Airbus A320

Airbus : un formidable mégaprojet européen

Dossier : Les mégaprojetsMagazine N°745 Mai 2019
Par Georges VILLE (56)

Face à l’insolente dom­i­na­tion des con­struc­teurs améri­cains (Boe­ing, McDon­nell Dou­glas et Lock­heed), seule la coopéra­tion européenne pou­vait en 1969 offrir la masse cri­tique indus­trielle suff­isante, mais au prix d’une organ­i­sa­tion rigoureuse fondée sur la spé­cial­i­sa­tion de chaque entre­prise par­tic­i­pante au con­sor­tium dans ses domaines d’excellence. Mal­gré les hand­i­caps dus à une organ­i­sa­tion de coopéra­tion com­plexe et a pri­ori moins effi­cace que ses con­cur­rents, Air­bus a apporté un démen­ti aux chantres de la puis­sance améri­caine et est dev­enue, à la fin du XXe siè­cle, le rival unique et recon­nu de Boe­ing sur le marché des avions civils.

Lors du lance­ment de la coopéra­tion Air­bus en 1969, per­son­ne n’aurait misé sur sa réus­site. Dans un arti­cle dans Le Monde, l’auteur en 1967 du best­seller Le Défi améri­cain Jean-Jacques Ser­van-Schreiber n’avait-il pas con­damné l’aventure sans autre forme de procès : « Le marché mon­di­al, pour les Air­bus, est de mille deux cents appareils ; il n’y a pas place pour trois ver­sions dif­férentes ; deux au max­i­mum. Dou­glas a déjà gag­né la sienne et va emporter l’essentiel du marché améri­cain. Reste le marché européen, avec six cents appareils, entre le Tris­tan et l’Airbus. À l’heure qu’il est, nous jouons délibéré­ment per­dants dans cette com­péti­tion avant même qu’elle ne commence. »

Mais, tout d’abord, quelques don­nées de base, avant la saga des dif­férents produits.


BI ou TRI ?

Quoi qu’en ait pen­sé JJSS, le choix du triréac­teur fut une erreur stratégique des deux con­struc­teurs dont les lour­des con­séquences se traduiront dans les années 90 par leurs retraits des activ­ités civiles.


Un marché en forte expansion

Le développe­ment du traf­ic aérien, à la fin des années 1950, résulte de la crois­sance des besoins de trans­port, de la posi­tion monop­o­lis­tique de l’avion pour tout déplace­ment dépas­sant 1 000 km, et de l’exploitation d’avions équipés de tur­boréac­teurs répon­dant mieux aux attentes des pas­sagers et des exploitants. Mesuré en pas­sagers-kilo­mètres, le traf­ic aérien mon­di­al (hors URSS) a été mul­ti­plié par 100 au cours de la péri­ode 1950–2000 soit à un taux moyen annuel de 10 %, en décrois­sance par rap­port aux 15 % con­statés en 1960, et encore 6 % en 2000. 

L’Association du trans­port aérien inter­na­tion­al (IATA) indique que le traf­ic va dou­bler au cours des vingt prochaines années sur la base d’un taux de crois­sance annuelle de 4 %, réduit en rai­son du ralen­tisse­ment de l’économie et de la hausse du prix du pét­role. L’Académie de l’air et de l’espace a mon­tré que la propen­sion à se déplac­er suit un mod­èle grav­i­taire (répar­ti­tion du traf­ic en pro­por­tion de l’inverse du car­ré de la dis­tance), ce qui per­met d’expliquer le suc­cès des avions court-moyen-cour­ri­ers (familles A320 et Boe­ing 737) et l’étroitesse du traf­ic long-cour­ri­er (cf. le marché de l’A380).

Il en est résulté une crois­sance des flottes d’avions de trans­port tur­boréac­teurs : 2 000 avions à la fin des années 60, 12 000 avions en 2000 et plus de 20 000 aujourd’hui ; les livraisons mon­di­ales annuelles d’avions sont aus­si en notable crois­sance pas­sant de 100 en 1960 à 800 en 2000 et 1 600 aujourd’hui.

