Le nouveau sang des entreprises

Dossier : L'Intelligence économiqueMagazine N°640 Décembre 2008
Par Bernard ESAMBERT (54)

L’É­tat doit aider les entre­pris­es à mieux appréhen­der les mul­ti­ples fac­teurs mon­di­aux qui con­di­tion­nent le développe­ment sci­en­tifique, tech­nologique, indus­triel et économique. Les agences du secteur de l’in­tel­li­gence économique doivent con­tribuer à ce recensement.

Repères
Les entre­pris­es for­ment un corps social que l’É­tat peut chercher à mobilis­er, comme il sut le faire dans les années soix­ante et au début des années soix­ante-dix, époque à laque­lle la pro­duc­tion indus­trielle et le PNB de la France aug­men­tèrent plus rapi­de­ment que ceux de nos voisins, d’un demi-point à un point et demi par an.

L’É­tat doit en out­re créer un envi­ron­nement favor­able aux entre­pris­es sans descen­dre dans l’arène au niveau microé­conomique. Il lui appar­tient de met­tre en œuvre des poli­tiques en matière de fis­cal­ité, de sou­tien à la recherche-développe­ment, d’amé­nage­ment du ter­ri­toire, d’in­fra­struc­tures, d’é­d­u­ca­tion et de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, et d’en­cour­ager les entre­pris­es à porter haut les couleurs de la France dans la com­péti­tion économique.

Les entre­pris­es, petites, moyennes ou grandes, quant à elles, doivent appren­dre à con­naître pour chaque créneau d’ac­tiv­ité leur part du marché mon­di­al et appréci­er leur présence com­mer­ciale indus­trielle, tech­nologique et sci­en­tifique dans les grands espaces économiques d’au­jour­d’hui : Europe, Amérique du Nord, Amérique latine, Asie du Sud-Est… qu’elles doivent fréquenter assidûment.

L’information économique, une donnée marchande

Un marché planétaire
Elle est loin, l’époque où de nom­breux chefs d’en­tre­prise igno­raient leur part du marché mon­di­al dans leurs dif­férents créneaux d’ac­tiv­ité. Grâce à quelques petites cen­taines de sociétés com­mer­ciales d’in­tel­li­gence économique, qui se sont dotées récem­ment d’un code éthique, ce marché plané­taire est décliné géo­graphique­ment avec ses sous-jacents poli­tiques, juridiques, cul­turels. Cer­tains de ces prestataires d’in­for­ma­tion économique au sens large ont désor­mais pignon sur rue. Tout ira bien le jour où les entre­pris­es accepteront de pay­er à leur juste prix les infor­ma­tions qu’ils apportent.

Il leur est égale­ment indis­pens­able de con­naître les don­nées de la con­cur­rence au niveau mon­di­al, qu’il s’agisse de la place des con­cur­rents, de leur stratégie, de l’é­tat de leur tech­nolo­gie, de leur recherche et de la san­té des nom­breux pays où elles doivent ambi­tion­ner de s’im­planter indus­trielle­ment et même désor­mais scientifiquement.

Et cela, en créant peut-être une fonc­tion intel­li­gence économique dans leur sein, en util­isant tous les sys­tèmes d’in­for­ma­tion disponibles, en sus­ci­tant une com­mu­nauté de l’in­tel­li­gence économique avec le secteur pub­lic pour mise en œuvre d’un dis­posi­tif nation­al sim­ple et évo­lu­tif. Bref, les entre­pris­es doivent con­sid­ér­er l’in­for­ma­tion économique comme une don­née marchande qu’il est essen­tiel de se pro­cur­er, afin de se dot­er d’une capac­ité d’anticipation.

Des informations publiques

La con­nais­sance de la stratégie des con­cur­rents est, pour les sociétés cotées, facil­itée par le niveau d’in­for­ma­tions qu’elles doivent ren­dre publiques : à leurs action­naires lors des assem­blées générales qui se mul­ti­plient et aux­quelles il est très facile d’as­sis­ter ; lors de dif­férentes réu­nions en présence d’an­a­lystes financiers notam­ment ; sous la pres­sion des régu­la­teurs financiers qui exi­gent d’elles infor­ma­tion et transparence.

Dix mille spé­cial­istes au Japon
Les cas du Japon et des États-Unis sont par­ti­c­ulière­ment élo­quents. Plus de 10 000 spé­cial­istes de la col­lecte organ­isée d’in­for­ma­tions indus­trielles tra­vail­lent dans le pre­mier pays, répar­tis entre des agences privées de recherche et des agences publiques. Cette nation a porté à un niveau excep­tion­nel la veille économique et tech­nologique dont les dépens­es représen­tent 1,5 % du chiffre d’af­faires des grandes entre­pris­es indus­trielles nippones.

