Chantier du Lyon-Turin

Le Lyon-Turin : un chantier en marche

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Hubert du MESNIL (69)

Le Lyon-Turin est un chantier her­culéen à plusieurs titres, car il com­bine d’immenses défis tech­niques à une durée de chantier longue, entre deux pays voisins dont l’entente fluctue au gré des change­ments de gou­verne­ment, au cœur d’un pro­jet européen régulière­ment con­testé. Mais ce mégapro­jet « euralpin » peut être une force pour dépass­er les crises nationales.

Au pre­mier trimestre 2019, la « Tori­no-Lione » s’est retrou­vée à la une de la presse nationale ital­i­enne qua­si quo­ti­di­en­nement. En effet, la diver­gence entre les deux com­posantes de l’alliance au pou­voir de l’autre côté des Alpes s’est cristallisée sur le pro­jet de nou­velle liai­son fer­rovi­aire entre Lyon et Turin, à tel point que la survie du gou­verne­ment pou­vait en être menacée.

“Protection de l’environnement,
mais aussi construction d’une Europe à l’économie performante”

Une nécessaire adaptation du rail transalpin au fret

Ce pro­jet est né dans les années 1980, d’abord sous forme de con­nex­ion à grande vitesse pour les voyageurs : « Treno Altà Veloc­ità » (TAV). L’acronyme est resté, mais l’objectif prin­ci­pal n’est plus celui-là. Aujourd’hui, l’enjeu du Lyon-Turin est avant tout de reporter le traf­ic fret de la route vers le rail. Ces dernières années, 120 mil­lions de tonnes de marchan­dis­es ont tra­ver­sé les Alpes depuis ou vers l’Italie. Sur ce total, 80 mil­lions de tonnes sont passées par la fron­tière avec l’Autriche, le reste se répar­tis­sant entre la Suisse et la France à hau­teur d’environ 40 mil­lions de tonnes cha­cune. Si la part du train est d’un tiers côté Autriche et de deux tiers à tra­vers les Alpes suiss­es, elle est tombée sous les 10 % pour la France depuis 2009. 

Ce sont donc chaque année 2,8 mil­lions de poids lourds qui passent par les trois itinéraires : le tun­nel du Mont-Blanc, le tun­nel du Fréjus, ou Vin­timille et l’autoroute du lit­toral méditer­ranéen. Et, si la crois­sance des trois dernières années se pour­suit, le seuil des 3 mil­lions sera franchi en 2020. Ces chiffres traduisent l’inadaptation des deux voies fer­rées exis­tantes, celle du lit­toral et celle qui passe par le tun­nel du Mont-Cenis, ouvert en 1870. En dépit des efforts de tous pour y dévelop­per le traf­ic fret, cette ligne, qui monte jusqu’à 1 350 m d’altitude avec des pentes qui dépassent les 3 %, n’offre pas des con­di­tions de com­péti­tiv­ité et de fia­bil­ité per­me­t­tant de faire face à la diminu­tion de la route.

Le soutien de l’Union européenne

Mal­gré les pro­grès tech­nologiques réels, les poids lourds con­tin­u­ent de con­som­mer les réserves d’énergies fos­siles, avec des con­séquences non seule­ment sur la pol­lu­tion locale des val­lées alpines, mais aus­si sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique glob­al. Or, les États alpins sont engagés par un traité à favoris­er « l’adoption de mesures visant à trans­fér­er sur le rail le trans­port longue dis­tance de marchan­dis­es » et à « l’amélioration des infra­struc­tures fer­rovi­aires par la con­struc­tion et le développe­ment de grands axes fer­rovi­aires transalpins » : ce sont les ter­mes de la con­ven­tion alpine, entrée en vigueur en mars 1995, et plus pré­cisé­ment de son pro­to­cole transport.

Pro­tec­tion de l’environnement, mais aus­si con­struc­tion d’une Europe à l’économie per­for­mante. C’est bien parce qu’il con­stitue l’un des mail­lons clés du réseau fer­rovi­aire transeu­ropéen que le Lyon-Turin est forte­ment soutenu est financé par l’Union européenne. Ce finance­ment a été de 50 % pour les études et est acquis à hau­teur de 40 % pour une pre­mière tranche de travaux. Les dernières annonces de Brux­elles lais­sent penser que ce taux pour­rait être porté à 50 % lors de la prochaine péri­ode budgé­taire (2021–2025).