Un créneau stratégique à prendre

Une analyse des avions de trans­port civ­il à réac­tion mis en ser­vice depuis 1952 souligne tout d’abord une archi­tec­ture inchangée depuis la mise en ser­vice du Comet en 1952 – bra­vo Messieurs les Anglais d’avoir « si bien » tiré les pre­miers ! – et tout laisse sup­pos­er qu’il en sera de même au XXIe siè­cle. Avec l’arrivée des gros-por­teurs dans les années 60, trois options sont pos­si­bles selon le nom­bre de moteurs instal­lés (bi, tri ou quadri), trois avion­neurs améri­cains (Boe­ing, Dou­glas et Lock­heed) et trois motoristes mon­di­aux (Pratt & Whit­ney, Gen­er­al Elec­tric et Rolls Royce) sont sur les rangs. Cette sit­u­a­tion triple­ment tri­an­gu­laire aurait dû con­duire à une main­mise de l’industrie améri­caine sur le créneau. Heureuse­ment les choix de Lock­heed et McDon­nell Dou­glas retenant l’inopérante for­mule du triréac­teur lais­sent disponible la for­mule biréac­teur pour Airbus.

Le vol du « plus lourd que l’air » induit une grande sen­si­bil­ité aux choix tech­niques et amélio­ra­tions tech­nologiques : la con­som­ma­tion en kilo­grammes par kilo­mètre et par siège a été ain­si divisée par 5 depuis 1952 en dépit d’un cer­tain essouf­fle­ment (5 % de gain annuel en 1960, 2 % en 1980 et seule­ment 1 % en 2000 lais­sant entrevoir un poten­tiel glob­al de 30 % jusqu’à 2050).

La con­tri­bu­tion d’Aérospatiale a été essen­tielle grâce au savoir-faire acquis avec les pro­grammes Car­avelle et Con­corde : les inno­va­tions tech­niques ayant per­mis aux pro­duits Air­bus de se démar­quer des pro­duits améri­cains con­cur­rents avaient pour orig­ine des avancées testées sur Con­corde (com­man­des de vol élec­triques, archi­tec­ture et inté­gra­tion des sys­tèmes, poste de pilotage, cen­tral­i­sa­tion des alarmes, analy­ses de sécurité…).

Des investissements considérables

Les investisse­ments liés au lance­ment d’une famille d’avions atteignent des chiffres supérieurs à ceux des plus grands mégapro­jets de trans­ports ter­restres en com­mun. On peut estimer à 100 mil­liards de dol­lars le mon­tant glob­al investi pour le développe­ment des pro­duits dévelop­pés au cours de la péri­ode 1969–2001 (A300, A310, A320 et A330-A340).

Pour fix­er les idées, le coût d’investissement pour le lance­ment d’un nou­veau pro­duit représente env­i­ron le chiffre d’affaires de la vente de 150 avions à amor­tir par les marges dégagées par les livraisons (de l’ordre de 20 % entre prix de vente et coûts directs de pro­duc­tion). Compte tenu du nom­bre réduit de livraisons annuelles, une analyse macroé­conomique mon­tre que seuls deux con­struc­teurs se partageant le marché peu­vent péren­nis­er leur activ­ité, d’où la sit­u­a­tion actuelle de duopole.

“Les investissements liés au lancement d’une famille d’avions atteignent des chiffres hors du commun”

Chaque con­struc­teur, tenu à une présence sur tous les seg­ments du marché, se trou­ve con­fron­té à des charges de finance­ment et d’amortissement dépas­sant sou­vent ses moyens pro­pres. Cette sit­u­a­tion est à l’origine des procé­dures de finance­ment éta­tique mis­es en place pour accom­pa­g­n­er les indus­triels européens sous la forme d’avances rem­boursables (rem­bourse­ments asso­ciés aux livraisons per­me­t­tant ain­si à chaque État de récupér­er sa mise) et pour les con­struc­teurs améri­cains sous la forme de crédits de recherche ; les deux con­struc­teurs, et, der­rière eux les États-Unis et l’Union européenne, se livrent depuis plusieurs décen­nies à une bataille sur la lim­i­ta­tion de ces aides.