Point n’est donc besoin de truf­fer des cham­bres d’hô­tel de micros ultra­sen­si­bles et l’in­for­ma­tion ouverte est suff­isam­ment mas­sive pour lim­iter l’in­for­ma­tion ” fer­mée ” à un statut qua­si­ment mar­gin­al. En veut-on un exem­ple : Air­bus et Boe­ing détail­lent en per­ma­nence, urbi et orbi, leur stratégie s’agis­sant par exem­ple du A380, du ” dream­lin­er “, ou du A350.

Enfin, sur l’é­tat des sci­ences et des tech­nolo­gies util­isées par les con­cur­rents, le désir de pub­li­ca­tion des sci­en­tifiques, seule façon pour eux de se faire con­naître et appréci­er de leurs pairs, met à mal toute forme de secret trop absolu. C’est toute­fois moins vrai en matière de tech­nolo­gie, et cela ne l’est plus du tout pour les tours de main et autres secrets de fab­ri­ca­tion. D’où plus générale­ment l’in­térêt de la veille tech­nologique qui mobilise des organ­ismes semi-publics ou privés, des con­seillers d’am­bas­sades mil­i­taires, sci­en­tifiques ou assimilés.

Un pour cent du chiffre d’affaires

Point n’est besoin de truf­fer les cham­bres d’hôtel de micros ultrasensibles

Pourquoi les sociétés français­es ne se fix­eraient-elles pas l’ob­jec­tif de con­sacr­er ten­dan­cielle­ment 1 % de leur chiffre d’af­faires à la col­lecte de toutes les infor­ma­tions néces­saires à l’élab­o­ra­tion de leur stratégie de développe­ment dans un con­texte à évo­lu­tion mon­di­ale rapi­de, et cela afin de per­dre toute myopie à l’é­gard d’un marché devenu irréversible­ment plané­taire ? Car la seule chose qui coûte plus cher que l’in­for­ma­tion est l’ab­sence d’information.

Et pourquoi ne se met­traient-elles pas à niveau en ce qui con­cerne les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion en en dom­i­nant l’usage et en en fréquen­tant la pro­duc­tion ? La ” mise en réseau ” des cerveaux humains peut don­ner une nou­velle chance à nos chercheurs, cadres, salariés s’ils savent faire preuve d’am­bi­tion pour notre pays et pour l’Eu­rope, notre ter­rain de redéploiement.

De la guerre à la consommation

La glob­al­i­sa­tion, résul­tat de la général­i­sa­tion de la com­péti­tion économique, se traduit pour les êtres humains par du tra­vail et des revenus, donc par un stand­ing social et cela est impor­tant dans la con­jonc­ture que nous con­nais­sons en ter­mes de chô­mage et d’ap­pari­tion de poches de mis­ère. Plus con­crète­ment et triv­iale­ment, la guerre économique débouche sur la con­som­ma­tion de con­fort matériel et d’im­ages de toute nature.

Ne pas rester à l’écart
L’ex­trême richesse et l’ex­trême pau­vreté se regar­dent par écrans de télévi­sion inter­posés. Des mil­liards d’êtres humains ne pour­ront rester durable­ment à l’é­cart du grand mou­ve­ment qui entraîne la par­tie dévelop­pée de la planète. Car, dans les bas-fonds de la mis­ère, nom­breux sont ceux qui sont prêts à suiv­re le pre­mier ” guru ” venu.

L’on doit peut-être cepen­dant à la guerre économique, qui a canal­isé les pul­sions guer­rières des peu­ples vers une forme de com­bat plus paci­fique, une lim­i­ta­tion des autres con­flits. Bien sûr, elle n’a pas per­mis leur extinc­tion au Proche-Ori­ent, en Asie du Sud-Est, en Afrique. Mais à tout le moins, peut-on con­stater qu’il n’y a là rien de com­pa­ra­ble aux grands con­flits du passé. Souhaitons donc longue vie à la guerre économique à con­di­tion qu’elle s’as­sagisse un peu et qu’elle apporte aux com­bat­tants d’autres sat­is­fac­tions que celles pure­ment matérielles sur lesquelles elle a débouché jusqu’à présent. Nous com­bat­tions égoïste­ment pour notre con­fort de nan­tis. Il nous fau­dra désor­mais effectuer un douloureux retour à la réal­ité, celle de la mis­ère du Sud, de la démo­gra­phie du tiers-monde et des migra­tions irré­sistibles qu’elle provo­quera, des cauchemardesques aggloméra­tions géantes et des nou­veaux sauvages urbains qu’elles engen­dreront, des men­aces sur notre écosystème.

Le com­bat économique s’est instal­lé pour quelques décen­nies. Il nous faut fonder sur ce con­stat une éthique du pro­grès et du bon­heur. L’idéolo­gie ” molle ” du libéral­isme encour­age les tur­bu­lences liées à la com­péti­tion indus­trielle inter­na­tionale. L’his­toire a pris le virage insta­ble de la guerre économique.

