Le haut-débit conduit-il à la centralisation ?

Dossier : Télécommunications : la libéralisationMagazine N°585 Mai 2003
Par Nicolas AUBÉ (93)

Dans une région iso­lée, lors­qu’une auto­route est construite pour désen­cla­ver cer­taines villes, on assiste par­fois au phé­no­mène sui­vant : l’ac­ti­vi­té éco­no­mique se concentre encore plus auprès des grosses agglo­mé­ra­tions. Grâce à l’au­to­route, les habi­tants des villes secon­daires sont plus nom­breux à faire leurs courses, tra­vailler, ame­ner leurs enfants à l’é­cole dans la grande ville.

Nous esti­mons qu’un phé­no­mène ana­logue se pro­duit lors­qu’on éta­blit des liens infor­ma­tiques à haut débit entre des entre­prises ou des orga­ni­sa­tions. Dans cer­tains cas, nous assis­tons à un dépla­ce­ment de la chaîne de valeur vers le siège ou vers le centre de déci­sion, à une cer­taine cen­tra­li­sa­tion des res­sources et une uni­for­mi­sa­tion des outils.

ADSL entre­prise construit des solu­tions d’in­ter­con­nexion de struc­tures dis­tantes avec l’AD­SL (accès Inter­net à haut débit). Nous sommes témoins du bou­le­ver­se­ment induit par la mise en place de ces liens à haut débit. Pre­nons l’exemple du mar­ché de la billet­te­rie des théâtres en France, qui s’est méta­mor­pho­sé en un an.

À l’origine, le théâtre contrôle la billetterie

Com­ment réserve-t-on un billet pour une salle de spec­tacles ou un théâtre ? Le plus cou­rant est d’ap­pe­ler le théâtre direc­te­ment : votre inter­lo­cu­teur vous indique les places res­tantes pour telle ou telle repré­sen­ta­tion, avec l’emplacement et le prix. Pour cela, l’employé(e) du théâtre voit un écran avec le plan de salle et la dis­po­ni­bi­li­té des places en temps réel. Ces don­nées se trouvent sur un poste infor­ma­tique dans les locaux du théâtre.

Vous pou­vez payer par télé­phone, les billets sont impri­més et envoyés à votre domi­cile, ou conser­vés au théâtre où ils vous seront remis le soir de la repré­sen­ta­tion. Contrai­re­ment à l’at­tri­bu­tion des places dans un avion, par exemple, les billets de théâtre sont numé­ro­tés dès la réser­va­tion : vous savez sur quel fau­teuil vous serez installé.

Vous pou­vez aus­si obte­nir votre place par d’autres moyens : via un dis­tri­bu­teur comme la FNAC ou via le pro­duc­teur. Dans ce cas, le dis­tri­bu­teur ou le pro­duc­teur dis­pose d’un cer­tain quo­ta de places numé­ro­tées. Ce quo­ta doit être ajus­té selon des pré­vi­sions de vente qui res­tent très aléa­toires : le suc­cès d’une pièce est plus dif­fi­cile à pré­voir que la dis­po­ni­bi­li­té des places dans un avion, par exemple.

Résul­tat : des dis­tri­bu­teurs peuvent affi­cher com­plet pour une pièce qui a beau­coup de suc­cès alors qu’il reste des places libres. Il peut aus­si arri­ver que de nom­breuses places res­tent inven­dues ou soient libé­rées très peu de temps avant le spec­tacle à des prix infé­rieurs ; elles peuvent même être offertes. En effet, si cer­taines places res­tent vacantes, il s’a­git non seule­ment d’une perte de chiffre d’af­faires, mais en plus cela peut nuire à l’i­mage de la pièce. Une ran­gée de fau­teuils vides devant la scène peut don­ner l’im­pres­sion d’une salle vide !

Évolution technologique : la billetterie se sépare du théâtre

Avec la mise en place de liai­sons infor­ma­tiques à haut débit, il est désor­mais pos­sible d’ac­cé­der à dis­tance au sys­tème infor­ma­tique d’un théâtre.

Les pro­duc­teurs des spec­tacles jouent alors un rôle plus impor­tant : ils ins­tallent des pla­teaux de réser­va­tion qui sont phy­si­que­ment indé­pen­dants des salles. Ceux-ci sont reliés avec tel ou tel théâtre pour le temps d’une représentation.

Dès lors, le numé­ro de télé­phone indi­qué sur les affiches des pièces n’est plus celui du théâtre. Il ren­voie vers ces pla­teaux de réser­va­tion. Les clients contactent des télé­opé­ra­teurs qui ont accès aux plans de salle et peuvent effec­tuer la réser­va­tion à dis­tance. Le billet est impri­mé et expé­dié au client, ou bien reti­ré au théâtre.

Les pro­duc­teurs deviennent donc à leur tour dis­tri­bu­teurs. Le sys­tème des quo­tas de places existe tou­jours, mais il est ajus­té en temps réel, ce qui per­met une opti­mi­sa­tion du chiffre d’af­faires de chaque représentation.