La mon­di­al­i­sa­tion et la préémi­nence des États-Unis dans l’activité ont imposé le dol­lar dans les con­trats de vente et sen­si­bil­isé le con­struc­teur européen aux évo­lu­tions de parité € / $.

Petite histoire d’une gamme de produits

Dans les années 60 en Europe, une con­cer­ta­tion fran­co-bri­tan­nique (jus­ti­fiée par les com­pé­tences déjà démon­trées : Comet, VC10, Tri­dent au Roy­aume-Uni et Car­avelle en France) bien­tôt élargie à l’Allemagne con­verge vers un avion biréac­teur moyen-cour­ri­er de grande capac­ité répon­dant à son marché intérieur européen et bap­tisé A300 (A pour Air­bus et 300 pour la capac­ité). Le 23 sep­tem­bre 1967, les trois États sig­nent un « pro­to­cole d’accord lançant la phase de déf­i­ni­tion du pro­jet d’Airbus européen A300 ».

En dépit du retrait du gou­verne­ment bri­tan­nique en avril 1969, le lance­ment défini­tif de la coopéra­tion inter­vient le 29 mai 1969 avec la sig­na­ture de l’accord inter­gou­verne­men­tal fran­co-alle­mand. Nous fêterons le 29 mai 2019 le cinquan­te­naire de cet accord, dont l’auteur de ces lignes s’honore d’avoir été un négo­ci­a­teur. Ses principes seront à l’origine de l’efficacité de la coopéra­tion : ges­tion con­fiée à l’industrie, répar­ti­tion des travaux en fonc­tion des com­pé­tences, finance­ment du développe­ment par avances rem­boursables et créa­tion d’une entre­prise com­mune chargée de la maîtrise d’œuvre et de la com­mer­cial­i­sa­tion). La mise en œuvre de l’accord de mai 69 et la créa­tion du GIE Air­bus Indus­trie en 1970 démon­treront leur per­ti­nence avec la tenue des objec­tifs lors de la mise en ser­vice de l’A300B par Air France en mai 1974. Air­bus pro­longera l’activité A300 avec le lance­ment des dérivés A310 en 1978 et A300-600 en 1980.

Au début des années 80, le fort développe­ment du traf­ic moyen-cour­ri­er asso­cié à une exi­gence de fréquence élevée s’est traduit par une demande d’avions per­for­mants de 150 places.

“Si l’A320 n’avait pas été lancé, Airbus aurait disparu depuis longtemps”

La mise sur le marché d’une généra­tion de réac­teurs effi­caces (CFM 56 réal­isé en coopéra­tion par Gen­er­al Elec­tric et la Snec­ma) va con­duire aux lance­ments des familles 737 chez Boe­ing et A320 chez Air­bus. Le lance­ment de l’A320 ne fut pas de tout repos par suite d’une forte oppo­si­tion ger­manique (gou­verne­ment, indus­trie et client) à cette stratégie de pro­duits ; il a fal­lu la per­sévérance française et une effi­cace inter­ven­tion de Franz Josef Strauss en Alle­magne pour arracher la déci­sion de lance­ment en 1984.

On peut mesur­er aujourd’hui la portée de cette déci­sion (20 000 avions de la famille com­mandés) : si l’A320 n’avait pas été lancé, Air­bus aurait dis­paru depuis longtemps (comme Dou­glas et Lock­heed aupar­a­vant). Sa remar­quable con­cep­tion lui a per­mis de pro­longer cette réus­site avec le lance­ment en 2010 de la ver­sion mod­ernisée et remo­torisée A320 Neo (ce que Boe­ing n’a pu réus­sir aus­si bien avec le 737 Max en rai­son de la trop faible hau­teur du 737 de base pour autoris­er une instal­la­tion cor­recte des nou­veaux moteurs).

Après le suc­cès des pro­grammes de l’A300 et de l’A320, Air­bus s’est trou­vé oblig­er de pal­li­er la dis­pari­tion atten­due de McDon­nell Dou­glas en lançant un pro­duit long-cour­ri­er ; l’absence de moteurs adap­tés con­duit Air­bus à lancer l’A340 en 1987 en for­mule quadriréac­teur : s’avérant moins effi­cace que son con­cur­rent le biréac­teur Boe­ing 777, la pro­duc­tion fut arrêtée en 2010 ; heureuse­ment la ver­sion de l’avion déclinée en for­mule bimo­teur sous le nom A330 a ren­con­tré un notable succès.

