Le droit de “ réussir sa sortie ”

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004
Par Jean-Claude MAGENDIE

Tra­di­tion­nelle­ment, dans une enceinte judi­ci­aire, la demande de mort est le fait de l’ac­cu­sa­tion. À des juges, ce que l’on demande, c’est la mort, la mort d’un autre ou, en tout cas, la con­damna­tion la plus lourde pos­si­ble dans les nations civil­isées qui ont sup­primé de leur arse­nal répres­sif la peine capitale.

La demande de mort n’a, on l’au­ra bien com­pris, rien à voir avec cela.

Ici, celui qui demande la mort ne le fait pas pour réclamer vengeance, bien au con­traire. Il n’a d’ailleurs pas com­mis de faute.

Mais pour­suivi par un mal incur­able, vic­time lui-même d’une mal­adie qui s’est invitée dans son corps ou dans son esprit, qui est entrée sans frap­per, par effrac­tion, et s’est instal­lée en lui au point d’y pren­dre ses habi­tudes et de ne plus vouloir le quit­ter, han­té par la déchéance physique qui le guette, habité, par­fois, par la honte de la fragilité due à son état, celui ou celle qui a per­du le goût de vivre à un prix qu’il estime trop élevé, l’homme ou la femme qui n’a rien demandé mais qui doit affron­ter ce mal qui le ronge, en vient à deman­der la mort. Et c’est pour lui qu’il la demande.

Cette demande de mort là, la jus­tice n’en a pas une pra­tique habituelle.

Jusqu’il y a peu, en effet, il ne lui était pas demandé d’en con­naître, j’al­lais dire — pour utilis­er un terme médi­cal — de la traiter.

Elle a telle­ment l’habi­tude — la jus­tice -, de sanc­tion­ner ceux qui don­nent la mort, qu’il lui faut appren­dre à se situer, à l’heure où l’on vient lui deman­der de ne pas… con­damn­er ceux qui ont aidé la per­son­ne qui se savait con­damnée à quit­ter cette vie, et à le faire dans la dignité.

C’est qu’en matière médi­cale, on con­naît encore la con­damna­tion à mort. Dif­fi­cile, hélas, de l’abolir par une loi… Et lorsque l’on dit d’une per­son­ne qu’elle est ” con­damnée “, usant d’un voca­ble juridique, cela sig­ni­fie imman­quable­ment : con­damnée à mort.

Que demande-t-on ici au juriste ? De ne pas con­damn­er celui qui achève le con­damné à mort, qui tente d’hu­man­is­er la mort mais qui, ce faisant, l’anticipe.

Jus­tice et médecine face à la demande de mort : le juge se voit sol­lic­ité par cer­tains de ne pas juger, le pro­cureur de ne pas requérir et le lég­is­la­teur de ne pas faire de loi.

L’étymologie du mot ” euthanasie ” est trompeuse

Euthanasie : eu, bonne — thanos, mort. ” Bonne mort “. Le mot ren­voie aux bonnes pratiques.

En con­sen­tant à favoris­er cette bonne mort, lorsqu’elle est réelle­ment demandée, les médecins ne veu­lent que du bien à ceux qui souhait­ent en finir avec cette vie. Sou­vent, ils craig­nent pour­tant — peut-être à tort -, que la jus­tice leur veuille… du mal.

C’est tout naturelle­ment au médecin — ou, en tout cas, au per­son­nel soignant — que la demande de mort est présen­tée. N’est-ce pas lui seul qui pour­ra faire quelque chose le moment venu, même s’il est impor­tant que l’équipe soignante comme le patient et sa famille soient sol­idaires de sa démarche ?

Nous béné­ficierons sans doute d’é­clairages pré­cieux sur les con­di­tions dans lesquelles le fait de répon­dre pos­i­tive­ment à une demande de mort est éthique­ment acceptable.

