Chemin de fer transindochinois

Le legs français à l’Indochine

Dossier : VIÊT-NAMMagazine N°525 Mai 1997
Par Pierre BROCHEUX

Lorsque les Français prirent pied dans le sud de la pénin­sule indochi­noise, ils venaient d’une Europe en plein essor indus­triel, com­mer­cial et financier et ils étaient ani­més par l’e­sprit d’une mis­sion civil­isatrice qu’ils devaient accom­plir. Ils arrivaient dans un envi­ron­nement asi­a­tique qui était lui-même en plein essor agri­cole et com­mer­cial. Ils étaient stim­ulés par les Hol­landais, les Espag­nols et les Anglais qui les avaient précédés en Insulinde et aux Philip­pines ; la for­tune de Sin­gapour était déjà assise et le Siam avait ouvert ses portes aux Européens.

Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’ex­ploita­tion des ressources économiques et celle de la civil­i­sa­tion des hommes.

“Mettre en valeur les richesses”

L’ex­ploita­tion des ressources du sol et du sous-sol débu­ta dès la con­quête sans atten­dre la “paci­fi­ca­tion”, mais après que la “Grande Guerre” eut démon­tré l’im­por­tance de la mobil­i­sa­tion de l’empire colo­nial pour l’ef­fort de guerre de la métro­pole, Albert Sar­raut se fit le héraut de la mise en valeur des colonies, notam­ment de l’In­do­chine. La fer­me­ture des empires russe et ottoman au place­ment de cap­i­taux, la dépré­ci­a­tion du franc comptent par­mi les raisons de l’en­goue­ment pour les place­ments indochinois.

L’É­tat joua un rôle pri­mor­dial dans cette œuvre d’ex­ploita­tion économique, il le fit en syn­ergie ou en alter­nance avec les sociétés cap­i­tal­istes mét­ro­pol­i­taines. Lorsque les cap­i­tal­istes privés furent réti­cents ou défail­lants, l’É­tat se sub­sti­tua à eux. La puis­sante Banque de l’In­do­chine (BIC) fondée en 1875 devint l’in­ter­locutrice oblig­ée du gou­verne­ment général ; tout à la fois pour­voyeuse et instru­ment, elle con­trôla en fait l’é­conomie indochi­noise. De grandes firmes finan­cières et indus­trielles mét­ro­pol­i­taines, du groupe Rivaud à la société Miche­lin, inve­stirent en Indo­chine. De toutes les colonies, et après l’Al­gérie, ce fut l’In­do­chine qui reçut le plus d’in­vestisse­ments : ceux-ci sont éval­ués à 6,7 mil­liards de francs-or en 1940.

La BIC béné­fi­ci­ait d’un statut unique par­mi les ban­ques privées français­es parce qu’elle était dotée du priv­ilège d’émis­sion de la pias­tre indochi­noise. Elle était en même temps une banque com­mer­ciale, une banque d’af­faires et une société finan­cière. Son enver­gure lui don­na une aire d’ac­tion qui cou­vrait l’Asie et s’é­tendait juqu’à la Côte des Soma­lis et à l’Océanie.

En 1937, la BIC était par­tie prenante dans presque toutes les entre­pris­es économiques indochinoises.

Le flux des investisse­ments mét­ro­pol­i­tains a con­vergé vers les mines, les plan­ta­tions d’hévéas, de thé et de café ain­si que vers cer­taines indus­tries de trans­for­ma­tion : les tex­tiles, les brasseries, les cig­a­rettes, les dis­til­leries, le ciment. En revanche l’or­gan­i­sa­tion du crédit agri­cole à des­ti­na­tion du secteur dom­i­nant de la riz­icul­ture fut tar­dive et sec­onde dans la poli­tique de la BIC.


Chemin de fer transin­dochi­nois, Cen­tre Viêt-nam.
© PHAM NGOC TOI

Pour faciliter l’ex­pan­sion de l’é­conomie colo­niale, l’É­tat mit en place une infra­struc­ture por­tu­aire et de voies de com­mu­ni­ca­tion. Le Transin­dochi­nois, dont le chantier final fut dirigé par un X, l’ingénieur Lefèvre, fut achevé en 1936. Il roulait sur 1 748 km de Hanoi à Saigon ; en lui ajoutant le chemin de fer du Yun­nan et des voies sec­ondaires, le réseau fer­rovi­aire total­i­sait 3 019 km en 1938. En 1943, 18 000 véhicules à moteur cir­cu­laient sur 32 000 km de routes macadamisées et 5 700 km de routes empier­rées et de nom­breuses pistes prat­i­ca­bles en sai­son sèche. Saigon devint un grand port d’Ex­trême-Ori­ent qui prit place au 6e rang des ports français en 1937 (2 140 000 tonnes de marchan­dis­es). En 1939, Saigon n’é­tait plus qu’à trente jours de bateau de Mar­seille, à cinq jours d’avion de Paris et le télé­graphe sans fil, plus com­mode d’usage, pour les Français, que les télé­com­mu­ni­ca­tions par câbles sous-marins (dom­inées à l’époque par les com­pag­nies bri­tan­niques et améri­caines), fonc­tion­na à par­tir de 1921.