Très exposé médi­a­tique­ment en Ital­ie, ce pro­jet demeure peu con­nu et mal com­pris en France, notam­ment pour ce qui est de son état d’avancement. Ce sont d’ores et déjà 2,3 mil­liards d’euros qui ont été engagés (con­trats ou con­ven­tions signés). Les paiements s’élevaient à 1,3 mil­liard d’euros à la fin de l’année 2018, dont 600 M€ apportés par l’Europe, le reste directe­ment par les deux États con­cernés. On com­prend pourquoi les parte­naires de l’Italie ver­raient d’un mau­vais œil que celle-ci inter­rompe le pro­jet à la faveur d’un change­ment de gou­verne­ment, au mépris des engage­ments pris, notam­ment avec la France dans le cadre de trois traités, tous rat­i­fiés par les parlements.

Comment franchir les Alpes en pente douce

Ces sommes impor­tantes con­cer­nent la sec­tion trans­frontal­ière, à savoir le pas­sage sous les Alpes entre Saint-Jean-de-Mau­ri­enne en France et Suse/Bussoleno en Ital­ie. Longue d’environ 70 km, elle con­stitue la pre­mière phase de réal­i­sa­tion du pro­jet glob­al et devra être com­plétée par les accès côté français (des envi­rons de Lyon jusqu’à la val­lée de la Mau­ri­enne) et côté ital­ien (du Val de Suse jusqu’à la con­nex­ion à la ligne nou­velle Turin-Milan).

La sec­tion trans­frontal­ière com­prend le tun­nel de base du Mont-Cenis, qui, à l’instar du tun­nel du Saint-Gothard ouvert en Suisse en 2017 (objet d’un arti­cle dans ce même numéro), franchi­ra les Alpes sans dépass­er une pente de 1,2 %. Cela con­duit dans les deux cas à une longueur d’environ 57 km et à une cou­ver­ture rocheuse dépas­sant les 2 km.

Trajet du tunnel Lyon-Turin
La sec­tion trans­frontal­ière, longue d’environ 70 km, con­stitue la pre­mière phase de réal­i­sa­tion du pro­jet global.

Des reconnaissances géologiques exceptionnelles

Pour un tel pro­jet, les études de con­cep­tion et les recon­nais­sances géologiques pren­nent une dimen­sion toute par­ti­c­ulière. En effet, on ne peut s’en tir­er avec quelques sondages. Pour iden­ti­fi­er les roches qui seront ren­con­trées et leur com­porte­ment, il est néces­saire de con­stru­ire de petits tun­nels car­ross­ables, bap­tisés « descen­deries ». Compte tenu de l’investissement que cela représente, ces ouvrages sont aus­si conçus pour trou­ver une util­ité lors des travaux de con­struc­tion (attaques inter­mé­di­aires pour les fronts d’excavation) et même en con­fig­u­ra­tion défini­tive (accès de sécu­rité, pris­es d’air pour la ventilation).

Qua­tre descen­deries ont été con­stru­ites depuis 2002 : trois en France (à Saint-Mar­tin-la-Porte, La Praz et Modane) et une en Ital­ie (à La Mad­dale­na, sur la com­mune de Chiomonte). Leur longueur cumulée est d’environ 17 km.

Ce con­cept – ouvrages de recon­nais­sance inté­grables à l’ouvrage défini­tif – a été éten­du pour un dernier con­trat qui con­siste à con­stru­ire l’un des deux tubes du tun­nel de base entre les pieds des descen­deries de Saint-Mar­tin-la-Porte et de La Praz. En effet, les enseigne­ments tirés de l’excavation de la pre­mière de ces deux descen­deries ont démon­tré la néces­sité d’aller plus avant dans la recon­nais­sance du sous-sol dans ce secteur : pour une sec­tion creusée de 10 mètres de diamètre, il ne restait plus qu’une cav­ité de 8 mètres quelques jours plus tard. C’est ce que l’on appelle les con­ver­gences, qui sont là d’une ampleur exceptionnelle.

