Case Law Analytics a pour objet d’aider tous les professionnels du droit à prendre des décisions éclairées en matière de stratégie contentieux, grâce à l’usage de l’intelligence artificielle.

Case Law Analytics : quantifier les aléas juridiques grâce à l’IA

Dossier : TrajectoiresMagazine N°767 Septembre 2021
Par Hervé KABLA (84)

En 2017 Jacques Lévy Véhel (80) a fondé Case Law Ana­lyt­ics, qui a pour objet d’aider tous les pro­fes­sion­nels du droit à pren­dre des déci­sions éclairées en matière de stratégie con­tentieux, grâce à l’usage de l’intelligence arti­fi­cielle. Ce pro­jet est d’une inno­va­tion com­plète et recon­nu comme sans con­cur­rence à ce jour.

Quelle est l’activité de Case Law Analytics ? 

Case Law Ana­lyt­ics développe des mod­èles math­é­ma­tiques per­me­t­tant aux pro­fes­sion­nels du droit de quan­ti­fi­er divers types d’aléas qu’ils ren­con­trent dans leurs pra­tiques quo­ti­di­ennes, par exem­ple : quel est l’éventail de déci­sions aux­quelles je peux m’attendre si je me présente devant une juri­dic­tion avec mon dossier con­tentieux ? ou bien : quels risques fait porter sur mon entre­prise le con­trat que l’on me pro­pose de signer ? 

C’est une nou­velle manière de faire du droit : le juriste, comme l’épidémiologiste ou le physi­cien, peut désor­mais, grâce à nos out­ils, réalis­er des « expéri­ences numériques » en mesurant l’impact de divers­es straté­gies sur le résul­tat du procès ou de la négo­ci­a­tion con­tractuelle. C’est un chal­lenge dif­fi­cile mais ent­hou­si­as­mant d’acclimater les pro­fes­sion­nels du droit à une telle pra­tique, qui est fort éloignée de leur mode de pen­sée usuel. 

Comment t’est venue l’idée ?

C’est une tech­nolo­gie qui a été dévelop­pée avec un ami mag­is­trat, Jérôme Dupré, alors que j’étais directeur de recherch­es à l’Inria. Nous dis­cu­tions de la pos­si­bil­ité d’utiliser des out­ils math­é­ma­tiques pour favoris­er les modes alter­nat­ifs de règle­ment des dif­férends et ain­si désen­gorg­er les tri­bunaux, ce qui est essen­tiel pour flu­id­i­fi­er le fonc­tion­nement de notre sys­tème judiciaire. 

Quel est le parcours des fondateurs ? 

Jérôme, qui est doc­teur en droit, a été juriste en entre­prise, avo­cat et, comme dit ci-dessus, mag­is­trat. Il a tra­vail­lé pen­dant deux ans avec moi à l’Inria, à la faveur d’un détache­ment. Quand j’ai créé Case Law Ana­lyt­ics, il a souhaité retourn­er dans la mag­i­s­tra­ture. Quant à moi, après ma thèse de math­é­ma­tiques, j’ai effec­tué l’essentiel de ma car­rière à l’Inria, où j’ai dirigé plusieurs équipes de recherche dédiées à l’étude de phénomènes aléatoires. 

Qui sont les concurrents ? 

Le Con­seil nation­al des bar­reaux a com­mandé récem­ment à Sopra Ste­ria Next une étude d’ampleur sur les legal­techs du domaine de la jurimétrie. Il en ressort, selon les ter­mes de cette étude, que « seule Case Law Ana­lyt­ics présente les car­ac­téris­tiques d’une tech­nolo­gie de rup­ture ». À ma con­nais­sance, nous sommes les seuls à utilis­er l’intelligence arti­fi­cielle pour mod­élis­er le raison­nement judiciaire. 

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ? 

Case Law Ana­lyt­ics a été créée en 2017. Il y a bien sûr quelques étapes que l’on pour­rait qual­i­fi­er de clés, comme notre lev­ée de fonds (2 mil­lions d’euros en 2019), mais ce n’est pas la vision que j’ai : j’envisage plutôt notre développe­ment comme un effort long et con­tinu, qui nous a fait pass­er d’un à plus de vingt-cinq pro­duits et per­mis de con­stituer une équipe très soudée de juristes, math­é­mati­ciens et développeurs. 

Les préconisations d’actions sur les legaltechs publiées par le Conseil national des barreaux datent de 2020 : la justice a‑t-elle un train de retard sur la technologie ? 

Cer­taine­ment, mais c’est inévitable, et prob­a­ble­ment souhaitable : des mil­liers de chercheurs dans le monde entier nour­ris­sent con­stam­ment les pro­grès tech­nologiques, qui n’ont pas de fron­tière et se parta­gent en quelques jours. Qui voudrait que le sys­tème judi­ci­aire réponde en temps réel à ce tor­rent de nouveautés ? 