L’In­do­chine devint ain­si un ter­rain de créa­tiv­ité pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées et ceux des Mines. Par­mi ceux-ci, c’est un X, Pierre Guil­lau­mat, qui dirigea l’In­spec­tion des Mines et Indus­tries. L’oc­ca­sion de réalis­er de grandes œuvres fut don­née aus­si aux archi­tectes, comme le Grand Prix de Rome, Ernest Hébrard, dont le cen­tre de Hanoi con­serve aujour­d’hui quelques-unes des plus belles constructions.

L’É­tat français pro­mul­gua une lég­is­la­tion con­cer­nant le sous-sol, le sol et les forêts ; il mit en œuvre le cadas­trage pour faciliter les trans­ac­tions com­mer­ciales et les con­ces­sions fon­cières. Il investit dans l’in­fra­struc­ture routière et les réseaux de canaux (4 000 km en 1939 des­tinés au drainage et à la cir­cu­la­tion). L’hy­draulique agri­cole pro­pre­ment dite fut l’ob­jet d’une moin­dre atten­tion et d’un effort financier inférieur, cepen­dant les travaux d’endigue­ment mirent le delta du fleuve Rouge com­plète­ment à l’abri des inon­da­tions entre 1915 à 1945 et 340 000 hectares furent gag­nés aux cul­tures de 1905 à 1937 dans le Nord et le Cen­tre Viêt-nam. Il pro­mul­gua une régle­men­ta­tion du tra­vail des­tinée à faciliter le recrute­ment de la main d’œu­vre et la répres­sion des rup­tures de con­trats de la part des travailleurs.

Dès le début du siè­cle, pour pal­li­er les insuff­i­sances et éviter de nom­breux échecs de colons et de prospecteurs-exploitants miniers français, le gou­verne­ment créa les con­di­tions et les instru­ments d’une “ges­tion sci­en­tifique de l’empire”. Ce fut Doumer qui créa le cadre insti­tu­tion­nel afin d’or­gan­is­er une pro­duc­tion plus inten­sive et rationnelle en s’in­spi­rant large­ment des expéri­ences et réal­i­sa­tions hol­landais­es à Java. Tan­dis que la guerre touchait à sa fin (1917–1918), Albert Sar­raut, d’abord gou­verneur général de l’In­do­chine puis min­istre des Colonies, envoya en mis­sion le botaniste Auguste Cheva­lier, mem­bre de l’In­sti­tut, qui mit en place l’en­seigne­ment agri­cole ain­si que des sta­tions d’es­sais spé­cial­isées pour le riz, l’hévéa, le théi­er et le caféi­er. Le gou­verne­ment fit installer 490 sta­tions d’ob­ser­va­tion cli­ma­tologiques et météorologiques.

“Il est naturel que les prof­its de l’In­do­chine revi­en­nent aux Français” dis­ait le gou­verneur général Pasquier. L’in­ter­ven­tion française ouvrit de nou­veaux secteurs économiques ou elle por­ta ceux qui exis­taient à une grande échelle. La riz­icul­ture du delta du Mekong fut stim­ulée par la demande sur les marchés asi­a­tiques, sa super­fi­cie pas­sa de 250 000 hectares en 1868 à 2 303 000 en 1943. Sa pro­duc­tion et les expor­ta­tions crois­saient con­sid­érable­ment : celles-ci, de 130 000 tonnes en 1870 à 1 mil­lion en 1933, plaçaient l’In­do­chine au 2e rang des expor­ta­teurs mon­di­aux et représen­taient 60 % du revenu des exportations.

En 1908, l’hévéa cou­vrait 200 hectares, en 1940, les plan­ta­tions s’é­tendaient sur 120 000. L’ex­trac­tion du char­bon ain­si que des métaux non fer­reux con­nut la même rapi­de ascen­sion. En Asie, l’In­do­chine fut le deux­ième expor­ta­teur de char­bon après la Mand­chourie en 1939 : 1 716 000 tonnes sur 2 615 000 pro­duites. Cepen­dant, et bien qu’elle eût de chauds par­ti­sans chez les Français, l’in­dus­tri­al­i­sa­tion ne fut pas réalisée.

