Une discipline multiforme, de l’information à la décision

Dossier : L'Intelligence économiqueMagazine N°640 Décembre 2008
Par Philippe LAURIER

La face légale : développer et exploiter et protéger un patrimoine d’information

La face légale : développer et exploiter et protéger un patrimoine d’information

L’in­tel­li­gence éco­no­mique cherche à la fois à pro­té­ger et » enri­chir « . Son pivot cen­tral est l’in­for­ma­tion, col­lec­table par une action de veille, qu’on ana­lyse, dif­fuse, trans­forme en com­pré­hen­sion, vision, par­fois en déci­sion… ou en absence de déci­sion (Sartre dit que ne pas choi­sir est un choix, qui ne néces­site pas moins d’a­voir été bien éclai­ré). La fina­li­té est de se ména­ger son rythme déci­sion­nel et, par­tant, sa capa­ci­té à jouer sa par­ti­tion, à la vitesse qui nous convient, quand il nous convient de la jouer : l’in­tel­li­gence éco­no­mique est le talent de se pré­pa­rer un sur­croît de liber­té d’action.

Une dis­ci­pline ensei­gnée à Polytechnique
L’en­sei­gne­ment se pré­sente sous la forme d’un sémi­naire ouvert en 2006. Il dif­fère de ceux d’autres écoles qui pré­parent plus aux postes de chef de pro­jet, et se foca­lisent sur la veille com­mer­ciale ou tech­no­lo­gique. For­mant des diplô­més pou­vant être appe­lés à des fonc­tions stra­té­giques, le cours de l’X pri­vi­lé­gie la ges­tion et la pro­tec­tion de l’in­for­ma­tion sen­sible, l’é­tude de rumeurs – vraies ou fausses -, les dan­gers de désta­bi­li­sa­tion d’en­tre­prise ou d’é­quipe diri­geante, de mise sous influence. L’oc­ca­sion de par­ta­ger le vécu d’an­ciens venus témoigner.

À ce titre, elle se dote des outils à dis­po­si­tion, de moteurs de recherche infor­ma­tiques, de réseaux humains gérés par des cel­lules de veille ;

Le talent de se pré­pa­rer un sur­croît de liber­té d’action

elle orga­nise l’en­tre­prise ou l’É­tat afin que l’in­for­ma­tion par­vienne à la bonne per­sonne au bon moment. Au-delà de sim­ple­ment créer des » ren­contres « , faire en sorte que la bonne ques­tion sur­gisse chez cette per­sonne, une prise de conscience de son besoin de savoir, se remettre en cause. Si l’in­tel­li­gence éco­no­mique ne per­met­tait que de savoir dou­ter, elle jus­ti­fie­rait par ce seul point les espoirs pla­cés en elle.

L’in­for­ma­tion s’é­lar­git au patri­moine : nos savoirs indi­vi­duels ou col­lec­tifs, les maté­ria­li­sa­tions de ce savoir (bre­vets, trans­ferts de tech­no­lo­gie, par­te­na­riats), sa mise en oeuvre (usines, équipes…), pour les coif­fer par ce qui cimente le tout, notre cohé­sion sociale (ciment interne), sus­cep­tible d’at­taques sub­ver­sives, autant que notre répu­ta­tion, notre image de marque (enduit externe).

Obser­vez une rumeur de plan de licen­cie­ment et consta­tez que la cohé­sion, le rat­ta­che­ment à un sen­ti­ment d’i­den­ti­té et d’ap­par­te­nance repré­sentent un socle, à pro­té­ger par l’in­tel­li­gence économique. 

La face obscure : du légal à l’illégal

Le spectre cou­vert par l’in­tel­li­gence éco­no­mique va du légal à l’illé­gal – ne serait-ce que pour s’en défendre.

L’illu­sion des para­dis fis­caux (Le para­dis n’existe pas)
Le récent cas d’é­coutes télé­pho­niques à grande échelle par la CIA, à l’en­contre du sys­tème de télé­com­mu­ni­ca­tions inter­ban­caire SWIFT, rap­pelle que le secret ban­caire s’ap­plique… au client de la banque.
 
