Armand de Gramont, l’ami scientifique de Proust

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Jean-Christophe ANTOINE (X79)

Armand de Gra­mont, duc de Guiche, a été un ami de Proust… doc­teur ès sci­ences. Si leurs activ­ités n’ont pas été du même domaine, ils ont con­nu le suc­cès au même moment et sont restés en con­tact. Notam­ment Gra­mont a pu apporter à Proust, out­re l’inspiration pour les Guer­mantes, ses lumières sci­en­tifiques dans les ques­tion­nements de ce dernier au sujet de la rel­a­tiv­ité d’Einstein.

Je suis entré en prous­terie de manière for­tu­ite. Voilà quelques années, un scoop con­nut une ampleur inter­na­tionale : Mar­cel Proust appa­rais­sait au ciné­ma, à la sor­tie de l’église de la Madeleine, lors du mariage d’Armand de Gra­mont, duc de Guiche, avec Elaine Gref­ful­he, le 14 novem­bre 1904. Cette fausse appari­tion de l’écrivain, fondée sur un anachro­nisme icono­graphique, a été rapi­de­ment con­tred­ite et analysée sous l’angle de la per­cep­tion sociale des images (cf. https://proustonomics.com/la-madeleine-sans-proust/). Mais cette pel­licule pos­sède un réel intérêt : l’historien y voit la société mondaine de la Belle Époque, telle qu’elle se met­tait en scène ; le poly­tech­ni­cien proustien, curieux mais pas idol­âtre, y croise le mar­ié, ami de Mar­cel Proust, sci­en­tifique promet­teur et mem­bre d’une famille aris­to­cra­tique trans­posée dans À la recherche du temps per­du.

Une source d’inspiration littéraire

Armand Agénor Auguste Antoine de Gra­mont, né en 1879, est le cadet de huit ans de Valentin Louis Georges Eugène Mar­cel Proust et il appar­tient à une mai­son navar­raise ayant comp­té des maréchaux, car­dinaux, archevêques, min­istres, diplo­mates, pairs de France… Le grand aris­to­crate et celui qui à l’époque n’est qu’un intel­lectuel de presse et de salon se sont con­nus lors d’un dîn­er chez la poétesse Anna de Noailles, vraisem­blable­ment fin 1902, scel­lant une ami­tié de plus de vingt ans. « Il est peut-être dif­fi­cile de dis­tinguer, dans les sor­ties mondaines de Proust, ce qui était plaisir per­son­nel ou curiosité de nat­u­ral­iste », écrira dans ses mémoires Armand de Gra­mont, ami et sujet d’observation soci­ologique. Proust mit cepen­dant du temps à « goûter Guiche » et en brossera début 1904 une descrip­tion caus­tique d’ultra-riche mêlant rudesse naturelle et politesse hérédi­taire envers les inférieurs. Les cri­tiques de La Recherche ont pu voir dans le per­son­nage attachant de Saint-Loup cer­tains traits de Guiche. Mais c’est surtout la belle-famille d’Armand, le comte et la célèbre comtesse Gref­ful­he, ou encore le cousin de cette dernière, le poète dandy Robert de Mon­tesquiou, qui a gar­ni la palette prousti­enne pour cro­quer d’autres impor­tantes fig­ures de la famille de Guer­mantes, comme le duc, la duchesse, la princesse, le baron de Charlus…

“La belle-famille d’Armand a garni la palette proustienne pour croquer la famille de Guermantes.”

Pas du même monde

Mar­cel Proust et le duc de Guiche ne se tutoient pas, ils ne sont pas tout à fait du même monde. Mais ils s’estiment et se fréquentent suff­isam­ment pour se ren­dre de nota­bles ser­vices. Mar­cel sem­ble avoir stop­pé un duel impli­quant le duc, qui de son côté le par­raine au Polo Club de Paris et lui obtient de bonnes indem­nités de rup­ture d’un bail. Coïn­ci­dence qui n’est peut-être pas for­tu­ite, leurs mères, nées Mar­guerite de Roth­schild pour Armand et Jeanne Weil pour Mar­cel, sont juives, ce qui a fail­li coûter son pro­jet de mariage au pre­mier, vu l’antisémitisme du beau-père pressen­ti. Vari­a­tions sur l’antisémitisme et l’anti­dreyfusisme, chez les Guer­mantes et dans leur entourage, sont des thèmes très présents dans La Recherche.