L’é­conomie indochi­noise était colo­niale au sens où elle pro­dui­sait des matières pre­mières et des den­rées agri­coles pour l’ex­por­ta­tion, mais ces pro­duc­tions n’é­taient pas tou­jours ni exclu­sive­ment réservées à la métro­pole. La France n’a pas arraché l’In­do­chine à sa matrice extrême-ori­en­tale : le Japon et la Chine demeurèrent les prin­ci­paux acheteurs de char­bon et la plu­part du temps le plus gros ton­nage de riz exporté prit le chemin de Hong-Kong et de la Chine. Le caoutchouc était écoulé aux États-Unis, tan­dis que le pét­role et ses dérivés prove­naient prin­ci­pale­ment des Indes néerlandaises.

L’in­ser­tion de l’In­do­chine dans “l’é­conomie monde” asi­a­tique fut main­tenue sans être néces­saire­ment affaib­lie ; ses acteurs économiques étaient les Chi­nois d’outre-mer, désor­mais placés en posi­tion sec­onde par les Français, mais tou­jours indis­pens­ables et en posi­tion de rem­plaçants virtuels. Ils réal­i­saient ce qu’un négo­ciant anglais de Saigon avait appelé une “sym­biose antagonistique”.

Ni les indus­tries élé­men­taires ni les impor­ta­tions de pro­duits semi-ouvrés ou finis de la métro­pole n’ont tué l’ar­ti­sanat local ni tari les échanges régionaux. L’ar­ti­sanat indochi­nois et les pro­duits d’ex­por­ta­tion du Cen­tre Viêt-nam notam­ment : sucre de canne, can­nelle, coprah, thé et soie con­tin­uèrent d’al­i­menter les cir­cuits par jon­ques. “La loco­mo­tive n’avait pas tué la brouette”.

Les tar­ifs Méline (1897) et Kircher (1927) n’eurent pas rai­son de ce com­merce asi­a­tique mul­ti­sécu­laire et ils durent être amendés ou cor­rigés par des accords com­mer­ci­aux bilatéraux avec la Chine et le Japon. Il fal­lut atten­dre la Grande Dépres­sion mon­di­ale de 1929 pour que les liens impéri­aux fussent resser­rés : les échanges com­mer­ci­aux avec la métro­pole prirent le dessus sur ceux avec la région et ils per­mirent de com­penser la perte des débouchés asi­a­tiques habituels. Dans le même temps, la pias­tre était rat­tachée au gold exchange stan­dard (1931), en fait au franc (tout en fix­ant un taux de change sta­ble entre les deux mon­naies) au lieu de l’é­talon-argent. L’opéra­tion, des­tinée à garan­tir les investisse­ments mét­ro­pol­i­tains con­tre la dépré­ci­a­tion con­tin­ue du métal argent, arri­mait la pias­tre au franc mét­ro­pol­i­tain et con­sol­idait ain­si la “préférence impériale”.

Les voies de communication en Indochine
Les voies de com­mu­ni­ca­tion en Indochine

“Civiliser les peuples”

Ce qui précède entrait dans la vision du prési­dent de la Cham­bre de com­merce de Lyon en 1901 : “civilis­er les peu­ples aujour­d’hui sig­ni­fie leur enseign­er com­ment tra­vailler pour gag­n­er et dépenser de l’ar­gent, pour échang­er”. Ce volet-ci dou­blait le prosé­lytisme chré­tien qui con­tin­u­ait d’être exer­cé pen­dant la péri­ode colo­niale. L’e­sprit de “mis­sion laïque” rejoignit les deux des­seins précé­dents. De 1880 à 1900, deux prédécesseurs de Paul Doumer, le médecin de Lanes­san et le phys­i­ol­o­giste Paul Bert, tous deux sci­en­tifiques, répub­li­cains, laïcs et l’un d’eux franc-maçon, conçurent une poli­tique de coloni­sa­tion human­iste qui sera reprise par­tielle­ment dans le “réformisme colo­nial” des années vingt avec Albert Sar­raut et Alexan­dre Varenne. Ces hommes se voulaient respectueux de la per­son­nal­ité des peu­ples indochi­nois et désireux d’as­soci­er ceux-ci à la mise en valeur de leur pays.