L’a­chat en 2008 par les ser­vices alle­mands, pour cinq modestes mil­lions d’eu­ros, de listes de clients ban­caires au Liech­ten­stein, fait bas­cu­ler enfin dans la sphère de la lutte contre l’é­va­sion fis­cale des don­nées que divers ser­vices col­lec­taient depuis des décen­nies à des fins inavouées.
 
Face au réseau Eche­lon et ses capa­ci­tés de péné­tra­tion dans les sys­tèmes infor­ma­tiques ban­caires (les­quels uti­lisent des logi­ciels ou ordi­na­teurs conçus sou­vent aux États-Unis), divers para­dis fis­caux deviennent ce qu’ils sont en réa­li­té : des conve­nances tolé­rées par les Grands, des appa­rences de confi­den­tia­li­té qui n’en­gagent que ceux qui veulent y croire, dépo­sants naïfs à qui l’on a ins­til­lé l’illu­sion que telle île ou micro-État pos­sède la pierre phi­lo­so­phale, pro­cé­dé apte à trans­mu­ter l’argent sale en argent ano­nyme. Sans devi­ner que ces para­dis sont péné­trés par les meilleurs ser­vices secrets capables de rétri­buer leurs sources en bon argent vrai­ment ano­nyme, sans com­prendre même que tel para­dis fut créé avec la béné­dic­tion de tel service.

En 1993, le pré­sident Clin­ton ordon­na offi­ciel­le­ment à ses ser­vices secrets d’ap­puyer les entre­prises sur le gain de contrats à l’in­ter­na­tio­nal, avec comp­ta­bi­li­sa­tion annuelle des emplois ain­si sau­vés. Les ser­vices chi­nois opé­rèrent leur conver­sion vers la même époque. Vla­di­mir Pou­tine deman­da publi­que­ment le même sou­tien pour les entre­prises russes. La France n’a pas fait excep­tion, quoique les moyens soient plus légers. Le seul pays n’ayant pas requis ses ser­vices est le Royaume-Uni… qui n’en n’a­vait pas besoin car l’ho­no­rable Intel­li­gence ser­vice est jume­lé à la City de Londres depuis quatre siècles, abou­tis­sant à une sub­tile osmose fami­liale, vague consan­gui­ni­té, à tout le moins conver­gence intel­lec­tuelle qui s’exo­nère de consignes explicites.

Sans s’y réduire, l’in­tel­li­gence éco­no­mique observe ces phé­no­mènes sul­fu­reux, elle les trace et en sai­sit la por­tée concur­ren­tielle et socio-éco­no­mique : com­ment ne pas prendre en compte l’emprise de la Camor­ra sur l’in­dus­trie napo­li­taine, alors que des entre­prises fran­çaises y pos­sèdent des filiales et négo­cient des contrats en ges­tion des eaux urbaines ? Com­ment oublier l’en­trisme de sectes exo­tiques dans nos domaines nucléaires ou aéro­spa­tiaux, lorsque des pays » amis de la France » ont bâti de longue date des pas­se­relles entre leurs sectes et leurs ser­vices de ren­sei­gne­ments, en vue d’ins­tru­men­ta­li­ser des adeptes ou d’en conver­tir à l’in­té­rieur des labo­ra­toires cibles ? L’ex-URSS en décom­po­si­tion vit fleu­rir ces mis­sions pro­sé­lytes près de centres tech­no­lo­giques pos­sé­dant de beaux restes de savoir sen­sible – les réac­teurs d’a­vions notam­ment – pour appor­ter, qui en doute, récon­fort et capa­ci­té d’é­coute à des scien­ti­fiques déso­rien­tés par la chute de leurs réfé­rents mentaux.

Les pages des faits divers allongent au fil des années la liste de détec­tives pri­vés, d’of­fi­cines ou de retrai­tés des ser­vices, éga­rés par-delà la bien­séance : pose de micro­phones, pres­ta­tion en » sous-marin » chez le concur­rent, fouille de pou­belles, vol de micro-ordi­na­teurs ou de ces agen­das élec­tro­niques deve­nus l’or­gane com­mu­ni­cant, mais aus­si mémo­ri­sant, de cadres sou­cieux de la der­nière mode.

