Arrivée à Istanbul en vélo

Le monde sur deux roues, épisode 3 : vaincre Stamboul

Dossier : ExpressionsMagazine N°712 Février 2016
Par Florian COUPÉ (06)

La Turquie, pre­mière « vraie fron­tière » sur la route du Lev­ant, est pour Flo­ri­an et Élise Coupé l’occasion de décou­vrir une hos­pi­tal­ité ori­en­tale généreuse, de par­courir des paysages austères au fil du plateau ana­tolien, mais aus­si de percevoir les lim­ites de la con­tes­ta­tion poli­tique chez la jeunesse turque.

Au débouché des collines balka­niques, nous prenons la Via Egna­ta, au nord de la Grèce, pour piquer plein est. En retrou­vant la Méditer­ranée, nous traçons vers le Lev­ant alors que les pre­miers frimas de l’automne se font sentir.

Dans la plaine de Thes­sa­lonique, la récolte du coton, ain­si que celle des olives, bat son plein.

Nous sommes ten­dus comme une flèche sur son arc, tout droit dirigés vers Stam­boul, l’antique Byzance, porte de l’Orient, car­refour de deux con­ti­nents et de deux mers, poste occi­den­tal de la Route de la soie.

Frontière helleno-turque
Fron­tière helleno-turque

La première frontière

Même si nous n’avons pas encore besoin de visas, la fron­tière hel­léno-turque est la pre­mière fron­tière digne de ce nom que nous tra­ver­sons, avec lim­ite tracée au cen­timètre près au sol et bidass­es en tenue de combat.

En entrant dans la plaine de Thrace, der­rière le poste-fron­tière, s’étire une plaine céréal­ière fer­tile, labourée et nue. Dans l’arrière-pays stam­bouliote, les sen­tinelles ver­ti­cales ne sont plus les cyprès méditer­ranéens, mais les minarets ottomans, pique­tant le paysage de champs moisson­nés. Le paysage change du tout au tout après cette lim­ite passée. La côte grecque était un ensem­ble bosselé, bor­dé à main gauche par les crêtes mon­tag­neuses ocre.

Solidarité polytechnicienne

Nous met­tons deux jours entiers à vain­cre Stam­boul et son traf­ic infer­nal qui s’étire sur les rives de l’Europe et de l’Asie.

Pour nous loger, la sol­i­dar­ité poly­tech­ni­ci­enne joue à plein et c’est un cama­rade de l’École qui nous accueille chez lui.

Dans ce point de pas­sage obligé de notre route vers le Paci­fique, nous ren­con­trons pas mal de voyageurs chem­i­nant dans la même direc­tion. Un cyclo picard qui achève son périple dans la Mag­nifique, ou un équipage famil­ial dont la mère est française et le père roumain, par­lant le français, l’anglais, le russe et le perse, et qui ramasse au long de sa route tous les hobos et back­pack­ers un tant soit peu orig­in­aux qui traî­nent sur son chemin.

Ce soir-là, devant le camp­ing-car, un gui­tariste bul­gare et un clar­inet­tiste hon­grois essaient de s’accorder pour ramass­er quelques pièces pen­dant qu’un Cana­di­en tente de con­va­in­cre la polis de ne pas les dégager.

Arrivée à Istambul après 4000 km
Arrivée à Istam­bul après 4000 km

Un concert désynchronisé

Comme en Bosnie, notre vie se trou­ve à nou­veau ryth­mée par les cinq prières quo­ti­di­ennes calées sur les mou­ve­ments du soleil. Cha­cun des muezzins cal­cule ou mesure jalouse­ment l’heure de chaque prière, et lorsque la voix d’un muezzin (sans haut-par­leur) s’éteint, celle d’un autre doit pou­voir être entendue.

Dans les cités impor­tantes où chaque pâté de maisons a sa mosquée, un con­cert désyn­chro­nisé résonne régulière­ment dans toutes les directions.