Pour évoluer, le droit doit d’abord com­pren­dre ce qui est en jeu dans le domaine tech­nologique, puis trou­ver un con­sen­sus le plus large pos­si­ble sur la façon de s’adapter à un état de l’art néces­saire­ment déjà obsolète au moment où il aura été traité. Ce con­stat ne sig­ni­fie pas que des pro­grès soient impos­si­bles. On pour­rait cer­taine­ment rac­cour­cir grande­ment la pre­mière étape de com­préhen­sion en faisant col­la­bor­er plus étroite­ment juristes et mathématiciens.

Quand le monde des mathématiques et celui du droit collaborent, qui fait le premier pas ? 

Les math­é­mati­ciens, incon­testable­ment. Il ne s’agit pas d’établir une préémi­nence, mais il est bien plus facile pour un math­é­mati­cien de se famil­iaris­er avec des con­cepts juridiques de base qu’à un juriste d’apprivoiser le lan­gage math­é­ma­tique. Une fois ce pre­mier pas fait, il est pos­si­ble de met­tre en lumière, ensem­ble, des con­cepts éton­nam­ment com­muns : par exem­ple la par­en­té entre jurispru­dence et fil­tra­tion d’un proces­sus sto­chas­tique, qui per­met de fonder une mod­éli­sa­tion sur des bases solides. 

Pourquoi faut-il préférer le terme de jurimétrie à celui de justice prédictive ? 

Jus­tice pré­dic­tive est un terme assez effrayant quand on y réflé­chit, car en réal­ité on par­le de jus­tice pre­scrip­tive : si la machine peut prédire le droit, elle va rapi­de­ment le pre­scrire. Je peine à com­pren­dre com­ment cette expres­sion s’est imposée, sauf à penser qu’elle a été agitée comme un épou­van­tail. Le terme de jurimétrie, quant à lui, n’est pas nou­veau : ce con­cept a été intro­duit à Chica­go et a été beau­coup étudié en France, par exem­ple par Lucien Mehl dans les années 70. Plus neu­tre et sci­en­tifique, il décrit assez bien une par­tie de l’activité de Case Law Analytics. 

Comment lutter contre la quasi-absence de formation scientifique des professionnels du droit ? 

C’est dif­fi­cile à mon avis. Chez Case Law Ana­lyt­ics, cha­cun de nos juristes, qui sont au cœur de la con­cep­tion de nos mod­èles, pos­sède un esprit sci­en­tifique, et tous com­pren­nent dans le principe les con­cepts manip­ulés par les math­é­mati­ciens. Pour nous en assur­er, nous faisons pass­er lors des recrute­ments des tests sim­i­laires à ceux aux­quels sont soumis les étu­di­ants améri­cains en droit, les fameux LSAT, qui mesurent en par­ti­c­uli­er les capac­ités de raison­nement ana­ly­tique et logique. 

Mais il est incon­testable que l’on peut être un juriste de tout pre­mier plan sans avoir de bons résul­tats à de tels tests. Cela dit, insér­er une for­ma­tion très con­crète à l’usage des nou­velles tech­nolo­gies dans les cur­sus de droit sem­ble une néces­sité. Chez Case Law Ana­lyt­ics, dont une forte pro­por­tion de mem­bres vient du monde uni­ver­si­taire, s’investir dans l’enseignement est une évi­dence et nous inter­venons par exem­ple dans la for­ma­tion con­tin­ue des mag­is­trats et dans celle des avo­cats, dans des écoles d’avocats, des mas­ters de droit en uni­ver­sité et au sein de divers barreaux. 

Comment est-ce que les professionnels du droit réagissent face à ces nouveaux outils ? 

Cela dépend des pro­fes­sion­nels. Les assureurs ont tout de suite com­pris l’intérêt d’une mod­éli­sa­tion qui per­met de pro­vi­sion­ner fine­ment les risques judi­ci­aires : une par­tie de ce que Case Law Ana­lyt­ics pro­pose revient de fait à une approche actu­ar­ielle du droit. Les direc­tions juridiques ont mis un peu plus de temps à appréhen­der les béné­fices qu’elles pou­vaient en tir­er, mais elles ont rapi­de­ment appris à pra­ti­quer des sim­u­la­tions sur leurs dossiers afin de définir la meilleure stratégie aus­si bien en demande qu’en défense. Chez les avo­cats, l’adoption est plus clivée, mais une pro­por­tion gran­dis­sante s’approprie le dia­logue qui s’instaure petit à petit avec l’intelligence artificielle. 

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