Airbus A380
Air­bus A380

Le très gros por­teur A380 lancé en 2000 a mar­qué une nou­velle étape moins heureuse de cette aven­ture indus­trielle, avec l’annonce en févri­er 2019 de l’arrêt du pro­gramme pour insuff­i­sance de com­man­des fer­mes, en dépit des qual­ités de l’avion. Heureuse­ment le pro­duit A350 bimo­teur long-cour­ri­er de 350 places lancé en 2006 en pro­longe­ment de l’A330 per­met à Air­bus de main­tenir sa place dans le marché long-cour­ri­er face aux 777 et 787 de Boeing.


L’optimum du 150–220 passagers

Par son archi­tec­ture l’avion de 150–220 sièges présente un avan­tage de rentabil­ité car il con­duit à un mod­ule de 6 sièges par rangée et un seul couloir alors qu’aller au-delà en capac­ité con­duit pour des raisons régle­men­taires à la mise en place d’un deux­ième couloir, pénalisant.


Perspectives d’avenir

La péren­nité d’Airbus sem­ble aujourd’hui assurée dans le duo­p­o­le Air­bus-Boe­ing, mais il ne faut pas nég­liger les évo­lu­tions pou­vant frag­ilis­er à terme sa posi­tion : perte de com­péti­tiv­ité due à la sous-éval­u­a­tion du $ / €, agres­sions améri­caines jouant sur l’extraterritorialité de son droit, arrivée de la Chine (ambi­tion, com­pé­tences, salaires et marché), aug­men­ta­tion du prix du pét­role et sa raréfaction.

L’épopée reste mar­quée par le génie français pour les grands pro­grammes avec quelques grands noms, dont de nom­breux cama­rades (Hen­ri Ziegler X 26, Roger Béteille X 40…) ain­si que les admin­is­tra­teurs-gérants d’Airbus Indus­trie Bernard Lath­ière et Jean Pier­son, sans oubli­er du côté alle­mand, Franz Josef Strauss et Felix Kracht, père de l’organisation indus­trielle Airbus.


Chronologie succincte de la saga

Le chem­ine­ment con­duisant Air­bus à la hau­teur de Boe­ing en 2000 dis­tingue 6 périodes :

  • 1965–1968 : la ges­ta­tion, avec le lance­ment en 1967 de la phase de déf­i­ni­tion de l’A300 (pro­to­cole d’accord tri­par­tite entre les gou­verne­ments français, anglais et allemand).
  • 1968–1970 : la nais­sance, mar­quée par le retrait des Bri­tan­niques, la sig­na­ture en 1969 de l’accord fran­co-alle­mand et la créa­tion, en 1970 du GIE Air­bus Industrie.
  • 1970–1974 : l’enfance, mar­quée par l’élargissement de la coopéra­tion à l’Espagne et la démon­stra­tion de la per­ti­nence de l’organisation avec une mise en ser­vice de l’A300B en mai 1974 selon le pro­gramme prévu.
  • 1974–1978 : la jeunesse, la con­sol­i­da­tion dans un envi­ron­nement défa­vor­able, l’apprentissage du marché et une organ­i­sa­tion con­tractuelle adaptée.
  • 1978–1984 : l’adolescence mar­quée par la recon­nais­sance du pro­duit par le marché, le retour des Bri­tan­niques et le lance­ment de l’A310 puis de l’A320.
  • 1984–1998 : l’âge adulte asso­cié à une nou­velle équipe de direc­tion du GIE et l’atteinte des objec­tifs de péren­nité (gamme de pro­duits avec les A320 et A330-A340, partage du marché avec Boe­ing, out­il de pro­duc­tion et com­péti­tiv­ité reconnue).
  • À par­tir de 1998 : la matu­rité avec la récolte des fruits des investisse­ments passés, le main­tien d’une péné­tra­tion com­mer­ciale égale à celle de Boe­ing, la mise en place d’une organ­i­sa­tion indus­trielle clas­sique et le lance­ment des pro­duits A380 et A350.

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