Les pou­voirs publics fran­çais se sont inquié­tés du par­cours inop­por­tun emprun­té par cer­taines mes­sa­ge­ries d’a­gen­das, les fai­sant tran­si­ter par des pays membres du réseau d’é­coutes télé­pho­niques Eche­lon (États-Unis, Royaume-Uni, Cana­da, Aus­tra­lie et Nouvelle-Zélande).

Un quart des com­mu­ni­ca­tions mon­diales inter­cep­té par Echelon

Les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion ouvrent un vaste champ d’ac­tions illi­cites : on consi­dère qu’un quart des com­mu­ni­ca­tions Inter­net mon­diales font l’ob­jet d’in­ter­cep­tion auto­ma­ti­sée, par Eche­lon : peu le cou­sin de Car­pen­tras, mais plus les déci­deurs éco­no­miques ou poli­tiques. L’ac­cu­sa­tion lan­cée en 2007 contre les ser­vices chi­nois, de péné­tra­tion infor­ma­tique dans les admi­nis­tra­tions alle­mandes, amé­ri­caines ou néo-zélan­daises, offi­cia­lise une joute à fleu­ret mou­che­té que se livrent ces ser­vices depuis une décennie.

Faut-il citer cette anec­dote banale concer­nant un cour­rier Inter­net adres­sé en 2005 entre les écoles des Mines et des Télé­com­mu­ni­ca­tions de Paris ? L’a­na­lyse du par­cours emprun­té révé­la son tran­sit par le ter­ri­toire des États-Unis, fran­chis­sant l’At­lan­tique, alors que deux kilo­mètres séparent ces écoles. Le che­mi­ne­ment des tuyaux Inter­net, leurs capa­ci­tés res­pec­tives, abou­tit à ce que des rou­teurs jugent opti­mal de faire effec­tuer 12 000 kilo­mètres. Avec un risque d’in­ter­cep­tion confra­ter­nelle inhé­rent à ce détour… Sauf à sup­po­ser que les écoles d’ap­pli­ca­tion de Poly­tech­nique n’in­ventent rien qui moti­vât des écoutes.

La dimension éthique et philosophique

Cette dis­ci­pline a ceci d’a­ty­pique qu’elle englobe l’en­jeu de pré­ser­va­tion des liber­tés et de la vie pri­vée – face aux risques d’é­coutes -, les droits de l’in­di­vi­du – contre les dés­in­for­ma­tions -, les ins­ti­tu­tions – face au lob­bying -, la pro­prié­té intel­lec­tuelle – face à la contre­fa­çon ou la fal­si­fi­ca­tion de don­nées. Le cur­sus iden­tique à l’É­cole des ponts et chaus­sées s’in­té­resse aux menaces de mani­pu­la­tion de cours bour­siers : com­ment, qui, dans quels buts ?

Pas d’in­tel­li­gence éco­no­mique sans rat­ta­che­ment à la géo­po­li­tique, à l’his­toire des faits, des croyances, des tech­niques de lutte, jus­qu’à la polior­cé­tique. L’in­con­tour­nable » socié­té de l’in­for­ma­tion » a per­mis de pro­non­cer en chaire bien des bêtises et lieux com­muns, de pré­dire des tra­jec­toires erro­nées, tou­te­fois elle s’ins­crit comme un phé­no­mène de socié­té, où la numé­ri­sa­tion de l’in­for­ma­tion trans­forme ces don­nées imma­té­rielles en qua­si-matière pre­mière, avec ce que cela sup­pose d’u­ti­li­sa­tion comme de manipulation.

