­ing car les gens sont con­tents d’avoir été dépannés. »

Lulu mode d’emploi

« La plate­forme s’est con­stru­ite pro­gres­sive­ment et c’est une grosse machine ! C’est un sys­tème qui prend tout type de demande, qui gère les com­man­des, qui les ori­ente vers les Lulus, avec des sys­tèmes d’allocation en fonc­tion de la dis­tance, du niveau d’activité des Lulus, du temps de réponse… Un client nous fait une demande par 4 canaux pos­si­bles : le kiosque (nous avons 2 000 clients qui n’ont pas d’adresses e‑mail), le télé­phone, le web (inter­net ou appli) ou le Lulu lui-même.

Les Lulus sont du quarti­er, donc on ne fac­ture pas le déplace­ment. Ça nous oblige à être dans l’esprit de notre pro­jet de recréer une vie de quarti­er. L’appli existe depuis début 2018. Aujourd’hui, nous avons une équipe de douze développeurs qui y tra­vaille. On répar­tit les com­man­des entre tous les Lulus de manière objec­tive avec des règles, sans que le client puisse choisir son Lulu. Nous n’avons pas voulu pro­pos­er cette option pour sim­pli­fi­er le proces­sus. Le pre­mier Lulu disponible est sélectionné.

Dans l’expérience client, en général, sept deman­des sur huit sont traitées dans les 24 heures. Le Lulu con­tac­té rap­pelle le client, pose les ques­tions pra­tiques, cale un ren­dez-vous, le client le paye et c’est ter­miné. Zéro papi­er mais tout est déclaré, assuré, car c’est nous qui encap­su­lons toute cette com­plex­ité. Quand le client adhère à Lulu, il reçoit un cour­riel qui fait office de con­trat avec le Lulu. C’est aus­si sim­ple que du black, mais tout est déclaré et assuré, avec le statut d’autoentrepreneur. Ensuite, nous émet­tons la fac­ture, nous envoyons l’attestation fis­cale pour la déduc­tion de 50 % des ser­vices à la per­son­ne. Tout ce tra­vail-là, les Lulus ne s’en occu­pent pas. C’est sim­ple pour les Lulus, et sans engage­ment pour les clients. »

L’esprit Lulu, un nouveau compagnonnage local

« Autour des kiosques, nous con­stru­isons des com­mu­nautés de Lulus, avec des rôles de par­rains, de tuteurs, de for­ma­teurs, etc. On investit cette dimen­sion de la com­mu­nauté avec des apéros de Lulus entre eux, pour créer ce lien parce qu’ils n’ont pas, en dehors du kiosque, de lieu de tra­vail com­mun où ils peu­vent voir les col­lègues, échang­er sur le méti­er, etc. On investit aus­si la dimen­sion de fierté, liée à la qual­ité de ser­vice. Si nos taux de qual­ité de ser­vice sont stratosphériques dans le secteur des ser­vices à la per­son­ne, c’est parce que les Lulus sen­tent qu’ils sont dans un envi­ron­nement où ils sont val­orisés, où ils sont respon­s­abil­isés, recon­nus. Et nous voulons aller beau­coup plus loin dans cette vision : nous ne ven­dons pas qu’une prestation.

Nous avons la volon­té de con­stru­ire un esprit de cor­po­ra­tion comme les Com­pagnons du tour de France nou­velle généra­tion, en investis­sant cette dimen­sion de quarti­er. Nous tra­vail­lons à cet effet avec la pro­tec­tion civile pour que le kiosque puisse devenir un lieu de sec­ours, en for­mant tous les Lulus aux gestes qui sauvent. Je tra­vaille aus­si avec la Mairie de Paris pour que les Lulus soient for­més au sig­nale­ment pour des per­son­nes isolées ou en fragilité à domi­cile, et égale­ment sur tous les ser­vices qu’apporte la ville pour des ques­tions d’insalubrité, de san­té, d’endettement… Toute mon idée est de créer avec cette com­mu­nauté de Lulus de bons pro­fes­sion­nels mais qui ont aus­si une dimen­sion citoyenne et d’engagement local. »

Les dessous complexes d’un produit simple

« Le mod­èle économique est un sacré casse-tête. Le panier moyen est à 65 euros, on touche 17,5 % donc en gros 9 euros par presta­tion. Mais il faut une grosse infra­struc­ture. Nous sommes 50 salariés aujourd’hui à temps plein. »

D’où viennent les Lulus ?

« Les Lulus sont ori­en­tés vers nous par des struc­tures dif­férentes. Notre pre­mier parte­naire est Pôle emploi, notam­ment pour tous les chômeurs longue durée qui sont un peu en perte de con­fi­ance. Pôle emploi évolue aus­si en envis­ageant de pro­pos­er autre chose qu’un emploi salarié, comme le microen­tre­pre­neuri­at. Nous sommes égale­ment en lien avec l’association pour le droit à l’initiative économique (ADIE) – une asso­ci­a­tion qui aide à la créa­tion d’entreprise par le micro­crédit – et bien sûr Emmaüs Défi. Mais Pôle emploi est notre parte­naire principal. »

Lulu dans ma rueLulu dans ma rue
« Toute mon idée est de créer avec cette communauté de Lulus de bons professionnels mais qui ont aussi
une dimension citoyenne et d’engagement local. »

De Polytechnique à Lulu

« L’X m’a apporté une capac­ité à organ­is­er, struc­tur­er. Et le réseau des X est sol­idaire, puis­sant, d’un grand sou­tien, c’est un énorme plus pour moi.

Ce que j’ai envie de dire aux jeunes X, c’est que la ques­tion du sens est très cen­trale dans notre société, ce qui remet en ques­tion beau­coup de grandes entre­pris­es qui ont du mal à inté­gr­er cette dimension.

Aujourd’hui, le risque est plus recon­nu qu’avant. La société a besoin de sens mais recon­naît aus­si ceux qui pren­nent des risques. Alors il ne faut pas hésiter à oser, à pren­dre des risques car c’est aus­si ce qui va faire avancer notre société, parce qu’il faut penser dif­férem­ment. Et quand on sait penser dif­férem­ment, tout ce qu’on apprend à l’X est très utile pour pou­voir don­ner une forme, une cohérence, de la struc­ture aux pro­jets que l’on porte. Il y a un enjeu à pren­dre du risque et à y aller.

Notre société évolue, et les enjeux de notre société évolu­ent avec elle. Il y a des enjeux autour du numérique, avec les migrants, autour de la sil­ver économie, sur le vivre ensem­ble. Il faut con­stru­ire des solu­tions qui scale, qui peu­vent se déploy­er à grande échelle, il faut trou­ver des gens qui se lan­cent et qui osent par­tir et con­stru­ire ces solu­tions parce que notre société en a besoin. »


Pour décou­vrir et soutenir Lulu dans ma rue : www.luludansmarue.org

À lire aus­si à pro­pos de Lulu dans ma rue

Poster un commentaire