Dans son rap­port remis à Mon­sieur Jean-François Mat­tei, min­istre de la San­té, en octo­bre 2003, Madame Marie de Hen­nezel écrit : ” Dans ce temps très par­ti­c­uli­er du mourir, se vivent des choses qui n’ont pas de prix. Des regards, des gestes, des paroles sou­vent sur­prenantes, graves ou pleines d’hu­mour. Ils tis­sent un dernier rit­uel, celui grâce auquel un être humain peut quit­ter ce monde et les siens sans trop d’an­goisse. “[1]

On ne saurait donner la mort — même à un patient condamné à mort — qu’à condition de ne pas le priver de sa mort

Cha­cun de nous peut être affron­té à la dif­fi­culté de choix dif­fi­ciles et douloureux liés à la sit­u­a­tion d’un malade en sur­sis. Là encore, c’est le vocab­u­laire judi­ci­aire qui vient au sec­ours de la langue pour exprimer cette sit­u­a­tion d’un être qui se trou­ve entre la vie et la mort. En matière médi­cale, le sur­sis est tou­jours un sur­sis avec mise à l’épreuve. Et l’épreuve touche toute la famille et les proches.

C’est dire que ce débat nous con­cerne tous.

Avec nous se trou­vent des soignants qui ont peur d’être con­damnés pour avoir répon­du à une demande de mort, et qui ne craig­nent pas de le dire ; à la même table, on trou­ve leurs pro­cureurs et juges poten­tiels. Et les mêmes ont la pos­si­bil­ité de s’ex­primer en présence de leur avocat.

Nous avons en effet réu­ni, au nom­bre des inter­venants, tous les acteurs du procès en matière d’euthanasie. Ils sont tous là : le médecin, le pro­cureur, le juge et l’avocat.

Le pub­lic aus­si est là, nom­breux, qui peut pos­er des ques­tions, s’é­ton­ner, être choqué, se trou­ver récon­forté, que sais-je ?

Le pub­lic incar­ne ici le Peu­ple français, au nom de qui les lois sont édic­tées, les juge­ments ren­dus, et dont l’opin­ion n’est pas étrangère au lég­is­la­teur auquel beau­coup deman­dent une loi.

Le médecin, le procureur, le juge et l’avocat

Chirurgien, can­céro­logue au CHU Saint-Louis, le doc­teur Edwige Bourstyn se trou­ve, de par sa spé­cial­ité, con­stam­ment con­fron­tée à la réal­ité de la mort. Elle nous dira com­ment le can­céro­logue qu’elle est peut réa­gir face à la demande de mort émanant d’un patient ou de ses proches. Elle attir­era notre atten­tion sur le fait qu’au sein de la rela­tion de soin l’idée de la mort peut plan­er sans que le patient exprime explicite­ment une quel­conque demande.

Le pro­fesseur Olivi­er Dizien, chef de ser­vice à l’hôpi­tal Ray­mond-Poin­caré, spé­cial­iste de réé­d­u­ca­tion fonc­tion­nelle, a une expéri­ence très spé­ci­fique à nous faire partager. Avec des per­son­nes sou­vent très grave­ment hand­i­capées, voire tétraplégiques, la rela­tion thérapeu­tique qui se con­stru­it entre le patient et le médecin est car­ac­térisée par la durée ; à la dif­férence de ce qui se passe, par exem­ple, en réan­i­ma­tion, où la vie du patient est immé­di­ate­ment en danger.

Le pro­fesseur Dizien est fréquem­ment con­fron­té à des per­son­nes qui, à un moment don­né de l’évo­lu­tion de leur souf­france, deman­dent à mourir. Il nous expli­quera com­ment l’équipe médi­cale va essay­er de se posi­tion­ner par rap­port à cette demande, qui est sus­cep­ti­ble d’évoluer.

Ce sera ensuite le tour des juristes de nous éclair­er sur les enjeux du débat au regard des règles de droit en vigueur et des pos­si­bles réformes.

