Le viaduc de Millau, bel exemple de management de mégaprojet

Le management des mégaprojets : de la fatalité au renouveau ?

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Christophe MIDLER (74)

Le man­age­ment des mégapro­jets a vécu depuis les années 1990 et 2000 des trans­for­ma­tions majeures dans le monde indus­triel. L’un des enjeux actuels est de déploy­er ces appren­tis­sages dans les grands pro­jets dont les per­for­mances sont restées jusqu’ici sou­vent déce­vantes. Ce déploiement passe par la for­ma­tion large des ingénieurs aux nou­velles méth­odes, proces­sus et organisations.

Poussées par la dou­ble con­trainte d’une com­péti­tion par l’innovation d’un côté, d’une néces­sité de ratio­nal­i­sa­tion tou­jours plus poussée des ressources de l’autre, les entre­pris­es de dif­férents secteurs ont mis en place des organ­i­sa­tions et des proces­sus visant à amélior­er les capac­ités créa­tives des firmes, tout en assur­ant un con­trôle de la qual­ité, des coûts et des délais de développement.


REPÈRES

Bent Fly­vb­jerg, dans The Oxford Hand­book of Megapro­ject Man­age­ment (2016), pro­pose la déf­i­ni­tion suiv­ante : « Les mégapro­jets sont des entre­pris­es à grande échelle, com­plex­es, qui coû­tent typ­ique­ment un mil­liard de dol­lars ou plus, pren­nent de nom­breuses années à dévelop­per, impliquent des mul­ti­ples par­ties prenantes publiques et privées, trans­for­ment la société en impac­tant la vie de mil­lions de personnes. »


Les formes d’organisation se renouvellent

Ces trans­for­ma­tions ont mis l’accent sur l’empow­er­ment et l’outillage des fonc­tions pro­jets, l’intégration des dif­férentes com­pé­tences tout au long du proces­sus de développe­ment (ingénierie con­cour­ante) et l’implication forte de l’ensemble des parte­naires de l’écosystème au sein des pro­jets, notam­ment les clients et les four­nisseurs. Elles ont priv­ilégié l’organisation de la com­mu­ni­ca­tion, de l’apprentissage col­lec­tif, de la flex­i­bil­ité et de la sol­i­dar­ité au sein du pro­jet, con­di­tions clés pour résoudre rapi­de­ment et effi­cace­ment les prob­lèmes posés par l’incertitude des activ­ités innovantes.

Ces nou­velles formes d’organisation rompaient avec la tra­di­tion de man­age­ment de pro­jet héritée des pro­jets mil­i­taires de la guerre froide, tra­di­tion focal­isée sur les out­ils de décom­po­si­tion et la con­trac­tu­al­i­sa­tion des tâch­es, le con­trôle détail­lé des plan­nings et des bud­gets. Ces trans­for­ma­tions ont eu en général des résul­tats spec­tac­u­laires en aug­men­tant les capac­ités de développe­ment d’offres inno­vantes, comme la vitesse et la maîtrise des coûts associés.

“Une fois lancé, le projet se trouve engagé
dans une spirale dont il est difficile de sortir”

Le domaine des grands pro­jets d’infrastructures est resté rel­a­tive­ment à l’écart de ces pro­fondes trans­for­ma­tions organ­i­sa­tion­nelles, pro­longeant les approches instru­men­tales bureau­cra­tiques de la tra­di­tion précé­dente. Mais l’idée de s’inspirer des nou­velles démarch­es a évidem­ment émergé : une thèse menée au Cen­tre de recherche en ges­tion de l’X avec un groupe­ment d’entreprises générales du bâti­ment à la fin des années 90 (par Sihem Ben Mah­moud-Joui­ni en 1998), pour­suiv­ie par une recherche en 2001 en parte­nar­i­at avec l’entreprise Vin­ci, visait à iden­ti­fi­er les vecteurs de pro­grès en matière de man­age­ment de projets.

La recherche menée avec Vin­ci a analysé des mégapro­jets d’ouvrages, comme le tun­nel de l’Øresund entre la Suède et le Dane­mark, le pont Rion-Antiri­on en Grèce ou la liai­son fer­rovi­aire reliant le tun­nel sous la Manche à Lon­dres. Depuis, les recherch­es sur le man­age­ment des mégapro­jets se sont beau­coup dévelop­pées, don­nant à la fois un diag­nos­tic plus pré­cis des prob­lèmes ren­con­trés et des leviers per­me­t­tant de les dépasser.

