Le Vaisseau fantôme,

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°560 Décembre 2000Par : Richard WAGNERRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Ce qu’il y a de bien avec Wag­ner, c’est que ses admi­ra­teurs incon­di­tion­nels nour­rissent un cer­tain mépris à l’égard de ceux qui ne goûtent pas ses inces­sants bras­sages de thèmes d’une envoû­tante puis­sance d’évocation ; et que vice-ver­sa. De la sorte, cha­cun tient qui ne pense pas comme lui à son sujet pour un benêt, atti­tude consti­tuant la forme la plus suave du conten­te­ment de soi.

Jus­te­ment l’Opéra-Bastille a mon­té ce prin­temps Le Vais­seau fan­tôme, à quoi je consa­cre­rai cette chro­nique. Ras­su­rez-vous : je ne compte pas mar­cher sur les bri­sées de notre chro­ni­queur musi­cal et vou­drais seule­ment m’occuper de la mise en scène des opé­ras wag­né­riens, sur quoi bien des pro­fes­sion­nels se sont bri­sé les côtes, à en juger par les appré­cia­tions sévères sou­vent pro­fé­rées à leur égard par le public éclai­ré, qu’il s’agisse de Bay­reuth ou d’ailleurs. Que n’a‑t-on pas dit, par exemple, de la mise en scène du Ring, mon­té voi­ci quelques années au Châtelet ?

Pour ten­ter d’y voir clair dans ce sujet dif­fi­cile, il faut d’abord son­ger que Wag­ner est “ enfant de la balle ”, si l’on peut dire. Sa mère, sitôt veuve, se rema­ria avec le comé­dien et dra­ma­turge Lud­wig Geyer – peut-être le vrai père de Richard – lorsque le bébé avait six mois ; un frère et deux des sœurs du musi­cien firent car­rière sur les planches ; Wag­ner lui-même se crut d’abord appe­lé à écrire pour le théâtre. À quinze ans, il avait déjà pro­duit une colos­sale tra­gé­die sha­kes­pea­rienne avec ton­nerre et éclairs, dont les qua­rante-deux per­son­nages péris­saient tous de mort vio­lente au cours des quatre pre­miers actes, mais réap­pa­rais­saient sous forme de fan­tômes afin d’alimenter le cinquième.

Armé seule­ment de connais­sances en sol­fège, il ten­ta d’écrire la musique de scène de sa tra­gé­die, ce qui était osé. Com­pre­nant alors que ce mode d’expression conve­nait mieux que les mots à l’affirmation de ses propres émo­tions et sen­ti­ments, pour le moins foi­son­nants, il se lan­ça avec fougue dans l’étude de l’harmonie et du contre­point. Il conser­va pour­tant de son enfance bai­gnée de théâtre un sens évident des “ scènes à faire ” et de leur enchaî­ne­ment. Il fut d’ailleurs tou­jours son propre librettiste.

De son temps, le public raf­fo­lait des grandes machi­ne­ries scé­niques, avec chan­ge­ments de décor à vue, châ­teaux ensor­ce­lés englou­tis dans les flammes, ébats aqua­tiques d’ondines ou monstres marins en furie. Les opé­ras de Wag­ner furent conçus pour de telles scènes, alors que, de nos jours, les “ effets spé­ciaux ” du ciné­ma et de la télé­vi­sion répondent à cette attente, tou­jours pré­sente, mais ont reje­té dans le néant toute la quin­caille­rie théâ­trale du XIXe siècle, deve­nue obso­lète, et même pas­sa­ble­ment ridicule.

Sauf à ne don­ner Wag­ner qu’en ver­sion concert et pour sa seule musique, on doit donc trou­ver autre chose, qui flatte pour­tant encore le regard et conserve ain­si le côté “ grand spec­tacle ”, res­sor­tis­sant, il ne faut jamais l’oublier, à l’essence même de l’ope­ra seria, wag­né­rien ou pas d’ailleurs. Ce n’est pas facile.

M. Willy Decker, le met­teur en scène, et Wolf­gang Guss­mann son déco­ra­teur, ont, à mon sens, trai­té avec un grand bon­heur ce pro­blème ardu dans leur Vais­seau fan­tôme de juin-juillet 2000 à la Bas­tille. Dans un décor dépouillé, qui ne change pas au cours des trois actes, joués d’affilée, et n’est à pro­pre­ment par­ler ni le pont du navire de Daland pour le pre­mier acte, ni tout à fait non plus la mai­son de Daland des second et troi­sième actes, ils font évo­luer les chœurs des mate­lots et ceux des ser­vantes – une bonne cen­taine de cho­ristes – en leur confiant une part impor­tante des mou­ve­ments scé­niques. Des cor­dages, puis des chaises, des tables, un vaste fond repré­sen­tant une mer déchaî­née où sur­git par moments, en sur­im­pres­sion, pareil à un fan­tôme, un navire toutes voiles dehors, suf­fisent à évo­quer les cir­cons­tances et les lieux exi­gés par le livret.

L’enchantement de l’œil eût été com­plet si le met­teur en scène n’avait pas tour­né par une infi­dé­li­té la dif­fi­cul­té scé­nique du finale : selon les indi­ca­tions de l’auteur, Sen­ta se jette dans les flots, puis est empor­tée vers les cieux par le Hol­lan­dais échap­pant ain­si à la dam­na­tion d’une éter­nelle errance s’il ne ren­contre pas l’amour d’une femme. Ces deux êtres enla­cés sym­bo­lisent alors le thème de la “ rédemp­tion par l’amour ”, si cher au Maître qu’on le retrouve, plus ou moins enro­bé de mythes, par­fois confus, dans presque toutes ses œuvres, et consti­tuant le fond même du sujet dans cette œuvre de jeu­nesse qu’est Le Vais­seau fan­tôme.

À la Bas­tille, sopra­no et bary­ton ne s’envolaient point vers les cintres. Soit. Mais pour­quoi avoir per­ver­ti le sens du finale par un départ soli­taire du Hol­lan­dais, sui­vi du sui­cide au poi­gnard de Sen­ta ? Cet achè­ve­ment déses­pé­ré contras­tait étran­ge­ment avec la der­nière page d’orchestre, si lumi­neuse. Au théâtre, la mise en scène doit tou­jours res­pec­ter le texte. À l’opéra, la partition.

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