Pour nous, Al-Maghrib, la prière du couch­er du soleil, est surtout le sig­nal que la pénom­bre com­plète va se faire, et qu’il est plus que temps d’arrêter de pédaler.

Traverser l’Anatolie

L’étape est aus­si l’occasion de réfléchir à la route que nous allons pren­dre. Le couloir s’est réduit ces dernières années, puisque nous devons, quoi qu’il arrive, con­tourn­er le Crois­sant fer­tile – c’est-à- dire éviter la Syrie. Heureuse­ment, l’Iran est d’un accès plus facile qu’il y a encore cinq ans.

Pour rejoin­dre ce pays, on nous dit que la côte de la mer Noire, c’est un peu comme une Bre­tagne turque, ce qu’on y gagne en degrés, on le perd dans les pré­cip­i­ta­tions qui nous tombent dessus.

Longer la côte méditer­ranéenne ferait un itinéraire fort bis­cor­nu. Nous optons donc pour la tra­ver­sée cen­trale, mon­ter sur le plateau ana­tolien et rejoin­dre la cap­i­tale Ankara.

Accueil turc

Sur la route, nous util­isons un site de couch­surf­ing pour cyc­los afin de loger chez les jeunes Turcs. Au bout de Mar­mara, à Izmit, nous avons ren­dez-vous avec un étu­di­ant en méca­tron­ique à l’heure où la prière du soir retentit.

Quand il nous retrou­ve, il nous dit tout de go qu’il ne peut pas nous accueil­lir car il a du monde qui vient à la mai­son. Nous sommes décon­te­nancés mais c’est mal con­naître les Turcs. L’élève-ingénieur nous emmène chez un de ses amis.

Lorsqu’il lui rap­pelle l’arrangement, le prénom­mé Islam (ça ne s’invente pas) sem­ble ne plus trop se rap­pel­er mais ouvre sa porte, libère sa cham­bre et nous offre kebab, çay (thé) et bière. De ville en ville, nous sommes ensuite recom­mandés chez d’autres gail­lards mécatroniciens.

L’accueil turc : « Ce qui vous arrange nous arrange. »
L’accueil turc : « Ce qui vous arrange nous arrange. »

Le sens de l’hospitalité

À chaque fois, nous sommes mis­afir­lar, c’est-à-dire invités. Le mot ren­voie aus­si à quelque chose sig­nifi­ant « envoyé de Dieu ». Dans tous les cas, les jeunes hommes nous lais­sent maîtres de la cham­bre qu’ils nous prê­tent. Respectueux de l’intimité du cou­ple, ils deman­deront tou­jours avec mille pré­cau­tions la per­mis­sion de venir chercher quelque chose dans leur armoire. Et à chaque fois un bon gueule­ton se prévoit.

N’étant pas des fées des fourneaux, ils nous emmè­nent au restau­rant. Sou­vent, nous deman­dons : « Quand cela vous arrange-t-il qu’on aille manger ? », à quoi ils répon­dent « ce qui vous arrange nous arrange ». Il est enfin stricte­ment impos­si­ble pour nous de pay­er quoi que ce soit. Mal­gré de savants strat­a­gèmes, nous sommes tou­jours dépassés par nos hôtes quand il s’agit de régler l’addition.

Étendues infinies

Sur le plateau, le paysage se fait nu, les grandes éten­dues sont transper­cées par notre route. Autour, la terre est grise et vert pâle, avec un ciel au dia­pa­son, dont la gri­saille reflète le gris de la terre.

Dans les villes, nous sommes accueil­lis par de grands ensem­bles d’immeubles pas­tel, ni moches, ni beaux, mais d’un manque d’imagination tout mas­culin. Ce sont pour la plu­part les résul­tats des grands pro­grammes de con­struc­tions erdoğaniens.

Les avis sont partagés sur cette région où les dis­tances entre villes se font de plus en plus grandes. Élise est exas­pérée de ces éten­dues infinies tan­dis que je les trou­ve apaisantes.