L’œu­vre san­i­taire débu­ta dès 1878 par des cam­pagnes de vac­ci­na­tion qui dev­in­rent mas­sives et sys­té­ma­tiques, mais il était enten­du que “la vac­ci­na­tion n’est pas seule­ment une œuvre essen­tielle­ment phil­an­thropique, c’est surtout et avant tout une œuvre de haute économie poli­tique et sociale” (Dr Van­talon). Les pas­to­riens engagèrent des cam­pagnes antipaludéennes sys­té­ma­tiques notam­ment sur les plan­ta­tions d’hévéas afin que celles-ci pussent dis­pos­er d’une main-d’œu­vre saine et robuste.

La fon­da­tion, en 1891, de l’In­sti­tut Pas­teur de Saigon fut suiv­ie par celle de Nha Trang, Hanoi et Phnom Penh. Le Dr Yersin décou­vrit le bacille de la peste et mit au point le vac­cin antipes­teux. La var­i­ole et la choléra reculèrent bien que de vio­lentes récur­rences eurent lieu ; des pandémies furent enrayées, mais des mal­adies restèrent invain­cues comme la malar­ia, la tuber­cu­lose et le tra­chome. L’É­cole (plus tard fac­ulté) de médecine et phar­ma­cie de Hanoi ouvrit ses portes en 1902 et pro­gres­sive­ment le réseau san­i­taire s’é­ten­dit : en 1930 il y avait 10 000 lits d’hôpi­taux gra­tu­its et des cen­taines de dis­pen­saires ruraux. En 1939, 367 médecins et 3 623 infir­mières et sages-femmes, 760 accoucheuses rurales for­mées aux règles d’hy­giène mod­erne offi­ci­aient en Indochine.

En 1939, l’ac­tion san­i­taire était sys­té­ma­tique en Cochin­chine et dans les zones urbaines et péri­ur­baines des autres “pays”, mais ailleurs la sit­u­a­tion était celle du retard et du dénue­ment ; en 1915 : “Pour ce qui est de l’hy­giène dans les cam­pagnes on peut dire qu’elle est chose totale­ment incon­nue de la plu­part des ruraux même aisés ou rich­es sans par­ler des mil­liers de mis­éreux du Tonkin et du Nord Annam. Il faudrait avant toute chose don­ner la pos­si­bil­ité à ces hommes de ne pas mourir de faim ou de froid…”. En 1935, “la mor­tal­ité infan­tile est tou­jours très élevée en Annam” (Dr Pelti­er). Au Tonkin, “50 % des enfants mouraient de mis­ère” (Dr Le Roy des Barres).

L’ac­tion san­i­taire con­tribua cer­taine­ment à la crois­sance démo­graphique en abais­sant le taux de mor­tal­ité sans mou­ve­ment cor­re­spon­dant des taux de natal­ité et de fécon­dité, avec certes de nota­bles dif­férences selon les “pays” envis­agés. Dans le delta tonk­i­nois et le Nord Annam, cette crois­sance aggra­va le surpe­u­ple­ment relatif. Les migra­tions de main-d’œu­vre vers les villes et surtout vers les plan­ta­tions du sud et jusqu’en Nou­velle-Calé­donie et Nou­velles-Hébrides ain­si que vers les chantiers forestiers et les mines du Laos ne purent jamais résor­ber le trop plein de pop­u­la­tion du Viêt-nam septen­tri­on­al. À la veille du Deux­ième con­flit mon­di­al, un gou­verneur envis­ageait l’inéluctabil­ité d’une trans­mi­gra­tion for­cée du nord vers le sud.

Plantation d’hévéas.
Plan­ta­tion d’hévéas. © PHAM NGOC TOI

Le prob­lème démo­graphique deve­nait par­ti­c­ulière­ment aigu et appelait des répons­es urgentes. Le gou­verne­ment de Vichy avait fait éla­bor­er un pro­jet d’in­dus­tri­al­i­sa­tion ambitieux qui, repris à la libéra­tion de la France, devint un pro­gramme dont l’un des prin­ci­paux pro­mo­teurs fut l’homme d’af­faires Paul Bernard, encore un X. Dirigeant de sociétés, Paul Bernard fai­sait par­tie d’un groupe d’hommes d’af­faires colo­ni­aux qui étaient par­ti­sans d’in­dus­tri­alis­er l’In­do­chine. Ils avaient dévelop­pé leur point de vue dans les années trente sans par­venir à le faire tri­om­pher. À leurs yeux, l’in­dus­tri­al­i­sa­tion aurait per­mis de rémédi­er à la sur­pop­u­la­tion, elle aurait élevé le niveau de vie de la pop­u­la­tion, elle aurait con­duit à associ­er pro­gres­sive­ment les élites indochi­nois­es à la vie économique puis, à terme, à la vie politique.