L’unité ne naît pas du multiple

La liste est longue des prob­lèmes soulevés par l’ex­ac­er­ba­tion de la com­péti­tion inter­na­tionale. Con­flits soci­aux, ter­ror­isme, bulles et krachs bour­siers, tox­i­co­manie, délin­quance sont autant de signes du manque d’équili­bre de la planète et de la vul­néra­bil­ité de nos sociétés technicisées.

La seule chose qui coûte plus cher que l’information est l’absence d’information

Une minorité de la pop­u­la­tion mon­di­ale prof­ite de la majorité des ressources de la planète tan­dis que les mass­es du tiers-monde subis­sent l’in­tru­sion de tech­nolo­gies qu’elles ne domi­nent pas. Des mil­liards d’êtres humains ne pour­ront rester durable­ment à l’é­cart des grands mou­ve­ments qui entraî­nent la par­tie dévelop­pée de la planète. Adam Smith s’é­ton­nait des ver­tus de l’é­conomie de marché qui trans­forme de mau­vais sen­ti­ments en richesse. Mais ces richess­es sont trop mal partagées pour ne pas trou­bler un jour le jeu du libéral­isme. Beau­coup ont adop­té la reli­gion islamique pour recon­quérir leur dig­nité, actu­al­isant la célèbre for­mule de Marx sur la reli­gion ” opi­um du peu­ple “. La moder­nité serait-elle un don vénéneux ?

Quant au nation­al­isme, il renaît, tant la glob­al­i­sa­tion a fait naître le désir de recréer la spé­ci­ficité. Pour­tant, l’ex­péri­ence de la tour de Babel nous apprend que l’u­nité ne naît pas for­cé­ment du mul­ti­ple. La route de l’avenir n’est pas celle de 1900.

Un combat plus exigeant

Faire rat­trap­er la sci­ence par le politique
La par­tie du monde qui a fait le tour du super­marché aux cent mille pro­duits serait bien inspirée de met­tre en place un cap­i­tal­isme moins gaspilleur de ressources rares et de génie créa­teur, d’an­ticiper un peu ce mou­ve­ment en faisant rat­trap­er la sci­ence par le politique.

Il faut relever le gant d’une crois­sance qui per­me­tte à toutes les pop­u­la­tions de la planète de se sen­tir cha­cune égale aux autres, qui forme l’in­tel­li­gence créa­trice de la jeunesse, qui encour­age le partage du tra­vail et des revenus, la flex­i­bil­ité du mode de vie, qui per­me­tte à cha­cun la maîtrise de son évo­lu­tion, de son mod­èle cul­turel et social. Il faut aider un développe­ment du tiers-monde basé sur le libéral­isme économique, la démoc­ra­tie et l’ac­cès aux marchés des pays dévelop­pés. Il s’ag­it, par une muta­tion coper­ni­ci­enne, d’a­jouter à la dimen­sion économique de l’homme, mesurée au tra­vers du PNB, la dimen­sion sociale et la dimen­sion spir­ituelle et de dot­er le libéral­isme d’un code moral et déon­tologique, faute de quoi il serait mis en accu­sa­tion au prof­it de nou­velles idéolo­gies asso­ciant cynisme, anar­chisme, nihilisme pou­vant débouch­er sur de nou­velles formes de totalitarisme.

Ne pas se contenter de gérer l’histoire

En réal­ité, notre planète n’avait été, jusqu’à il y a peu, qu’­ef­fleurée par les hommes. Désor­mais, nous com­mençons à l’é­gratign­er sérieuse­ment et donc à provo­quer des réac­tions de notre écosys­tème. De nom­breuses études comme celle con­cer­nant l’ef­fet de serre le démon­trent main­tenant. Mais il est égale­ment clair que l’on peut réa­gir et com­penser à terme les dégâts que nous avons causés à notre envi­ron­nement. Tel est déjà le cas, locale­ment et régionale­ment en ce qui con­cerne la pol­lu­tion de l’air et de l’eau. Tel sera peut-être le cas en ce qui con­cerne le Green House Effect dont on peut cepen­dant crain­dre qu’il ne soit pas rapi­de­ment et aisé­ment réversible. Bien sûr, comme tou­jours, dans l’ac­tiv­ité humaine, le phénomène sera pen­du­laire. Nous cor­rigerons avec retard nos dégra­da­tions. Il y fau­dra un max­i­mum de con­cen­tra­tion et même de cœrci­tion au niveau planétaire.

Comme la démoc­ra­tie, le libéral­isme est le moins mau­vais des sys­tèmes mais il est loin d’être par­fait. La frilosité des poli­tiques qui se con­tentent de gér­er l’his­toire telle qu’elle existe est dérisoire.

