Le prix Éric Orsenna décerné à Franck Lirzin (2003)

Dossier : ExpressionsMagazine N°663 Mars 2011

SIM AGRI, OU L’ÉTRANGE AVENTURE D’UN GARÇON QUI N’EXISTAIT PAS

SIM AGRI, OU L’ÉTRANGE AVENTURE D’UN GARÇON QUI N’EXISTAIT PAS

Il y avait, dans l’une des plus belles régions de France, une petite place nichée au creux de collines où pous­sait le blé et où pais­saient les vach­es. Au milieu, il y avait une petite ferme de pierre qui avait été con­stru­ite il y a bien longtemps. Et dans cette petite ferme, il y avait un jeune homme, presque un garçon, aux cheveux roux plein de fougue, le vis­age étrange­ment car­ré, qui se dres­sait fier et heureux. Il s’ap­pelait François.

“Enfin chez moi !”

Il avait tou­jours rêvé d’être agricul­teur. La vraie vie com­mençait, l’unique !

Le jeune homme eut une pen­sée émue pour ce vieux paysan mort le mois dernier à qui il avait acheté tout ce que celui-ci avait pos­sédé sa vie durant. La mai­son, les champs, les vig­no­bles et les vach­es. C’é­tait le début du print­emps et bien­tôt François pour­rait planter, tailler, semer : il imag­i­nait déjà s’ac­cu­muler les tas de foin, les litres de lait et les ton­neaux de vin.

Aus­si loin qu’il pou­vait s’en sou­venir, il avait tou­jours rêvé d’être agricul­teur. Cette vie, rude mais saine, il n’avait pu que l’imag­in­er, lors des vacances chez ses grands-par­ents agricul­teurs ou dans les dic­tio­n­naires pour enfant. C’é­tait une voca­tion à laque­lle il ne pou­vait don­ner ni rai­son ni origine.

Et main­tenant, tout était réel : la vraie vie com­mençait, l’unique !

Débuts champêtres…

Les pre­miers temps furent studieux. Il avait lu beau­coup de livres, mais cela ne rem­place pas l’ex­péri­ence. Il écrasa quelques vignes avec son tracteur, fail­lit se faire marcher dessus par des vach­es affolées et ren­ver­sa une bom­bonne d’in­sec­ti­cide sur son champ de blé.

Il com­mença à recevoir des cour­ri­ers des impôts, des ban­quiers, du min­istère de l’A­gri­cul­ture, de la Com­mis­sion européenne, de la com­mune, de la coopéra­tion du lait, du grand fab­ri­cant de farine départe­men­tale et des caves viti­coles régionales et il n’y com­pre­nait rien. Il se sen­tait irrémé­di­a­ble­ment cerné par des cour­ri­ers abscons : que leur répondre ?

Il déci­da de ren­dre vis­ite à son voisin, Nico­las, pour lui deman­der con­seil. Celui-ci habitait à quelques kilo­mètres de là dans une petite ferme nichée elle aus­si au milieu d’une petite val­lée. François le con­nais­sait par sa mère. Il le reçut avec beau­coup d’é­gards et l’in­vi­ta à partager son dîn­er. “Du fro­mage fait avec mon lait, du pain avec ma farine et du vin avec ma vigne ! Quoi de plus pour con­tenter un homme?” Nico­las se prit d’af­fec­tion pour François car ils se ressem­blaient. Lui aus­si avait débar­qué dans cette petite ferme il y a cinq ans sans rien y con­naître ou presque. Un avo­cat devenu agricul­teur : ” Le con­tact avec la terre, avec les choses, j’en avais vrai­ment besoin.”

Ce fut la pre­mière de nom­breuses soirées où ils par­lèrent beau­coup d’a­gri­cul­ture, mais où le vin frais de Nico­las les emme­nait sou­vent vers d’autres ter­rains plus épicuriens.

L’initiation

Un jour, Nico­las emme­na François dans son bureau. ” Il faut que je te mon­tre quelque chose!” Il ouvrit son ordi­na­teur et ouvrit un logi­ciel : Sim Agri.

“C’est une sim­u­la­tion réal­iste où tu incar­nes un agricul­teur. Tu décides ce que tu plantes, élèves, achètes, négo­cies, revends, cul­tives, à ta guise. On peut y jouer en ligne, et là tu peux acheter les ter­rains et les fer­mes des autres. Celui qui est assez riche pour tout pos­séder gagne la partie !”

” C’est un jeu très prenant, méfie-toi!”

François regar­dait avec amuse­ment les petits bon­hommes numériques grouil­lant comme des petites four­mis moisson­neuses. Tout heureux, François ren­tra chez lui ce soir-là pour installer son nou­veau jeu. Il se sen­tait comme un gamin : il prit pour pseu­do­nyme “Salocin “, se dessi­na le nez pointu et le men­ton car­ré, les cheveux rouges et les oreilles grandes ouvertes.

Le voilà à explor­er les collines virtuelles et les champs de pix­els pour y trou­ver la meilleure place : un petit coin d’om­bre au creux d’une dépres­sion. Idéal pour le blé, la vigne et les vach­es. Il con­stru­isit sa pre­mière ferme, acheta ses pre­miers engins, et toute cette activ­ité virtuelle l’a­me­na aux pre­mières lueurs de l’aube. Et il s’en­dor­mit, les yeux rougis, l’e­sprit tout enfumé par ses longues heures de jeu.

Une étrange rencontre

Le lende­main, il plan­ta ses pre­mières graines. Les réelles. Ses mus­cles lui tiraient à force de manoeu­vr­er le lourd tracteur et son esprit se dérobait, encore étour­di par la nuit blanche. Le soleil pesait lourd et l’air sen­tait la nature : il se lais­sa aller aux cahots du ter­rain et à cette tor­peur qui le pre­nait. À la fin du jour, chaque par­celle de son corps expri­mait cette fierté que l’on tire du tra­vail bien fait.