Les “indus­tri­al­istes” avaient envis­agé d’as­soci­er à l’in­dus­tri­al­i­sa­tion une réforme agraire qui sup­primerait les lat­i­fun­dia et con­solid­erait une paysan­ner­ie de petits pro­prié­taires-exploitants. Mais la guerre coupa court à ce des­sein. Toute­fois, cer­tains pro­jets du pro­gramme de 1946 comme l’équipement hydroélec­trique du bassin de Dan­him, la remise en marche du com­plexe char­bon­nier de Bong Son furent réal­isés par le gou­verne­ment sud-vietnamien.

L’en­seigne­ment fut l’autre instru­ment essen­tiel de la “con­quête des cœurs et des esprits”. Au départ, les Français eurent, à n’en pas douter, une ten­ta­tion si ce n’est une visée assim­i­la­tion­niste tout à la fois naïve et arro­gante. Mais ils se rendirent compte que la tâche était impos­si­ble et même pas souhaitable parce que la résis­tance que leur oppo­saient des peu­ples de cul­tures anci­ennes fut ren­for­cée par les per­tur­ba­tions causées par l’ir­rup­tion d’idées et de valeurs étrangères qui sub­ver­tis­saient l’or­dre tra­di­tion­nel et l’or­dre tout court. Au “tout français” dans l’in­struc­tion prôné par les pre­miers ami­raux-gou­verneurs suc­cé­da, dans les années vingt et surtout trente, les égards vis-à-vis de l’An­cien en le mod­ernisant avec prudence.

En 1930, le gou­verneur général Pasquier était assail­li par des doutes qu’il tradui­sait en ces ter­mes : “Depuis des mil­liers d’an­nées, l’Asie pos­sède son éthique per­son­nelle, son art, sa méta­physique, ses rêves. Assim­i­l­era-t-elle jamais notre pen­sée grecque et romaine ? Est-ce pos­si­ble ? Est-ce désir­able ? (…) Nous, Gaulois, nous étions des bar­bares. Et à défaut de lumières pro­pres, nous nous sommes éclairés, après quelques résis­tances, à celles qui venaient de Rome. Le liant du Chris­tian­isme ache­va la fusion. Mais en Asie, sans par­ler des éloigne­ments de race, nous trou­vons des âmes et des esprits pétris par la plus vieille civil­i­sa­tion du globe”. Le pro­longe­ment logique de cette réflex­ion se trou­ve dans la recom­man­da­tion de Varenne aux enseignants : “Ne leur enseignez pas que la France c’est leur patrie… Veillez qu’ils aient un enseigne­ment asi­a­tique qui leur soit utile dans leur pays”.

Il en résul­ta un com­pro­mis sous la forme de l’En­seigne­ment fran­co-indigène. Au Cam­bodge, l’in­sti­tu­teur français Louis Manipoud réfor­ma avec suc­cès les écoles de pagodes (boud­dhiques) en intro­duisant des matières mod­ernes dans le cur­sus tra­di­tion­nel. L’en­seigne­ment indochi­nois fut doté des trois degrés : pri­maire, sec­ondaire et supérieur dont les effec­tifs ne cessèrent de pro­gress­er sans compter que les écoles publiques étaient dou­blées d’étab­lisse­ments privés con­fes­sion­nels et laïques.

1 — Nom­bre d’élèves de l’en­seigne­ment pub­lic au Viêt-nam années 1920 1929 1938–39 1940–41 1943–44 pri­maire pri­maire supérieur sec­ondaire 2 — Nom­bre d’élèves au Cam­bodge années 1930 1939 1945 pri­maire pub­lic écoles de pagode rénovées

1 — Nom­bre d’élèves de l’en­seigne­ment pub­lic au Viêt-nam
années 1920 1929 1938–39 1940–41 1943–44
primaire
pri­maire supérieur
secondaire
126 000


2 430
121
287 500
4 552
465
518 000

5 637

707 285

6 550

2 — Nom­bre d’élèves au Cambodge
années 1930 1939 1945
pri­maire public
écoles de pagode rénovées
15 700
 

38 000
32 000
53 000

Toute­fois et sauf en Cochin­chine, les cam­pagnes ne furent pas dotées d’un réseau sco­laire ser­ré et en 1944, 1 mil­lion d’en­fants en âge d’être sco­lar­isés ne fréquen­taient pas l’é­cole. Au Viêt-nam, l’en­seigne­ment du quoc ngu et du français fut général­isé. La sup­pres­sion des con­cours tra­di­tion­nels pour recruter des man­darins (qui reçurent jusqu’en 1919 une for­ma­tion en car­ac­tères chi­nois) con­tribua de façon déter­mi­nante à sépar­er les let­trés de l’u­nivers intel­lectuel et moral sino-viet­namien empreint de valeurs que l’on qual­i­fie habituelle­ment de confucéennes.