Dans son rap­port au min­istre de la San­té, Madame Marie de Hen­nezel présente des sug­ges­tions d’or­dre juridique. Elle pro­pose une har­mon­i­sa­tion des pra­tiques des juges en matière d’euthanasie et sug­gère que l’on ” prof­ite de la réforme en cours de l’ex­per­tise médi­cale et de la créa­tion des pôles ” san­té-jus­tice ” (sic) pour inté­gr­er la prob­lé­ma­tique des pra­tiques pro­fes­sion­nelles en fin de vie et amélior­er ain­si le recrute­ment des experts, le con­trôle, la com­pé­tence et la qual­ité des exper­tis­es. “[2]

Nous aurons peut-être l’oc­ca­sion d’en parler.

De la même manière, nous serons sans doute amenés à nous inter­roger sur la dif­férence entre ce que l’on nomme habituelle­ment l’euthanasie et ce qui paraît ressem­bler davan­tage à un sui­cide assisté par un tiers. Je pense ici au cas de Vin­cent Hum­bert qui avait besoin d’un tiers — d’un exé­cu­tant, voire d’un exé­cu­teur — pour par­venir à ses fins.

Ne devons-nous pas veiller — comme le sug­géraient dans Le Figaro deux philosophes [3] — à ne pas prof­iter d’une sit­u­a­tion éminem­ment trag­ique pour avancer des pio­ns sur l’échiquier d’un com­bat idéologique engagé depuis longtemps en dénonçant un pré­ten­du vide juridique qu’il con­viendrait de combler de toute urgence ?

” Comme si le trag­ique était sol­u­ble dans le juridique. Il est car­ré­ment insen­sé de croire qu’en pres­sant le pathé­tique comme un cit­ron, on en fera sur­gir de l’éthique et du droit. ”

Marie-Aleth Trapet, audi­teur à la Cour de cas­sa­tion, tra­vaille depuis plusieurs années ces ques­tions dans le cadre de sémi­naires uni­ver­si­taires d’éthique médi­cale. Elle nous don­nera son point de vue de mag­is­trat sur la ques­tion de savoir s’il faut ou non légifér­er en matière d’euthanasie. Elle nous pro­posera des clés de lec­ture des textes.

Pour com­pléter son approche, nous enten­drons le point de vue du Parquet.

Madame Cather­ine Cham­pre­nault, chef du pôle de san­té publique au Par­quet de Paris, va nous entretenir de la ques­tion de l’op­por­tu­nité des pour­suites à l’en­con­tre de ceux qui don­nent la mort dans des cir­con­stances très par­ti­c­ulières. Qui faut-il pour­suiv­re ? Sur quel fondement ?

La réac­tion de l’av­o­cat — qui, tra­di­tion­nelle­ment au sein de l’en­ceinte judi­ci­aire, a la parole en dernier — ne se fera pas attendre.

Les ques­tions éthiques con­stituent une préoc­cu­pa­tion majeure de l’or­dre des avo­cats au bar­reau de Paris. Maître Cather­ine Paley-Vin­cent, respon­s­able des ques­tions éthiques au sein de l’Or­dre, a com­mis un ouvrage de référence dans une col­lec­tion de droit médi­cal sur la ” Respon­s­abil­ité du médecin “. Elle nous dira, je pense, quel peut être le posi­tion­nement de l’av­o­cat par rap­port à ces déli­cates questions.

Il sera temps, ensuite, de nous con­fron­ter à nou­veau avec la dure réal­ité de la fin de vie que con­naît si bien le doc­teur Syl­vain Pourchet. Il exerce en effet son min­istère — le mot, ici, n’est pas trop fort — dans une unité de soins pal­li­at­ifs à l’hôpi­tal Paul Brousse de Ville­juif. Son témoignage est bouleversant.

