Les soixante quainze feuillets inédit de Proust

Le dernier inédit de Proust

Dossier : TrajectoiresMagazine N°766 Juin 2021
Par Antoine COMPAGNON (X70)

Les fameux Soixante-Quinze Feuillets, der­nier inédit de Proust, viennent d’être publiés chez Gal­li­mard. Antoine Com­pa­gnon, émi­nent connais­seur de Proust, nous en dit plus.

Qu’est-ce que cette publication nous apporte de nouveau dans notre connaissance de Proust ?

Disons d’abord que l’on atten­dait cette publi­ca­tion depuis long­temps. Ber­nard de Fal­lois avait signa­lé l’existence de ces feuillets dès 1954, dans la pré­face de son édi­tion du Contre Sainte-Beuve, mais per­sonne ne les avait vus depuis. À son décès en 2018, les feuillets ont été retrou­vés dans ses archives. Ils ont main­te­nant rejoint le dépar­te­ment des manus­crits de la Biblio­thèque natio­nale de France. Ils nous apprennent plu­sieurs choses. 

En pre­mier lieu, ils per­mettent de mieux situer le moment où Proust se remit à une écri­ture roma­nesque : en effet, après Jean San­teuil, roman com­men­cé au milieu des années 1890, mais inache­vé (Fal­lois le recons­ti­tue­ra à sa manière et le publie­ra en 1952), Proust sem­blait avoir renon­cé à la fic­tion. Il se consacre à des tra­vaux sur Rus­kin, qu’il tra­duit avec l’aide de sa mère, et paraît avoir aban­don­né tout pro­jet de roman. La mort de sa mère en 1905 le plonge dans un pro­fond cha­grin et dans la dépres­sion. Il n’écrit plus, avant un article très remar­qué dans Le Figa­ro, « Sen­ti­ments filiaux d’un par­ri­cide », en février 1907. 

Le Contre Sainte-Beuve est enta­mé à la fin de 1908, mais les Soixante-Quinze Feuillets nous montrent que Proust s’est remis à un vrai tra­vail d’écriture nar­ra­tive dès l’été ou l’automne 1907, plus tôt donc que ce qui était admis jusqu’ici.

C’est aussi un texte très proche de la vie réelle de l’auteur.

En effet, après Jean San­teuil où il se raconte, mais à dis­tance, par le tru­che­ment de la troi­sième per­sonne, et avant le Contre Sainte-Beuve, qui sera un essai hybride, à la fois cri­tique et nar­ra­tif, plus éloi­gné de l’autobiographie, on découvre là un récit très enra­ci­né dans la vie réelle de Proust et dans sa famille. 

Ses proches y appa­raissent sous leur véri­table iden­ti­té : sa mère s’appelle bien Jeanne ; sa grand-mère, Adèle ; son frère, Robert. Les lieux n’ont pas encore été trans­po­sés : la scène du cou­cher de Com­bray se place à Auteuil, chez son oncle Louis Weil. On trouve déjà les deux côtés de Com­bray, mais non encore sta­bi­li­sés. Bal­bec est encore dési­gné par la lettre C. (comme Cabourg). Le séjour à Venise est lui aus­si esquissé… 

De nom­breuses cel­lules de la Recherche sont donc déjà pré­sentes, mais bien plus sem­blables aux épi­sodes de la vie de Proust qu’elles ne le devien­dront au fil des éla­bo­ra­tions suc­ces­sives du roman.

Ces feuillets contiennent donc des esquisses plus ou moins élaborées de ce qui deviendra la Recherche ?

Oui, et le plus éla­bo­ré, aus­si le plus émou­vant, est le pre­mier ensemble d’une ving­taine de feuillets, qui annonce Com­bray, la pre­mière par­tie de la Recherche : on y trouve la scène du bai­ser de soir, les parents et les grands-parents, le jar­din et l’invité impor­tun (qui n’est pas encore Swann, mais un cer­tain M. de Bretteville). 

