Le nucléaire expliqué par des physiciens

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Par : Ouvrage collectif dirigé par Paul Bonche (64)Rédacteur : Hervé NIFENECKER (55)

À par­tir des années 1970 l’énergie nucléaire est apparue comme un domaine très abscons, très spé­cial­isé, un domaine réservé à des ingénieurs très poin­tus. En France c’était la chas­se gardée du CEA, de l’EDF et de Fram­atome. Les ouvrages de syn­thèse acces­si­bles à tous les citoyens ayant un min­i­mum de cul­ture sci­en­tifique étaient pra­tique­ment inex­is­tants. Une excep­tion notable fut L’électronucléaire en France, un livre pro­duit par le syn­di­cat CDFT du CEA. L’enseignement se con­cen­trait, sous une forme haute­ment spé­cial­isée, à l’INSTN ou dans les options Génie atom­ique des écoles d’ingénieurs. Le “ Nucléaire ” dis­parut donc de la cul­ture générale sci­en­tifique dis­pen­sée à l’Université, sans par­ler, bien sûr, de l’enseignement secondaire.

Cha­cun se repo­sait sur les “experts”. De leur côté, les­dits experts ne jugeaient en général pas utile de don­ner beau­coup d’explications aux béo­tiens, ne jugeaient pas utile de relever le moins du monde la stu­pid­ité de scé­nar­ios cat­a­stro­phes don­nés en pâture au pub­lic comme le film à grand spec­ta­cle Le syn­drome chi­nois. Il faut remar­quer, d’ailleurs, que cette atti­tude n’était pas pro­pre à la France.

Par un étrange hasard, la sor­tie de ce film fut suiv­ie de peu par l’accident de Three Mile Island (TMI, 1979) qui ébran­la la con­fi­ance du pub­lic dans les experts, et, plus générale­ment, dans l’estab­lish­ment nucléaire, moins d’ailleurs en France que dans les autres pays occi­den­taux. La perte de crédi­bil­ité des experts ren­força, bien évidem­ment, le mou­ve­ment antinucléaire.

La césure entre l’estab­lish­ment nucléaire et la com­mu­nauté académique devint un vrai divorce par manque d’un lan­gage com­mun entre les ingénieurs désor­mais appelés “ nucléocrates ” et un cer­tain nom­bre de physi­ciens exas­pérés par ce qu’ils con­sid­éraient comme de l’arrogance.

La cat­a­stro­phe de Tch­er­nobyl ne fit qu’accélérer le mou­ve­ment, sans que le niveau de con­nais­sance sur l’énergie nucléaire de la com­mu­nauté sci­en­tifique en général fasse de nota­bles pro­grès au milieu des invec­tives des deux bor­ds. La com­mis­sion Cas­taing dev­enue la Com­mis­sion nationale d’évaluation fut une excep­tion notable dans ce tohu-bohu.

Les choses allaient chang­er au début des années qua­tre-vingt- dix. En effet, alors que dans les années 1980 il sem­blait qu’entre réac­teurs à eau pres­surisée (REP) et réac­teurs à neu­trons rapi­des refroidis au sodi­um (RNR comme Super­phénix) il n’y avait plus de place pour d’autres con­cepts, et donc peu de place pour un tra­vail de chercheur, deux physi­ciens mon­di­ale­ment con­nus, Charles Bow­man et Car­lo Rub­bia, pro­posèrent deux sys­tèmes inno­vants asso­ciant un accéléra­teur à un milieu mul­ti­pli­ca­teur de neu­trons pour brûler les déchets nucléaires, utilis­er le cycle surgénéra­teur du tho­ri­um et pro­duire de l’électricité en évi­tant le risque de sur­crit­ic­ité (cas de l’accident de Tch­er­nobyl). Ces con­cepts étaient présen­tés dans un lan­gage aisé­ment acces­si­ble pour des physi­ciens, sans faire appel à l’idiome tech­nique en usage chez les ingénieurs du nucléaire. Ces propo­si­tions intéressèrent de nom­breux physi­ciens nucléaires et des particules.

C’est ain­si que se for­mèrent deux “ clubs ” de réflex­ion à Saclay et à Greno­ble, réu­nis­sant des physi­ciens dans le des­sein de com­pren­dre en pro­fondeur les propo­si­tions de C. D. Bow­man et C. Rub­bia. Le club de Greno­ble eut une durée de vie courte, mais déboucha sur une col­lab­o­ra­tion des physi­ciens de l’ISN avec le groupe de C. Rub­bia , puis sur la créa­tion du groupe­ment de recherch­es GEDEON entre CNRS, CEA, EDF et Fram­atome. Le Club de Saclay, le CESEN, fut plus durable. Son objet d’étude s’étendit à l’ensemble de la fil­ière nucléaire, les physi­ciens s’enseignant mutuelle­ment. Le livre dont nous faisons le compte ren­du est le couron­nement de ce tra­vail. Il a pour ambi­tion de met­tre à la dis­po­si­tion du lecteur un exposé exhaus­tif et, cepen­dant, sim­ple et lis­i­ble, de l’ensemble de la fil­ière nucléaire. Dis­ons tout de suite que le but recher­ché a été remar­quable­ment atteint.