La maî­trise de la dis­tri­bu­tion revêt une impor­tance stra­té­gique pour les pro­duc­teurs. Ceux-ci peuvent anti­ci­per l’é­vo­lu­tion de leurs ventes en fonc­tion des réser­va­tions pour une pièce. Ils peuvent ajus­ter leur inves­tis­se­ment mar­ke­ting : affiches, com­mu­ni­ca­tion presse, télé ou radio. Ils peuvent aus­si pré­voir d’aug­men­ter ou de dimi­nuer le nombre de repré­sen­ta­tions. Ces pré­vi­sions de vente leur donnent un avan­tage par rap­port aux stu­dios de pro­duc­tion de ciné­ma, qui doivent attendre la sor­tie du film avant d’ef­fec­tuer toute prévision.

Conséquences : centralisation et uniformisation

Sur le mar­ché de la billet­te­rie de théâtre, en quelques mois, nous avons consta­té une spé­cia­li­sa­tion des fonc­tions : les pla­teaux de réser­va­tion gros­sissent et traitent plu­sieurs spec­tacles à la fois, ce qui per­met de mieux allouer les res­sources en per­son­nel. Par exemple, un pla­teau de six per­sonnes peut trai­ter deux mille appels par jour et quatre repré­sen­ta­tions simultanées.

Cette orga­ni­sa­tion per­met de répondre aux pics de demande consta­tés lors des Pre­mières, ou pour des spec­tacles qui attirent plus de monde que pré­vu. Elle per­met aus­si d’a­mor­tir les coûts fixes de billet­te­rie pour les spec­tacles qui n’ont pas de suc­cès et res­tent peu de temps à l’affiche.

La cen­tra­li­sa­tion a des consé­quences impor­tantes pour d’autres inter­ve­nants sur le mar­ché. Par exemple, les sys­tèmes infor­ma­tiques sur les théâtres doivent s’u­ni­for­mi­ser, puis­qu’ils com­mu­niquent avec des centres de réser­va­tion com­muns. Nous consta­tons que cette uni­for­mi­sa­tion se fait sou­vent au béné­fice du sys­tème le plus répan­du, le lea­der du marché.

Un an après : un paysage différent

La mise en place de liens à haut débit a eu des consé­quences impor­tantes et par­fois inat­ten­dues sur le marché :

  • évo­lu­tion de la chaîne de valeur au pro­fit de la pro­duc­tion (ici, le théâtre peut perdre le contrôle des ventes au pro­fit du producteur),
  • cen­tra­li­sa­tion de cer­taines fonc­tions afin de géné­rer des éco­no­mies et opti­mi­ser la recette,
  • dimi­nu­tion du nombre de four­nis­seurs.


ADSL entre­prise inter­vient sur d’autres types de mar­chés. Lors de la mise en place de liai­sons à haut débit, nous avons pu consta­ter des simi­li­tudes entre l’exemple ci-des­sus et d’autres sec­teurs. Par exemple :

  • l’ex­per­tise comptable,
  • les réseaux de fran­chi­sés (comme dans l’automobile),
  • la dis­tri­bu­tion pro­fes­sion­nelle (par exemple, la dis­tri­bu­tion de bois­sons pour la restauration),
  • les enseignes de la dis­tri­bu­tion spécialisée.


Avec ce saut tech­no­lo­gique, la dis­tance entre deux struc­tures est une don­née qui perd de l’im­por­tance. Les rela­tions com­mer­ciales sont faci­li­tées et il est pos­sible de pen­ser autre­ment les orga­ni­sa­tions mul­ti­sites. Les notions de » tis­su éco­no­mique « , » zone de cha­lan­dise « , » sec­to­ri­sa­tion » ou même de » mar­ché » font inter­ve­nir une idée de rayon d’ac­tion, de dis­tance. Si nous chan­geons de dimen­sion en ce qui concerne la dis­tance, alors les orga­ni­sa­tions elles-mêmes sont modifiées.

Les entre­prises peuvent voir aug­men­ter la taille de leur cible de clien­tèle, en pros­pec­tant dans d’autres régions. Dans le même temps, elles peuvent être mena­cées par un plus grand nombre de concurrents…

Elles peuvent faire appel à du per­son­nel plus qua­li­fié ou plus spé­cia­li­sé, pré­sent sur un autre site ou même à domi­cile. Elles peuvent choi­sir leurs four­nis­seurs par­mi un nombre crois­sant de sociétés.

Le déve­lop­pe­ment du haut débit en France a donc des consé­quences pro­fondes sur l’or­ga­ni­sa­tion des entre­prises : une cer­taine cen­tra­li­sa­tion des res­sources, mais aus­si la pos­si­bi­li­té de tra­vailler en réseau avec des socié­tés ou du per­son­nel éloi­gné. On peut ima­gi­ner une évo­lu­tion vers des grou­pe­ments d’en­tre­prises spé­cia­li­sées. Ce qui est cer­tain, c’est que cette muta­tion est déjà enta­mée et se déroule sous nos yeux.

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