Varenne ne prévoy­ait sans doute pas que l’évo­lu­tion de la cul­ture viet­nami­enne, qui précé­da les voisines dans la mod­erni­sa­tion, s’ef­fectuerait dans le sens qu’il indi­quait. Les Viet­namiens surent inté­gr­er à leur cul­ture ce que les Français leur inculquaient, l’ap­port français offrait une plu­ral­ité de références idéelles et poli­tiques de sorte que s’agis­sant de sci­ences, de sports ou d’arts plas­tiques, les Viet­namiens furent les pro­pres créa­teurs de leur cul­ture moderne.

Une société transformée

Une classe “d’évolués” en majorité viet­namiens et citadins émergea ; en 1940 le groupe des diplômés de l’en­seigne­ment supérieur ou spé­cial­isé était éval­ué à 5 000 per­son­nes. L’u­ni­ver­sité indochi­noise con­nut elle aus­si un accroisse­ment d’ef­fec­tifs bien que le numerus fixus présidât au recrutement :

1938–1939​
1941–1942
1942–1943
1943–1944
457
834
1050
1575

On peut mul­ti­pli­er par dix le nom­bre en y inclu­ant les fonc­tion­naires (26 941 en 1941–42), les enseignants (16 000 en 1941–42), tous issus de l’en­seigne­ment pri­maire supérieur ou sec­ondaire ou encore de l’U­ni­ver­sité indochi­noise. Bien que minori­taire, le groupe for­mait ce “Tiers-état” auquel le gou­verneur Varenne recom­man­da que l’on fît une place et à l’é­gard duquel on fît preuve d’égards.

Mines de charbon à ciel ouvert de Deo Nai, à Quang Ninh.
Mines de char­bon à ciel ouvert de Deo Nai, à Quang Ninh.
© PHAM NGOC TOI

Mais les enfants de l’œu­vre civil­isatrice française, de for­ma­tion équiv­a­lente ou à diplômes iden­tiques, se voy­aient refuser l’é­gal­ité de statut et de traite­ment avec les Européens ; par exem­ple les cadres indochi­nois des travaux publics perce­vaient une sol­de égale aux 10/17 de celle de leurs homo­logues européens. Varenne, encore, dis­ait en sub­stance : si nous ne don­nons pas ses droits au tiers-état, il nous les réclam­era. Une anec­dote sig­ni­fica­tive m’a été con­tée par un X viet­namien, Hoang Xuan Han. Une fois sor­ti de Poly­tech­nique, ce dernier se ren­dit sur le chantier du Transin­dochi­nois où son aîné Lefèvre lui dit : “Bizuth, retourne en France pour t’y faire une place, ici tu n’ob­tien­dras pas l’emploi et le statut qui cor­re­spon­dent à tes compétences”.

Asso­ci­a­tion ou con­fronta­tion et rejet furent les options-clés de l’évo­lu­tion colo­niale et de l’avenir. Cer­tains Français lucides, du général Pen­nequin à André Fontaine, directeur des puis­santes Dis­til­leries de l’In­do­chine en con­vin­rent. D’après ce dernier il fal­lait réformer les insti­tu­tions de la colonie, en finir avec le pacte colo­nial afin de se pré­par­er à entr­er dans l’ère de l’é­conomie mon­di­ale qui suc­céderait à celle des empires colo­ni­aux. Domin­ion et Com­mon­wealth bri­tan­nique ne cessèrent de séduire et d’in­spir­er cer­tains colo­ni­aux français.

Si on laisse de côté les fac­teurs con­jonc­turels et acci­den­tels, la poli­tique française achop­pa sur ce point fon­da­men­tal parce qu’elle opposa une fin de non-recevoir aux Indochi­nois mod­érés comme aux rad­i­caux. Faute de voir aboutir les reven­di­ca­tions d’é­gal­ité et de lib­erté, une par­tie de cette intel­li­gentsia fut séduite par le marxisme.

Les aléas cli­ma­tiques n’avaient jamais cessé de men­ac­er l’a­gri­cul­ture indochi­noise, en revanche les sur­plus exporta­bles furent désor­mais soumis aux fluc­tu­a­tions des prix sur les marchés régionaux et mon­di­aux. L’en­det­te­ment et l’ab­sence de titres de pro­priété favorisèrent l’ac­ca­pare­ment des ter­res et le nom­bre des paysans sans terre alla en crois­sant pen­dant la péri­ode coloniale.