Ce livre est facile­ment acces­si­ble à tout tit­u­laire d’un bac sci­en­tifique. Pour les autres il fau­dra se sou­venir de la nota­tion expo­nen­tielle des nom­bres, des nota­tions chim­iques et iso­topiques. Cer­tains chapitres con­ti­en­nent des équa­tions sim­ples dont la com­préhen­sion n’est pas véri­ta­ble­ment indis­pens­able et qui ne doivent pas rebuter le lecteur lit­téraire qui se trou­ve peut-être dans votre entourage (ami, con­joint ou enfants). En fait toute per­son­ne intéressée à se faire une opin­ion citoyenne sur le nucléaire pour­ra lire cet ouvrage avec profit.

Les chapitres I à III expliquent ce qu’est la radioac­tiv­ité, quelle est son impor­tance dans notre envi­ron­nement et quels sont ses effets sur les êtres vivants. Il me sem­ble que cette par­tie devrait faire par­tie du bagage cul­turel de tout un cha­cun, si l’on veut bien con­sid­ér­er le nom­bre d’articles, d’émissions de radio ou de télévi­sion qui trait­ent de ces ques­tions en toute igno­rance ou mau­vaise foi.

Le chapitre IV est un bref rap­pel de l’histoire de l’énergie nucléaire, agréable à lire, mais qui peut être omis par le lecteur pressé.

Le chapitre V per­met de situer le rôle de l’énergie nucléaire dans la four­ni­ture mon­di­ale d’énergie. La ques­tion du coût de l’énergie nucléaire est, égale­ment, som­maire­ment traitée.

Le chapitre VI donne les principes de fonc­tion­nement des réac­teurs nucléaires. C’est l’un des chapitres les plus tech­niques du livre qui intéressera surtout les physi­ciens, ingénieurs et étu­di­ants en sciences.

Le chapitre VII décrit les fil­ières exis­tantes de réac­teurs nucléaires. Le chapitre VIII dis­cute de la sûreté de ces réac­teurs. Ces deux chapitres sont par­mi les prin­ci­paux du livre. Le lecteur pour­ra, éventuelle­ment, com­mencer par les lire avant de revenir, si cer­tains points lui parais­sent obscurs, sur le chapitre VI.

Les chapitres IX à XV, qui for­ment la troisième par­tie de l’ouvrage, trait­ent de ce qu’on appelle le cycle du com­bustible, depuis l’extraction du min­erai jusqu’au stock­age géologique des déchets de longue durée de vie en pas­sant par le retraite­ment, la sépa­ra­tion-trans­mu­ta­tion et les stock­ages inter­mé­di­aires. Indis­pens­ables sont les chapitres trai­tant du retraite­ment (XII et XIII) et du stock­age géologique (XV). On y ver­ra à quoi sert l’usine de La Hague et aus­si que les risques présen­tés par un stock­age géologique sont bien plus faibles que ce que cer­tains voudraient nous faire croire ! Le chapitre XI qui traite de la sépa­ra­tion iso­topique est assez tech­nique mais n’est pas indis­pens­able à la com­préhen­sion du reste de l’ouvrage.

Les chapitres XVI à XXI qui for­ment la qua­trième par­tie du livre font une revue par­ti­c­ulière­ment com­plète et à jour des sys­tèmes du futur : réac­teurs à sels fon­dus, à haute tem­péra­ture, assistés par accéléra­teurs ain­si que réac­teurs à fusion ther­monu­cléaire. Les pos­si­bil­ités de réduire con­sid­érable­ment la radiotox­i­c­ité des déchets par trans­mu­ta­tion et inc­inéra­tion ou l’utilisation du cycle du tho­ri­um sont oppor­tuné­ment dis­cutées. Le lecteur curieux de savoir à quoi pour­rait ressem­bler le nucléaire du futur trou­vera là son bon­heur ! Notons que les chapitres XX (réac­teurs assistés par accéléra­teurs) et XXI ( réac­teurs ther­monu­cléaires) sont assez tech­niques et trait­ent de solu­tions plus futur­istes que les deux précé­dents (réac­teurs à haute tem­péra­ture et à sels fondus).

On ne peut que ren­dre hom­mage à l’esprit d’objectivité qui a présidé à la rédac­tion de cet ouvrage : informer le mieux pos­si­ble sans pren­dre par­ti, lais­sant à cha­cun le soin de for­mer son opin­ion en toute con­nais­sance de cause. Je ne crois pas que l’appartenance des rédac­teurs au CEA ait nui en quoi que ce soit à cette quête d’objectivité.

Comme il faut bien émet­tre une cri­tique, je regrette que la ques­tion du ter­ror­isme nucléaire n’ait pas été abor­dée que ce soit sous la forme de la bombe sale ou sous celle d’une attaque sur un réac­teur ou un site de stock­age. Sans doute le livre a‑t-il été rédigé avant le 11 septembre.

Espérons que ce livre con­tribuera effi­cace­ment à amélior­er la cul­ture des Français en ce qui con­cerne l’énergie nucléaire. Ceci est d’autant plus néces­saire que des déci­sions cap­i­tales con­cer­nant notre four­ni­ture en énergie devront être pris­es dans un avenir proche et qu’on doit espér­er qu’elles le seront après un débat aus­si rationnel et éclairé que possible.

En tout cas cet ouvrage de référence devrait se trou­ver dans la bib­lio­thèque de toute per­son­ne soucieuse de cul­ture tech­nique et scientifique.

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