Optimiser les clauses contractuelles

Mais cette recon­nais­sance n’est pas seule­ment géologique : c’est aus­si l’occasion d’expérimenter des claus­es con­tractuelles inspirées des meilleures pra­tiques inter­na­tionales en matière de travaux souter­rains. L’objectif est de vis­er un partage des risques entre l’entreprise et son client qui opti­mise le coût de con­struc­tion : lim­iter l’engagement de l’entreprise aux aspects qu’elle maîtrise réelle­ment per­met d’éviter que celle-ci ne prenne des marges exces­sives lors de la déf­i­ni­tion de son offre. À titre d’illustration et en sim­pli­fi­ant à l’extrême, l’entreprise s’engage sur un coût et une durée pour creuser un mètre de tun­nel dans un con­texte géologique don­né. Le maître d’ouvrage con­serve en revanche le risque que le sous-sol ren­con­tré dif­fère de la coupe géologique prévi­sion­nelle, for­cé­ment impar­faite pour un ouvrage d’une telle longueur sous les Alpes.

Le tunnelier perce le Lyon-Turin
Le tun­neli­er « Fed­er­i­ca » creuse 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. © ANSA

Un chantier actif 24 heures sur 24

Actuelle­ment, le chantier se pour­suit à Saint-Mar­tin-la-Porte, où le tun­neli­er « Fed­er­i­ca » creuse 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Plus de 7 km ont été excavés sur les 9 qui sépar­ent le pied des deux descen­deries. Fed­er­i­ca achèvera sa tâche dans le courant de l’année. Au même endroit, le groupe­ment d’entreprise et le maître d’œuvre déploient tout leur savoir-faire pour tra­vers­er, en met­tant en œuvre des tech­niques minières tra­di­tion­nelles, les ter­rains les plus déli­cats. Pour infor­ma­tion, env­i­ron 450 per­son­nes tra­vail­lent actuelle­ment sur ce seul chantier.

Les derniers travaux lancés ne relèvent plus des recon­nais­sances géologiques mais de la phase de con­struc­tion pro­pre­ment dite. SNCF Réseau réalise sous sa maîtrise d’ouvrage pro­pre les lourds travaux d’aménagement de la gare fer­rovi­aire de Saint-Jean-de-Mau­ri­enne afin de pré­par­er le rac­corde­ment à la voie qui emprun­tera le tun­nel de base. Ces travaux, qui se déroulent en main­tenant au max­i­mum le pas­sage des trains express régionaux et des trains de fret sur la ligne exis­tante, représen­tent plus de 700 mil­lions d’euros.

Trois des qua­tre appels d’offres pour l’excavation du tun­nel de base ont été pub­liés courant mars. Cela représente 2,3 mil­liards de travaux.

Une maîtrise d’ouvrage et des budgets hors normes

Pré­pa­ra­tion des autres appels d’offres de génie civ­il, acqui­si­tions fon­cières, études détail­lées des équipements, proces­sus relatif à la sécu­rité et à l’interopérabilité, com­mu­ni­ca­tion et con­cer­ta­tion locale autour de l’insertion des chantiers dans le ter­ri­toire… La tâche est de grande ampleur. Tun­nel euralpin Lyon-Turin, la société de pro­jet bina­tionale et ges­tion­naire de l’infrastructure, emploie à ce jour plus de 160 per­son­nes pour assur­er la maîtrise d’ouvrage de la seule sec­tion trans­frontal­ière. Le coût de celle-ci est estimé à 8,6 mil­liards d’euros (en valeur 2012) non com­pris les ouvrages de recon­nais­sance (env­i­ron 1,5 mil­liard d’euros) déjà réalisés.

Ultime défi, maintenir ses objectifs

La mise en ser­vice est prévue à l’horizon 2030 et tous les respon­s­ables du pro­jet mobilisent leurs tal­ents avec les entre­pris­es, pour tenir ce cap. Pour autant, ils sont con­scients des dif­fi­cultés qu’ils doivent affron­ter : dif­fi­cultés tech­niques pour ces chantiers com­plex­es, mais aus­si aléas poli­tiques qui peu­vent touch­er les proces­sus de déci­sion qui incombent aux États ou relèvent de leur appro­ba­tion. Les débats poli­tiques internes au gou­verne­ment ital­ien ont con­duit celui-ci à exercer un « droit d’inventaire », et à dif­fér­er de huit mois la pub­li­ca­tion de gros appels d’offres.

Il faut espér­er que les clar­i­fi­ca­tions néces­saires inter­vien­dront rapi­de­ment pour que ce pro­jet puisse pour­suiv­re sa réal­i­sa­tion dans un cadre clair et sta­ble, et attein­dre ain­si les objec­tifs qui lui ont été fixés.

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