Identité et fragilité des mégaprojets

La pre­mière étape est de recon­naître la spé­ci­ficité de « l’objet » de ges­tion mégapro­jet par-delà la diver­sité des man­i­fes­ta­tions qu’il recou­vre et des secteurs représen­tés : énergie, trans­port, arme­ment, pro­jets urbains, sys­tèmes d’information, etc. Leurs car­ac­téris­tiques extrêmes, quelle qu’en soit la mesure (durée, bud­get, enjeux, acteurs, com­plex­ité, com­po­si­tion, insti­tu­tions), engen­drent des fragilités qui se traduisent sou­vent par des dérives impor­tantes et récur­rentes. Du fait de leur hori­zon long, de la com­plex­ité des inter­faces et de leur mul­ti­plic­ité, ces pro­jets por­tent en eux un risque qui se réalise, hélas, très souvent.

En plus du risque qui peut être anticipé et mit­igé, ils sont sou­vent uniques à l’échelle d’un pays ou même d’une région, représen­tent une zone d’inconnu et d’incertitude impor­tante. Il est rare, au moins pour le maître d’ouvrage, de pou­voir s’appuyer sur des expéri­ences passées pour anticiper ces incer­ti­tudes et s’y pré­par­er. Compte tenu du temps long, les inter­locu­teurs et notam­ment les prin­ci­pales par­ties prenantes et les lead­ers changent.

“Certains projets dépassent la durée d’une carrière
ou d’une expérience professionnelle.”

Cer­tains pro­jets dépassent la durée d’une car­rière ou d’une expéri­ence pro­fes­sion­nelle. Ces change­ments sont par­fois l’occasion de rené­go­ci­a­tions de périmètre, de moyens, d’exigences, par­fois même d’objectifs faisant per­dre au pro­jet sa con­ti­nu­ité et sa sta­bil­ité. Par ailleurs, la mul­ti­plic­ité et l’hétérogénéité des acteurs ren­dent les pris­es de déci­sion dif­fi­ciles compte tenu des intérêts diver­gents de ces nom­breuses par­ties prenantes.

Enfin, les proces­sus déci­sion­nels qui con­duisent à l’émergence de ces pro­jets génèrent sou­vent en eux-mêmes la fatal­ité des dérives : la volon­té de déclencher le pro­jet amène sou­vent à une surenchère des attentes et un excès d’optimisme sur les capac­ités de sa réal­i­sa­tion. Une fois lancé, le pro­jet se trou­ve engagé dans une spi­rale d’escalade de l’engagement dont il est dif­fi­cile de sor­tir compte tenu de l’importance des enjeux évo­qués et de la mul­ti­plic­ité des acteurs et des insti­tu­tions engagées. Con­tin­uer, quitte à aller à la dérive, est sou­vent la voie la moins dif­fi­cile. C’est ce qui fait dire à Fly­vb­jerg, d’une manière un peu provo­ca­trice, que ces pro­jets sont sou­vent les Viet­nams of pol­i­cy and man­age­ment, car ils sont très dif­fi­ciles et coû­teux à arrêter.

Ver­sant sud du Saint-Gothard. © Rachid Amrous

Les facteurs de réussite

Au-delà de ce diag­nos­tic cri­tique, les recherch­es récentes sur des mégapro­jets per­for­mants ont per­mis d’identifier sept points qui font con­sen­sus comme leviers majeurs de réussite.

Projet spécifique

Met­tre en place une entité de pro­jet spé­ci­fique, forte et inté­grée per­met de focalis­er les éner­gies et les tal­ents dans la durée sur les objec­tifs spé­ci­fiques du pro­jet, d’adapter les proces­sus aux sin­gu­lar­ités des prob­lèmes ren­con­trés, d’organiser en interne la sol­i­dar­ité des con­tribu­teurs var­iés pour la réus­site com­mune et d’animer un dia­logue con­sis­tant dans la durée avec les par­ties prenantes externes. Une telle évo­lu­tion implique un man­age­ment qui tran­scende les fron­tières insti­tu­tion­nal­isées entre les acteurs de maîtrise d’ouvrage (MOA), de maîtrise d’œuvre (MOE) et les entre­pris­es respon­s­ables de lots.

Contractualisation

Renou­vel­er les modes de con­trac­tu­al­i­sa­tion, dépas­sant les lim­ites des procé­dures stan­dards, générale­ment inadap­tées pour coor­don­ner des activ­ités com­plex­es et com­por­tant des incer­ti­tudes mul­ti­ples. Ain­si, des métarè­gles sta­bil­isant des doc­trines générales à tenir face aux prob­lèmes éventuels per­me­t­tent un man­age­ment coopératif sou­ple des acteurs face aux aléas. À l’inverse, des con­trats trop rigides ex ante, mal­gré leur apparence ras­sur­ante, sont rapi­de­ment dépassés, ralen­tis­sent la réso­lu­tion des prob­lèmes et aug­mentent leurs coûts.