Un des aspects frap­pants de ces feuillets, c’est le rôle impor­tant joué par le grand-oncle de Proust, Louis Weil. On est bien chez lui, dans sa mai­son d’Auteuil où Proust est né. Ce grand-oncle subi­ra, comme tous les per­son­nages, des trans­for­ma­tions pro­fondes sous la plume de Proust pour fina­le­ment se scin­der en deux : il pré­fi­gure à la fois Adolphe, l’oncle du nar­ra­teur, bon vivant, ama­teur des actrices, et Swann, avec son attrait pour les jeunes ouvrières.

Une autre per­sonne impor­tante figure aus­si sous un jour très atta­chant dans les feuillets consa­crés au séjour du bord de mer : la grand-mère. Elle y est lon­gue­ment évo­quée avec ses traits carac­té­ris­tiques, comme son goût un peu exces­sif pour l’hygiénisme ou son côté farouche.

Une de ces personnes constitue pour moi une énigme : le jeune frère Robert, présent dans ces feuillets, mais qui disparaîtra complètement de la Recherche. 

En effet, Robert est ici pré­sent dans la scène de « Robert et le che­vreau », que Ber­nard de Fal­lois avait inté­grée à son édi­tion du Contre Sainte-Beuve au prix d’un mon­tage assez auda­cieux (on ne ferait plus cela aujourd’hui). Cette scène dis­pa­raî­tra presque com­plé­te­ment par la suite, pour ne plus sub­sis­ter qu’à l’état de traces dans la Recherche : elle don­ne­ra la scène de l’adieu du nar­ra­teur aux aubé­pines dans Com­bray, avec la reprise des vers de Phèdre de Racine. 

Un exemple par­mi d’autres que Proust ne per­dait jamais rien, mais réem­ployait tout. Peut-être l’effacement du frère dans la Recherche tient-il au fait que, à la dif­fé­rence des parents et grands-parents, qui sont morts lorsque Proust publie son roman, Robert est encore vivant. Proust a pu l’omettre par dis­cré­tion. En tout cas, les deux frères res­te­ront tou­jours très proches et liés par une vraie affec­tion. Robert consa­cre­ra d’ailleurs beau­coup d’énergie à la publi­ca­tion post­hume de l’œuvre de son frère.

“On voit comment les différents projets d’écriture
de Proust avancent simultanément, mais sans encore converger.”

Mais certains thèmes de la Recherche sont absents des feuillets.

Oui, et non des moindres : par exemple, l’homosexualité n’est pas évo­quée, sauf de manière très indi­recte. La musique (la fameuse « petite phrase ») non plus n’est pas pré­sente. Ni sur­tout le thème qui sera fon­da­teur de la Recherche, celui de la mémoire invo­lon­taire, la fameuse madeleine ! 

Avec les Soixante-Quinze Feuillets, on voit com­ment les dif­fé­rents pro­jets d’écriture de Proust avancent simul­ta­né­ment, mais sans encore conver­ger : il y a le pro­jet des pas­tiches et de la cri­tique lit­té­raire au début de 1908, le pro­jet Sainte-Beuve à la fin de 1908, le pro­jet roma­nesque avec le bai­ser du soir, les « côtés », le bord de mer, les jeunes filles, Venise, etc. Toute cette matière n’a pas encore trou­vé sa cohé­rence. Il fau­dra que Proust découvre la mémoire invo­lon­taire pour dis­po­ser enfin du pro­cé­dé qui don­ne­ra au roman sa struc­ture, sa forme et sa force. Dès lors, les pro­jets jusque-là épars pour­ront conver­ger pour don­ner ce grand monu­ment nar­ra­tif qu’est la Recherche


Ainsi aurait pu débuter la Recherche :

« On avait ren­tré les pré­cieux fau­teuils d’osier sous la véran­dah car il com­men­çait à tom­ber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lut­té une seconde sur les chaises de fer étaient reve­nus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses che­veux gri­son­nants au vent, conti­nuait sa pro­me­nade rapide et soli­taire dans les allées parce qu’elle trou­vait qu’on est à la cam­pagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. » 

[Début du pre­mier feuillet « Une soi­rée à la cam­pagne ». La suite est à lire dans : Mar­cel Proust, Les Soixante-Quinze Feuillets, Édi­tions Gal­li­mard 2021.]


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