Ceux-ci étaient con­traints tan­tôt à émi­gr­er tan­tôt à entr­er dans la dépen­dance des lat­i­fun­di­aires dans le sud, des rich­es dans le cen­tre et le nord, ou encore des marchands partout où sévis­sait le sys­tème de la traite. Par­al­lèle­ment, l’in­sti­tu­tion mul­ti­sécu­laire des riz­ières com­mu­nales que les com­mu­nautés avaient créée pour cor­riger les dis­par­ités économiques fut sou­vent détournée au prof­it des nota­bles ou des rich­es ; elle con­nut une forte éro­sion au point d’avoir pra­tique­ment dis­paru en Cochin­chine à la fin de la Deux­ième Guerre mondiale.

La paysan­ner­ie man­i­fes­ta ses frus­tra­tions de façon bruyante, voire vio­lente, en 1930–31 en Cochin­chine et dans le Nord Annam. Elle recom­mença en 1936–37-38, par­ti­c­ulière­ment en Cochin­chine où les acca­pare­ments de terre étaient les plus fla­grants et les plus provo­cants. Dans cette péri­ode les paysans furent rejoints par les ouvri­ers. Faute de s’at­ta­quer à la racine des maux dont souf­fraient les ruraux, l’ad­min­is­tra­tion colo­niale était pris­on­nière de con­tra­dic­tions apparem­ment insol­ubles. C’est ce qu’­ex­pri­mait le gou­verneur général Brévié à pro­pos de l’oc­cu­pa­tion de con­ces­sions par des paysans sans terre en 1938 : “Lorsque nous pro­té­geons les droits des uns, nous com­met­tons une injus­tice et por­tons atteinte à l’équité à l’é­gard des autres. Lorsque nous nég­li­geons ces droits, nous vio­lons la loi et con­damnons nos méthodes”.

La main-d’œu­vre des plan­ta­tions, des usines et des mines était un pro­lé­tari­at com­pos­ite avec, sou­vent, un pied dans la riz­ière et l’autre dans l’en­tre­prise colo­niale. Il était soumis à un régime de tra­vail sévère : retenues sur salaire et châ­ti­ments cor­porels étaient rel­a­tive­ment fréquents. Si l’op­pres­sion patronale ou de l’en­cadrement immé­di­at ne dif­férait pas de celle d’autres pays, en Indo­chine elle fut iden­ti­fiée à l’op­pres­sion étrangère.

La grande dépres­sion économique atteignit l’In­do­chine pro­gres­sive­ment, s’y instal­la en 1930 et s’en reti­ra à par­tir de 1934. Elle illus­tra surtout la crise du régime cap­i­tal­iste tout en con­tribuant à démon­tr­er la toute-puis­sance de la BIC à laque­lle le gou­verne­ment con­fia l’as­sainisse­ment de l’é­conomie et qui fut le prin­ci­pal béné­fi­ci­aire des fail­lites, des expro­pri­a­tions et de la con­cen­tra­tion des entreprises.

La Sec­onde Guerre mon­di­ale fut plus déter­mi­nante, et c’est pen­dant cette péri­ode que la dom­i­na­tion française s’a­chem­i­na vers sa fin en même temps que s’achevait l’im­peri­um occi­den­tal sur l’Asie. La France battue et occupée par les Alle­mands de 1940 à 1945, le gou­verne­ment de l’In­do­chine dut pra­ti­quer une col­lab­o­ra­tion d’É­tat avec les Japon­ais. En faisant la guerre aux Français de 1940 à 1941, les Thaï­landais s’emparèrent de 65 000 km2 de ter­ri­toire au Cam­bodge et au Laos, démon­trant ain­si l’im­puis­sance du Pro­tec­torat français. 

Quel bilan ?

L’his­toire de l’In­do­chine française fut celle d’une mod­erni­sa­tion à l’eu­ropéenne imposée aux peu­ples indochi­nois, les Français ne surent ou ne voulurent pas pren­dre la mesure des change­ments qu’ils avaient eux-mêmes intro­duits ni en tir­er des con­séquences évo­lu­tives. Ain­si, faute d’avoir dirigé l’évo­lu­tion ou de l’avoir devancée, ils furent entraînés et écrasés par elle.