Un code moral

L’é­conomie de marché et la démoc­ra­tie libérale vont de pair. Con­solid­er l’é­conomie de marché en la dotant d’un code éthique uni­verselle­ment recon­nu, c’est aus­si une façon de con­solid­er des jeunes démoc­ra­ties un peu partout dans le monde. Si nous devons pass­er d’un sys­tème de guerre économique dans lequel com­mu­nient main­tenant presque toutes les nations de la planète à une forme de développe­ment, plus sol­idaire, plus respectueuse de l’homme et de la nature, un code moral doit tem­pér­er la com­péti­tion inter­na­tionale et cor­riger ses effets.

Il est temps d’a­gir par un gigan­tesque effort d’é­d­u­ca­tion, prin­ci­pale source de valeur ajoutée dans l’évo­lu­tion du monde. Par la sat­is­fac­tion d’une reven­di­ca­tion de jus­tice et d’éthique qui débor­de des croy­ances religieuses sans les nég­liger. Dans la mesure où l’hu­man­ité a prob­a­ble­ment tout expéri­men­té depuis les quelques mil­liers d’an­nées que l’homme a com­mencé à penser, un code éthique ne pour­rait-il pas être bâti à par­tir des con­ver­gences et des domaines com­muns que l’on peut observ­er entre les dif­férentes reli­gions monothéistes et les grands principes que l’hu­man­ité a adop­tés sans tou­jours les appli­quer, comme les droits de l’homme issus de la Révo­lu­tion française ?

La cul­ture de la guerre économique se généralise et se banalise après avoir propul­sé l’At­lan­tique, puis le Paci­fique sur le devant de la scène. La quête d’une telle éthique per­me­t­trait-elle à une civil­i­sa­tion de renaître quelque part sur la planète pour la fécon­der à nou­veau, pourquoi pas en Europe où une pâte humaine mal­léable, curieuse, diverse, adossée à d’an­ci­ennes cul­tures crée un ter­reau par­ti­c­ulière­ment favorable ?

Le siè­cle de la coopération
Le XXe siè­cle a été celui des États sou­verains et égaux entre eux, le XXIe siè­cle sera celui des coopéra­tions multi­na­tionales, de la cosou­veraineté, de la toile tis­sée par les nations. L’im­por­tance de plus en plus grande que pren­nent l’Or­gan­i­sa­tion des Nations unies et les réu­nions des prin­ci­paux chefs d’É­tat nous mon­tre bien dans quelle direc­tion nous nous ori­en­tons. Cela n’i­ra pas sans heurt et sans recul de la part de nations qui n’ac­cepteront pas de gaîté de cœur des dis­ci­plines qui pour­raient con­trari­er leur égoïste développe­ment économique, mais la direc­tion est évi­dente et les sol­i­dar­ités sont en voie de se nouer. Les États-nations vont devoir aban­don­ner du lest, car tout pays est désor­mais respon­s­able de la planète, démo­graphique­ment, écologique­ment et finan­cière­ment comme la crise vient de le mon­tr­er à l’év­i­dence. Et la mon­di­al­i­sa­tion lancée au galop a devancé ses néces­saires régulations.

Un supplément d’âme

Ajouter à la dimen­sion économique, la dimen­sion sociale et la dimen­sion spirituelle

Le spir­ituel, le poli­tique et l’é­conomique ont tous les trois leur mot à dire dans l’évo­lu­tion humaine. La guerre économique est un puis­sant stim­u­lant en faveur du développe­ment mais elle n’est sup­port­able qu’à la con­di­tion qu’un min­i­mum de sol­i­dar­ité en human­ise les effets. Il nous faut prob­a­ble­ment, partout dans le monde, des officiers de la guerre économique, voire peut-être même dans cer­tains pays, un général de la guerre économique mobil­isant les entre­pris­es en créant en leur faveur un envi­ron­nement favor­able. Mais il faut ajouter à cette mobil­i­sa­tion économique qui a ses mérites et qui doit se pour­suiv­re ne serait-ce que pour éradi­quer la lèpre de la mis­ère là où elle est encore fla­grante (étant enten­du que les expo­nen­tielles ne mon­tent pas jusqu’au ciel et que le com­merce inter­na­tion­al devra un jour, comme on l’a vu, ralen­tir sa pro­gres­sion), un sup­plé­ment d’âme dont il faut espér­er décou­vrir un jour prochain les prémices quelque part dans le monde, pourquoi pas en Europe.

La planète a pris la route des choses plutôt que celle de l’e­sprit. Quelques human­istes de la grande com­péti­tion des temps mod­ernes lui apporteront-ils cet impondérable qui don­nerait au monde des marchands et des con­quérants économiques un min­i­mum de morale et de grâce ?

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