Il se regar­da dans le miroir. “Me voilà un vrai agricul­teur ! Enfin !” Il se voy­ait tel qu’il avait tou­jours voulu être et le rêve qu’il fai­sait étant enfant s’é­tait enfin réal­isé. Il voy­ait devant lui le mon­sieur à la sueur per­lant que l’en­fant admi­rait jadis. La fatigue, le manque de som­meil, la chaleur, tout lui don­nait l’im­pres­sion d’être encore dans le rêve qu’il fai­sait autrefois.

Son dou­ble avait déjà amassé un sacré magot en reven­dant son blé, son vin et son lait

Les semaines passèrent, à planter, creuser, dis­cuter avec Nico­las. Les pre­mières pouss­es de blé apparurent, les vach­es étaient belles et grass­es, les vignes don­naient des signes de renais­sance. Dans Sim Agri aus­si, duquel François se pas­sion­nait, les blés blondis­saient et les vach­es pais­saient. Son dou­ble, Salocin, avait déjà accu­mulé un sacré magot en reven­dant son blé, son vin et son lait, et il avait pu acheter un meilleur tracteur et même de nou­velles terres.

L’été approchait à grands pas quand survint un étrange événe­ment. François allait s’en­dormir quand quelqu’un frap­pa à la porte. Sur­pris, un peu inqui­et même, François alla ouvrir : devant lui, un étrange per­son­nage à la mâchoire car­rée et aux cheveux roux. ” Bon­soir François, je suis Salocin, votre voisin. Je viens me présen­ter.” Ne sachant que dire, François fit ren­tr­er son mys­térieux invité. Ils par­lèrent de tout et de n’im­porte quoi. L’é­trange rouquin s’in­téres­sait par­ti­c­ulière­ment à la qual­ité du vin ou à la san­té des vach­es, comme un acheteur venu jauger l’ob­jet de ses envies, mais il ne dévoila rien de ses pos­si­bles ambi­tions et s’en alla aus­si secrète­ment qu’il était arrivé.

Ce n’est que tard dans la nuit que François remar­qua qu’il ressem­blait très exacte­ment à son dou­ble de Sim Agri. Même tête car­rée de Play­mo­bil, mêmes cheveux rouges. Et il avait le même nom. Une blague ? Un mau­vais rêve ? Nico­las non plus n’avait jamais enten­du par­ler de quelqu’un de ce nom. “Un rôdeur ? Un employé de grand groupe?”

La saison des mauvaises nouvelles

Avec l’été vint le temps des promess­es déçues. Les pluies pour­rirent la récolte, la mal­adie déci­ma la vigne, les quo­tas laitiers firent chuter les prix. Des pertes con­sid­érables et les créanciers rôdant comme des vau­tours : déçu et frus­tré, François se réfu­gia dans Sim Agri pour échap­per au réel. Là, tout lui souri­ait. Il venait d’a­cheter de nou­velles fer­mes, d’in­ve­stir dans une usine de fab­ri­ca­tion de fro­mage et d’embaucher une dizaine d’ou­vri­ers. Quel bon­heur ! Seule lui résis­tait une petite ferme que le pro­prié­taire refu­sait de ven­dre mal­gré la sit­u­a­tion économique calami­teuse où il était. C’est pré­cisé­ment, à ce moment-là, que François reçut des offres de rachat de son exploita­tion par un gros pro­prié­taire ter­rien. Cela aurait été si sim­ple. Mais, refu­sant le déshon­neur et la destruc­tion de son âme, il décli­na l’of­fre. Il subit en retour de fortes pres­sions qui lui ruinèrent la santé.

Ses seules forces, il les con­sacra alors à Sim Agri, son remède. Là, il était un grand agricul­teur, comme il aurait dû l’être. Il ne man­quait pour par­faire son bon­heur que cette irré­ductible ferme : il ten­ta tout pour faire céder son pro­prié­taire. Plus il s’achar­nait à racheter cette ultime ferme, plus il s’échi­nait à pro­téger la sienne dans la réal­ité, ser­pent se mor­dant une queue virtuelle.

Le drame

Au milieu de l’hiv­er, on le voy­ait pass­er comme une ombre, épuisé physique­ment, morale­ment, et l’e­sprit com­plète­ment absorbé par son jeu vidéo. Il ne dor­mait plus, et rêvait qu’il était dans le jeu. À quoi bon tout cela ? Un peu plus tôt, il avait appris qu’un agricul­teur du vil­lage s’é­tait sui­cidé, et depuis, l’idée du sui­cide ne le quit­tait plus. Elle rôdait sous son crâne comme un gril­lon dans une boîte. Il effac­erait tout, et pour­rait recommencer.

Un jour, il prit une corde et se ren­dit dans l’établi. Il la fit couliss­er autour d’une poutre, la pas­sa à son cou et mon­ta sur un petit tabouret. “Estce pos­si­ble ? Est-ce réel?” Soudain, il enten­dit le télé­phone, et le répon­deur, la voix de Nico­las. “Je me suis sui­cidé. J’ai quit­té Sim Agri. Il y a un type qui s’achar­nait à vouloir m’a­cheter ma ferme : j’ai quit­té le jeu.” François se raid­it, il avait donc gag­né le jeu ! Il prit la corde dans la main pour la retir­er quand sur­git une ombre devant lui.

Le même homme au vis­age de Play­mo­bil, qui s’é­tait fait appel­er Salocin, se tenait devant lui. Un sourire sar­donique fai­sait briller ses yeux. Il avança en flot­tant. Game over. Et pous­sa le tabouret. Qui bascula.

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