Le bon pro­fil des praticiens
Une incom­pré­hen­sion géné­ra­li­sée entoure le plus sou­vent le terme et donc l’ac­ti­vi­té dite en France » d’in­tel­li­gence éco­no­mique « , incom­pré­hen­sion dou­blée encore d’une incré­du­li­té de bon aloi. Pour­tant, rendre INTELLIGIBLE une ques­tion obs­cure, com­plexe, stra­té­gique est une acti­vi­té noble, res­pec­table et cru­ciale pour notre éco­no­mie et le plus sou­vent par­fai­te­ment faisable.
La pra­tique effi­cace et durable de cette intel­li­gence éco­no­mique (la » Com­pe­ti­tive Intel­li­gence » des Bri­tan­niques) est aujourd’­hui pos­sible et essen­tielle, avec un res­pect scru­pu­leux de la léga­li­té. La for­mule favo­rite de l’a­mi­ral Lacoste, » du ren­sei­gne­ment à l’in­tel­li­gence éco­no­mique « , montre assez qu’il ne s’a­git plus d’es­pion­nage ou de » récu­pé­ra­tion » d’in­for­ma­tions brutes, mais plu­tôt de méthodes, d’ou­ver­ture d’es­prit, de recou­pe­ments, de réflexion, d’hu­mi­li­té et d’a­na­lyse très intel­lec­tuelle mais aus­si très concrète.
La qua­si-dis­pa­ri­tion des » offi­cines « , des » détec­tives pri­vés « , paral­lèle à l’im­mense crois­sance des moyens d’ac­cès aux don­nées et aux » infor­ma­tions » est pas­sée par là. Dans ce contexte les qua­li­tés que l’on doit cher­cher pour pra­ti­quer et faire pra­ti­quer l’in­tel­li­gence éco­no­mique sont par ordre décrois­sant les suivantes :

1. un pro­fil per­son­nel (par oppo­si­tion à une com­pé­tence » tech­nique »). Curieux, dis­cret, ima­gi­na­tif, rigou­reux mais aus­si pru­dent, obs­ti­né, organisé ;
2. une connais­sance du milieu pro­fes­sion­nel, dans lequel on évo­lue, sans laquelle les ana­lyses ou la com­pré­hen­sion des signaux appa­raissent vite inappropriées ;
3. une cré­di­bi­li­té acquise qui crée la confiance, per­met de tra­vailler effi­ca­ce­ment et de gérer les dif­fi­cul­tés conjonc­tu­relles sur les sujets sensibles.

Mais cette simple énu­mé­ra­tion ne doit pas faire oublier que l’ef­fi­ca­ci­té d’une acti­vi­té d’in­tel­li­gence éco­no­mique tient aus­si autant aux carac­té­ris­tiques du » sys­tème » mis en place, que des qua­li­tés de tel ou tel indi­vi­du aus­si brillant soit-il.
Sys­tème qui se com­pose notamment :
• des col­la­bo­ra­teurs d’une équipe, où donc il importe de les regrou­per de manière com­plé­men­taire tant il est vrai que cha­cun a ses » spé­cia­li­tés » et son bagage cultu­rel et pro­fes­sion­nel, mais aus­si que la confron­ta­tion des inter­pré­ta­tions est au coeur de la qualité ;
• des sys­tèmes de recherche d’in­for­ma­tions et de don­nées, même si cela n’est pas l’ob­jet de ce court texte ;
• et, bien sûr, même si on en parle moins, des per­sonnes, socié­tés et cabi­nets qui assurent des pres­ta­tions d’in­ves­ti­ga­tions et de remon­tées d’in­for­ma­tions. Ici, la confiance qui se crée et la rigueur totale sont capi­tales, de part et d’autre.
Et c’est bien des qua­li­tés de l’en­semble des élé­ments de ce » sys­tème » dont il faut par­ler pour obte­nir un bon résul­tat durablement.

Ber­trand Derou­baix (X 74), (PC 79), direc­teur de l’in­tel­li­gence éco­no­mique du groupe Total

Savoir choisir

Au final se dégage une capa­ci­té à savoir choi­sir : quelles règles du jeu concur­ren­tiel accep­tons-nous ? Quels par­te­naires refu­sons-nous ? Plus géné­ra­le­ment, quelle socié­té vou­lons-nous ? Sym­bole de ce cadre de réflexion, le sémi­naire à l’X dépend du Dépar­te­ment HSS, Huma­ni­tés.

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