Les soins pal­li­at­ifs visent à sauve­g­arder jusqu’au bout la dig­nité de la per­son­ne malade et à soutenir son entourage. Au stade de l’évo­lu­tion de la mal­adie où ils inter­vi­en­nent, ils sont — les soins pal­li­at­ifs -, comme le sug­gère Emmanuel Hirsch, ” accom­pa­g­ne­ment, actes de sol­lic­i­tude, d’as­sis­tance, de con­fort, de rela­tion “, bien plus que traitement.

Le doc­teur Pourchet nous met­tra en garde con­tre les pos­si­bles dérives du recours à la séda­tion. Comme il le dit si juste­ment, me sem­ble-t-il : soign­er, c’est vouloir faire dis­paraître la souf­france, pas le souffrant !

Enfin, le pro­fesseur Vin­cent Meininger, mem­bre de la Fédéra­tion de neu­rolo­gie Mazarin, nous fera partager son expéri­ence de plus de vingt ans, à la Pitié-Salpêtrière, au ser­vice des patients atteints de SLA (sclérose latérale amy­otrophique), une patholo­gie tou­jours mortelle.

La phase ter­mi­nale de ce mal ter­ri­ble s’in­scrit dans un con­texte de détéri­o­ra­tion pro­gres­sive et sou­vent impor­tante des pos­si­bil­ités physiques, qui reten­tit pro­fondé­ment — on s’en doute — sur le patient lui-même comme sur ses proches. Il nous par­lera de l’en­jeu des soins au stade ter­mi­nal, à cette phase ultime où plus rien, ou presque, ne paraît médi­cale­ment pos­si­ble. Ce ” dernier témoignage d’hu­main à humain a la valeur absolue d’une créa­tion. Acte de vie, ren­con­tre et partage au fond de la vie, au plus loin dans la vie. ”

C’est encore le pro­fesseur Emmanuel Hirsch qui parle.

Nous en sommes tous con­va­in­cus : le souci de la dig­nité humaine doit trou­ver sa place au cœur de l’of­fice du juge et de l’éthique du soignant. Il s’ag­it d’une valeur priv­ilégiée par le droit, d’une manière toute par­ti­c­ulière dans les règles de droit transna­tion­al que les con­ven­tions et cours européennes s’honorent de pro­téger. La dig­nité humaine, ce devrait être aus­si le droit de ” réus­sir sa sor­tie “, fût-on atteint par un mal qui nous ronge irrémé­di­a­ble­ment. Cela sup­pose que notre société prenne les moyens d’as­sur­er aujour­d’hui à nos aînés et demain à nous-mêmes une fin de vie digne et, autant que faire se peut, douce et paisible.

Il m’est par­ti­c­ulière­ment agréable de remerci­er tous ceux qui ont œuvré et qui con­tin­u­ent de le faire avec ent­hou­si­asme et déter­mi­na­tion pour que, loin de nous enfer­mer dans nos ques­tion­nements spé­ci­fiques respec­tifs, nous con­tinuions à réfléchir ensem­ble — que nous por­tions une blouse blanche, verte ou même bleue, ou encore une toge noire -, sur des ques­tions de société qui nous con­cer­nent tous, à un titre ou à un autre.

J’ai vrai­ment le sen­ti­ment que plus nous nous con­nais­sons, plus nous devenons atten­tifs aux préoc­cu­pa­tions des prati­ciens d’autres dis­ci­plines, affron­tés aux mêmes ques­tions fon­da­men­tales que celles qui peu­vent se pos­er à nous au quotidien.

Références

[1] de Hen­nezel M., Mis­sion ” Fin de vie et accom­pa­g­ne­ment “, Rap­port remis à Mon­sieur Jean-François Mat­tei, min­istre de la San­té, de la Famille et des Per­son­nes hand­i­capées, octo­bre 2003, arti­cle n° 2.3.3.2, p. 73.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Folscheid D. et Del­sol C., ” Le trag­ique n’est pas sol­u­ble dans le juridique “, Le Figaro, 7 octo­bre 2003, p. 14.

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