Le portrait d’une élève d’un collège d’Aulnay-sous-Bois

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Tony LELIÈVRE (96)

J’ai fait mon ser­vice dans des éta­blis­se­ments de l’É­du­ca­tion natio­nale, à Aul­nay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Nous étions deux affec­tés à ce poste, par­mi la cin­quan­taine d’X qui avaient choi­si le ser­vice civil. Nous avons tra­vaillé dans un lycée et sur­tout dans deux col­lèges dont les élèves venaient de cités dif­fi­ciles et violentes.

Dans les col­lèges, notre action consis­tait en sou­tien sco­laire, qui mal­heu­reu­se­ment n’at­tei­gnait pas ceux qui en auraient eu le plus grand besoin, mais aus­si en inter­ven­tions directes dans les classes, pen­dant les cours, pour essayer d’ai­der les jeunes les plus en difficulté.

J’ai notam­ment tra­vaillé dans une classe de troi­sième par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. Pré­ci­sons le terme « dif­fi­cile », qui a per­du son sens dans la mesure où on l’ap­plique indis­tinc­te­ment aux classes, aux élèves, aux éta­blis­se­ments et aux ban­lieues ! Cette classe était dif­fi­cile parce que l’en­semble des élèves était en situa­tion d’é­chec : un seul par­ve­nait à suivre. Elle était aus­si dif­fi­cile à cause de la vio­lence : au début de l’an­née, un élève en avait tué un autre d’une balle en pleine tête – les jour­naux en avaient à peine par­lé car c’é­tait arri­vé en même temps que l’at­ten­tat dans le RER B.

Le copain du meur­trier avait de la peine à s’in­té­res­ser à autre chose qu’à tenir son rôle mani­feste de lea­der – il avait un télé­phone por­table. L’at­mo­sphère était sou­vent ten­due, et pour­tant les cours de mathé­ma­tiques aux­quels je par­ti­ci­pais se dérou­laient plu­tôt bien dans l’ensemble.

Je m’oc­cu­pais par­ti­cu­liè­re­ment d’un groupe d’é­lèves qui se dis­tin­guait par un rela­tif inté­rêt pour l’é­cole. J’ai notam­ment en mémoire une jeune fille magh­ré­bine, dont la famille parais­sait très atta­chée aux tra­di­tions isla­miques : elle por­tait le voile à l’ex­té­rieur du col­lège, mais avait conve­nu avec l’é­ta­blis­se­ment de le reti­rer dans les locaux – ce point sem­blait d’ailleurs ne poser aucun pro­blème dans les éta­blis­se­ments que j’ai fréquentés.

Elle était assez moti­vée et je l’ai sou­te­nue tout au long des huit mois pas­sés au col­lège. J’a­vais pris le par­ti de me com­por­ter avec les élèves comme je l’au­rais fait en fai­sant tra­vailler un frère ou une sœur du même âge. J’a­vais une atti­tude ferme et je pre­nais garde de ne pas tis­ser de liens affec­tifs qui auraient pu s’a­vé­rer dan­ge­reux dans les moments dif­fi­ciles, « Je n’ai pas réus­si : c’est de ta faute… » ris­quait-on de me repro­cher. Mais je pre­nais garde de tou­jours encou­ra­ger les jeunes.

C’est ce que j’ai fait avec cette élève tout au long de l’an­née, jus­qu’au bre­vet des col­lèges qu’elle a obte­nu – ce fut une de mes rares satis­fac­tions per­son­nelles. À la fin de l’an­née, j’ai appris par son pro­fes­seur de mathé­ma­tiques que cette jeune fille vivait une situa­tion fami­liale dra­ma­tique : elle ne connais­sait pas sa mère et, quand elle avait douze ans, son père avait été tué d’une balle sous ses yeux.

Depuis, elle vivait dans une famille d’ac­cueil. Je me sou­viens du choc pro­fond que m’a fait cette révé­la­tion : je ne me serais pas com­por­té de la même façon avec elle si j’a­vais su cela. Et cepen­dant je crois qu’il valait mieux que je l’i­gnore. Cha­cun peut être effi­cace en ten­dant sim­ple­ment la main, sans vou­loir trop s’im­pli­quer : on l’est même plus quand on n’en sait pas trop, car il est plus facile de trai­ter l’autre « d’é­gal à égal ».

J’ai choi­si de pré­sen­ter cette élève car elle me semble assez repré­sen­ta­tive de la popu­la­tion des col­lèges dits « en dif­fi­cul­té » : des jeunes en grave échec sco­laire, en quête d’i­den­ti­té, en contact per­ma­nent avec la vio­lence, ayant des dif­fi­cul­tés à com­mu­ni­quer entre eux et avec le monde des adultes, mais qui veulent réus­sir. Tous ont l’am­bi­tion de réus­sir, mais la plu­part ne comptent plus sur l’école.

C’est à nous de leur faire com­prendre que la réus­site sco­laire condi­tionne en grande par­tie la réus­site sociale, et qu’elle ne dépend que d’eux-mêmes et de leur tra­vail. C’est là une dif­fi­cul­té majeure, car beau­coup de jeunes vou­draient suivre l’é­cole sans avoir à faire d’ef­fort. Il nous appar­te­nait de leur prou­ver le contraire et sans doute y sommes-nous par­fois parvenus.

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