Modularisation de l’ouvrage

La mod­u­lar­i­sa­tion de l’ouvrage, i.e. sa décom­po­si­tion en sous-ensem­bles indépen­dants les uns des autres, per­met des démarch­es par­al­lèles et évite la « prop­a­ga­tion » de prob­lèmes locaux.

Performances spécifiques

Des indi­ca­teurs de per­for­mances spé­ci­fiques, met­tant l’accent d’une part, sur la réac­tiv­ité du sys­tème de con­trôle et d’autre part, sur l’efficacité du report­ing qui ne doit pas con­som­mer le temps des opéra­tionnels du projet.

Management des parties prenantes externes

Le man­age­ment des par­ties prenantes externes, du fait de la sen­si­bil­ité des mégapro­jets aux inter­ven­tions de publics var­iés, depuis le niveau poli­tique le plus haut jusqu’à l’usager local qui sera con­cerné par son impact sur sa vie quo­ti­di­enne. La com­mu­ni­ca­tion vis-à-vis de ces publics con­stitue l’une des dimen­sions cri­tiques du management.

Planification simultanée

La logique de plan­i­fi­ca­tion simul­tanée et non plus séquen­tielle, à l’image des trans­for­ma­tions dans l’industrie, qui ont par exem­ple per­mis de divis­er par deux en une décen­nie la durée de développe­ment d’une automobile.

Processus d’apprentissage

Met­tre en place un proces­sus d’apprentissage : les opéra­tionnels des pro­jets, focal­isés sur leur sit­u­a­tion par­ti­c­ulière, con­sid­èrent sou­vent qu’ils n’ont rien à appren­dre d’autres pro­jets apparem­ment très dif­férents ; ils sont pris dans des urgences de court terme, la cap­i­tal­i­sa­tion est vécue comme une perte de temps. Les mégapro­jets réus­sis récents mon­trent au con­traire l’intérêt de cap­i­talis­er en amont l’expérience externe (par le recrute­ment de man­agers ayant l’expérience d’autres grands pro­jets, le choix des parte­naires, des bench­marks méthodologiques…) et de met­tre en place un diag­nos­tic per­ma­nent du fonc­tion­nement et une capac­ité d’amélioration continue.

Déployer les bonnes pratiques

Si l’efficacité de ces dif­férents leviers est attestée par la réus­site de plusieurs mégapro­jets emblé­ma­tiques récents, il faut néan­moins que cet appren­tis­sage se déploie plus large­ment. D’une part parce que le périmètre d’acteurs con­cernés est large et hétérogène : trans­former la cul­ture d’une entre­prise est plus aisé et rapi­de que de déploy­er ces principes dans des milieux aus­si divers que celui des entre­pris­es, des admin­is­tra­tions var­iées et des poli­tiques impliqués. D’autre part parce que ces principes peu­vent s’opposer aux logiques habituelles de ces acteurs : priv­ilégi­er des rela­tions parte­nar­i­ales peut entr­er en con­tra­dic­tion avec la mise en œuvre rigoureuse de la con­cur­rence ; pari­er sur la con­fi­ance et la sol­i­dar­ité dans les équipes peut s’opposer à une oblig­a­tion de con­trôle tatil­lon des dépens­es et d’individualisation des respon­s­abil­ités ; priv­ilégi­er un appren­tis­sage con­tinu et cumu­latif peut s’opposer à l’optimisation des échéances admin­is­tra­tives ou politiques…

For­mer les ingénieurs, acteurs clés des grands pro­jets, pour qu’ils s’approprient ces démarch­es, aux places divers­es qui seront les leurs, con­stitue un enjeu impor­tant pour les écoles, et l’X en par­ti­c­uli­er. C’est cet effort qui est engagé depuis plusieurs années au sein du départe­ment Man­age­ment de l’innovation et Entre­pre­neuri­at, en asso­ciant étroite­ment les recherch­es en cours menées dans ce domaine au Cen­tre de recherche en ges­tion et une offre de cours en troisième et qua­trième année (mas­ter Pro­jet Inno­va­tion Conception).


Pour aller plus loin :

Ben Mah­moud-Joui­ni (Sihem), Lenfle (Syl­vain) et Midler (Christophe), « Le man­age­ment des mégapro­jets : les leçons de l’expérience », dans Prager (J.-C.), Le Grand Paris Express. Les enjeux économiques et urbains, Eco­nom­i­ca, Paris, 2019, p. 387–419.

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