Admissible à l’X

Armand a reçu une pit­toresque édu­ca­tion de jeune aris­to­crate. Dès sept ans il suit les chas­s­es à courre. Il fréquente le jeu de paume, il a des maîtres d’escrime. Il est sou­vent invité dans les dif­férents châteaux de ses cousins Roth­schild. Il voy­age en Europe, vis­ite les musées. Élève au lycée Jan­son-de-Sail­ly, il s’y rend en tri­cy­cle à moteur De Dion, véhicule qu’il trans­forme lui-même en quadri­cy­cle. Son bac­calau­réat lit­téraire en poche en 1898, il souhaite entr­er aux Beaux-Arts, mais son père s’oppose à ce qu’il « [fasse] la fête à Mont­martre » et le pousse vers le droit. Soutenu par sa mère, Armand choisit alors la physique. Il passe donc le bac sci­en­tifique, puis con­tin­ue en math­é­ma­tiques spé­ciales, tout en appro­fondis­sant sa pra­tique dans le lab­o­ra­toire de son pro­fesseur de physique à la Sor­bonne. Admis­si­ble à l’X en 1899, « un acci­dent de san­té me gêna pen­dant les épreuves orales [78 % des coef­fi­cients] et je ne fus pas par­mi les élus », écrit-il. Il pour­suit ses études à la Sor­bonne, après une année de ser­vice mil­i­taire. Licen­cié en 1902, il se pas­sionne pour l’aviation nais­sante, mais aus­si pour la pein­ture, qu’il tra­vaille avec des pein­tres de renom. Au Salon des artistes français de 1904, il expose un Por­trait du comte Math­ieu de Noailles qui reçoit les louanges de Mar­cel Proust au Figaro. La même année il développe un moteur sans soupa­pes, présen­té à l’Exposition inter­na­tionale de Saint Louis aux États-Unis, et en 1919 il con­stru­ira un pro­to­type d’automobile : des essais sans lendemain.

Marié ambitieux

Proust apprit la nou­velle des fiançailles de son ami « Guiche » au cours d’un dîn­er don­né par les Gra­mont le 14 juil­let 1904. Suit un voy­age à Carls­bad et à Lucerne avec sa promise, sous la tutelle de la comtesse Gref­ful­he, durant lequel Armand s’accorde une à deux heures de tra­vail sci­en­tifique jusqu’à minu­it. Elaine décrit à son père l’acharnement de son fiancé pour qu’elle brille dans la société : « Sans cesse il me talonne pour me faire coif­fer, habiller, marcher droite, ne pas manger mes ongles. Je veux que l’année prochaine vous ayez la pre­mière sit­u­a­tion de Paris, dit-il. Soyez donc, quand vous allez pass­er, pre­mière partout. Être à droite dans tous les dîn­ers ! » Comme cadeau de mariage, Proust offre à Guiche un révolver dont l’écrin est peint et per­son­nal­isé avec des poèmes d’Elaine. Le jeune cou­ple se fera con­stru­ire en 1910 avenue Hen­ri-Mar­tin, main­tenant Georges-Man­del, un imposant hôtel de style Louis XVI, aujourd’hui disparu.

Les années charnières

Les années 1900 con­stituent aus­si une péri­ode charnière pour Mar­cel Proust : ses par­ents meurent, ses amis se mari­ent et, atteint d’asthme chronique, il vit de plus en plus reclus en se vouant à l’écriture. L’écrivain et le duc per­dent leurs mères en 1905. Et, alors que Mar­cel Proust dirige son énergie vers son immense œuvre lit­téraire, Armand de Gra­mont se con­sacre de plus en plus à la physique. Ayant ori­en­té son pro­jet de doc­tor­at vers la résis­tance de l’air, il lui faut trou­ver un lab­o­ra­toire en ces temps pio­nniers. Qu’à cela ne tienne, son beau-père le comte Gref­ful­he lui con­fie un ter­rain à Lev­al­lois et le lab­o­ra­toire-ate­lier prend forme avec une petite équipe et des pistes d’essais. On y développe la méth­ode des aéro­manomètres qui per­met de mesur­er la pres­sion en de mul­ti­ples points d’une sur­face en mou­ve­ment (voir pho­togra­phie page suiv­ante). Armand sou­tient en 1911 sa thèse Essai d’aérodynamique du plan. Il partage le prix Four­ney­ron 1912 de l’Académie des sci­ences avec Eif­fel, après une con­tro­verse avec cet adepte des souf­fleries, qui reçoit 1 000 francs con­tre 700 pour le jeune contradicteur.