En con­quérant et en dom­i­nant l’In­do­chine, les Français avaient la con­vic­tion d’y apporter une façon neuve d’or­gan­is­er le monde et les sociétés. Les sci­ences expéri­men­tales et les mesures math­é­ma­tiques assur­eraient la maîtrise de la nature. Le pro­grès matériel et moral en résul­terait pour l’hu­man­ité tout entière. Mais ces généreuses inten­tions ont été mis­es en pra­tique dans le cadre de la dom­i­na­tion colo­niale, ressen­tie avant toute chose comme une oppres­sion, tant il est vrai que la poli­tique est tou­jours pre­mière et englobe toutes nos activités.

Ceci n’ôte en rien la valeur intrin­sèque à la mod­erni­sa­tion. Les colonisés eux-mêmes ont su en saisir l’essen­tiel en reprenant à leur compte les idées et méth­odes sci­en­tifiques ain­si que les valeurs human­istes sou­vent proches ou sem­blables à celles des cul­tures ori­en­tales. C’est pourquoi il faut, dans un bilan, dis­tinguer les réal­i­sa­tions matérielles (sou­vent ruinées après des années de guerre) et les influ­ences pro­fondes et durables, celles qui changent le rap­port des hommes à la nature et aux autres hommes.

Ain­si, le pont Doumer a tenu bon jusqu’à main­tenant mais nous devons nous résoudre à ce qu’il dis­paraisse un jour (à moins que les Viet­namiens ne déci­dent de le trans­former en éco­musée du pat­ri­moine nation­al…) tan­dis que la sci­ence des ingénieurs con­tin­uera d’être trans­mise et améliorée.

Les idées que Paul Bernard défendit en matière de développe­ment économique et social trou­vent leur chemin dans le Viêt-nam d’au­jour­d’hui. La sci­ence médi­cale française a été pra­tiquée et enseignée dans les maquis de la résis­tance viet­nami­enne sans que les médecins aient eu à leur dis­po­si­tion l’équipement hos­pi­tal­ier avec lequel ils avaient été for­més. C’est l’in­flu­ence intel­lectuelle de longue durée qui a per­mis aux Viet­namiens de déjouer l’in­ten­tion du général améri­cain Cur­tis Le May de “ramen­er les Viet­namiens à l’âge de la pierre”.

Auteur de nom­breux travaux sur l’In­do­chine, Pierre BROCHEUX a pub­lié récemment :

  • The Mekong Delta : Ecol­o­gy, Econ­o­my, and Rev­o­lu­tion, 1860–1960, Uni­ver­si­ty of Wis­con­sin-Madi­son, Cen­ter for South­east Asian Stud­ies, Mono­graph Num­ber 12, USA, 1995 ;
  • et avec D. Hémery  Indo­chine, la coloni­sa­tion ambiguë 1858–1954, La Décou­verte, Paris, 1995.
  • Il a achevé Une his­toire économique du Viet­nam mod­erne, 1850–1996.

2 Commentaires

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Louisrépondre
16 août 2013 à 19 h 01 min

Ce bref arti­cle est un
Ce bref arti­cle est un hyper-con­den­sé du remar­quable livre de Pierre Brocheux et Daniel Hemery, “Indo­chine, la coloni­sa­tion ambiguë 1858–1954” (La Décou­verte, Paris, 1995, ré-édité ensuite, y com­pris aux Etats Unis).

Il expose très bien, et avec toutes les nuances néces­saires, les struc­tures poli­tiques et économiques de la coloni­sa­tion française de l’Indochine, les réal­i­sa­tions et les lacunes poli­tiques, économiques et sociales, et l’incapacité de la majorité des élites français­es (poli­tiques, mil­i­taires, économiques) à com­pren­dre qu’une reprise pro­gres­sive de leurs indépen­dances par les pays indochi­nois était néces­saire dès les années 1930, alors qu’en 1936, les Etats Unis avaient annon­cé leur déci­sion de laiss­er un pays proche, les Philip­pines, repren­dre son inde­pen­dance, et que les pre­miers mil­i­tants indépen­dan­tistes indochi­nois, dont Ho Chi Minh, étaient encore ouverts à une coopéra­tion avec la France et n’étaient pas encore alliés a la Chine et l’URSS com­mu­nistes et pris dans l’étau de la « guerre froide » comme ils le furent ensuite.

Gui­do Cagnanrépondre
9 mai 2016 à 7 h 58 min

Pierre Brocheux je l’ai con­nu
Pierre Brocheux je l’ai con­nu en lisant ses oeu­vres et j’ai tou­jours appre­cié en lui la mesure sur en sujet qui fait couler beau­coup d’en­cre, sou­vent fac­tieux. À lui tous mes remer­ciements parce-que chaque fois il m’aide a con­naitre quelque chose de plus.
Gui­do Cagnan, Milan, 9 may 2016 

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