Deux cents millions de verres de thé

Après Sakarya, nous bifurquons au sud en grim­pant sur le plateau. Dans les Petrol Ofisi du bord de route, nous com­mençons à faire grande con­som­ma­tion de thé, qui vient nous réchauffer.

À chaque sta­tion, il est en libre-ser­vice, à partager avec les routiers et chauf­feurs qui nous entourent. Chaud, goû­teux, ambré, il est servi dans de petits ver­res qui ont la même forme que les chem­inées hyper­boloïdes des cen­trales nucléaires.

Les Turcs en con­som­ment deux cents mil­lions de ver­res par jour.


Jeunesse kémaliste

C’est à Ankara que nous faisons une petite pause, le temps d’obtenir nos visas iraniens. La colo­ca­tion qui nous héberge n’est pour une fois pas com­posée de méca­tron­i­ciens, mais d’étudiants en sci­ences poli­tiques, droit, diplo­matie ou commerce.

Le point com­mun de cette bande de joyeux lurons est d’être un solide foy­er kémal­iste. La cap­i­tale de la Turquie est aus­si austère et con­ti­nen­tale qu’Istanbul est pim­pante et maritime.

Nos hôtes sont totale­ment imprégnés du culte de Kemal Atatürk dont ils nous font vis­iter les tem­ples laïcs, dont notam­ment Anıtk­abir, le grand mau­solée devant lequel on ne peut s’avancer que tête bais­sée (car le pave­ment de l’allée est volon­taire­ment irréguli­er et oblige à être atten­tif à ses pieds).

Et évidem­ment, cette élite urbaine et éduquée vocif­ère à tout moment con­tre Erdoğan, le nou­veau sul­tan qui remet en cause tant de mesures fon­da­tri­ces mis­es en place par le Père de la nation.


Une nuit à la mosquée

Un soir, la dis­tance est trop grande pour rejoin­dre directe­ment la ville où un nou­veau méca­tron­i­cien nous attend. Comme la bour­gade inter­mé­di­aire où nous faisons halte ne compte que quelques poulaillers indus­triels et aucune pan­siy­on ou aucun otel, nous nous retrou­vons vite à deman­der à dormir dans la mosquée.

Le jeune imam est d’accord mais, en Turquie, il est sous l’autorité du maire et il n’a pas le dernier mot sur l’usage du bâti­ment. L’édile essaie de nous sig­ni­fi­er en alle­mand que nous devons quit­ter prompte­ment les lieux le lendemain.

Ce qui ne sera pas dif­fi­cile à respecter puisque l’appel à la pre­mière prière du matin reten­tit à cinq heures.


Pas d’alternative

Après avoir ren­con­tré nom­bre de ces étu­di­ants au cours des dif­férentes étapes de notre route, nous com­mençons néan­moins à être de plus en plus gênés par les para­dox­es et les lim­ites de leur dis­cours. Car, sou­vent, nos amis méprisent ouverte­ment les mass­es incultes et arriérées des cam­pagnes ana­toli­ennes qui for­ment, selon eux, le gros con­tin­gent des sou­tiens du président.

Au-delà de la vin­dicte dont ils pour­suiv­ent celui qui les dirige, leur atti­tude hau­taine ne laisse la place à aucune remise en cause et ne leur per­met pas de s’adresser à leurs conci­toyens pour pré­par­er une quel­conque alternative.

Quelque chose ne tourne pas rond

Alors que nous serons ren­trés depuis quelques mois, nous appren­drons qu’une bombe a explosé près de la gare cen­trale d’Ankara, faisant cent morts dans un rassem­ble­ment con­tre le pou­voir. C’est exacte­ment le genre de man­i­fes­ta­tions que nos amis affectionnent.

Un rapi­de appel nous appren­dra qu’aucun d’eux n’a été touché par l’attentat. Quelques semaines plus tard, en novem­bre, c’est à eux de s’inquiéter de notre sort à Paris.

Quelque chose, décidé­ment, ne tourne pas rond.


A lire : le pre­mier volet du voy­age de Flo­ri­an et Elise coupé

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