Essai d’aérodynamique du plan, 1911, fig. 2. Mesure des pressions exercées sur le plan fixé en haut du véhicule, en fonction de la vitesse.
Essai d’aérodynamique du plan, 1911, fig. 2. Mesure des pres­sions exer­cées sur le plan fixé en haut du véhicule, en fonc­tion de la vitesse.

De signalés services pour l’armée

Armand de Gra­mont col­la­bore avec des lab­o­ra­toires de l’armée et conçoit un « vibro­graphe » pour étudi­er les vibra­tions néfastes dans les avions et les canons de fusil, ce qui lui vaut de devenir mem­bre du Con­seil supérieur de l’aéronautique mil­i­taire. Mais c’est en qual­ité de pos­sesseur d’une voiture rapi­de qu’il fait ses péri­odes de réserve et qu’il est mobil­isé comme ser­gent auto­mo­biliste en août 1914, avec sa Rolls-Royce, auprès de l’état-major bri­tan­nique dans le nord de la France. Réus­sis­sant à faire val­oir ses com­pé­tences, à la fin 1914 il est affec­té à Cha­lais-Meudon, à la sec­tion tech­nique de l’aéronautique, pré­fig­u­ra­trice de futures admin­is­tra­tions de l’armement aéro­nau­tique. Il y tra­vaille sur les prob­lèmes de visée à bord des avions et écrit des ouvrages au prof­it des avi­a­teurs. Il met à dis­po­si­tion son lab­o­ra­toire de Lev­al­lois pour fab­ri­quer les pre­miers col­li­ma­teurs conçus à la sec­tion tech­nique. Ettore Bugat­ti y assem­ble un moteur d’avion et cer­taines cel­lules y sont con­stru­ites avec le colonel Dorand. Le manque de per­son­nel spé­cial­isé dans l’optique amène Armand de Gra­mont à pro­pos­er en 1916 la créa­tion d’un Insti­tut d’optique, bien con­nu ici sous le nom de SupOp­tique. Il en sera prési­dent du con­seil, des orig­ines jusqu’à sa mort en 1962.

Des succès aux États-Unis

Armand est envoyé en mis­sion aux États-Unis mi-mai 1917, « zin­gué » cap­i­taine, au sein d’une com­mis­sion alliée chargée d’exposer aux Améri­cains les pro­grès sci­en­tifiques et tech­niques obtenus depuis le début de la guerre. Edi­son, Mil­likan, Cur­tiss… lui exposent l’application qu’ils font de ses pub­li­ca­tions (dont les qua­tre Essais d’aérodynamique, 1911–1914) et l’emmènent voir leurs machines dans tout le pays. Ren­tré en sep­tem­bre, il repart en décem­bre avec des ingénieurs dont Georges Lep­ère. À Detroit, l’équipe française con­stru­it un avion pou­vant utilis­er le moteur local Lib­er­ty, le LUSAC (Lep­ère Unit­ed States Army Com­bat), qui détien­dra plusieurs records d’altitude au sein de l’armée de l’air améri­caine. Ces aspects peu con­nus de l’apport français à l’aéronautique améri­caine val­urent au duc de Guiche l’Avi­a­tion Medal of Mer­it.

Et la réussite industrielle

À par­tir de 1919, le petit ate­lier de Lev­al­lois étend ses activ­ités vers l’optique de marine mil­i­taire (La Télémétrie mono­sta­tique, 1928). La société Optique et Pré­ci­sion de Lev­al­lois (OPL) est créée et utilise aus­si les grands espaces du domaine famil­ial, avec un obser­va­toire pour les téle­scopes. Les com­pé­tences de taille des cristaux ouvrent de nou­veaux champs (Recherch­es sur le quartz pié­zoélec­trique, 1935). Armand syn­thé­tise les obser­va­tions phys­i­ologiques qu’il avait pu faire au cours de ses travaux (Prob­lèmes de la vision, 1939). Pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, alliant clin d’œil proustien et inter­na­tion­al­isme de caste, un offici­er alle­mand lui avance : « Nous sommes tout à fait du côté de Guer­mantes. » Cepen­dant, dans un bureau d’étude clan­des­tin, le duc pré­pare la recon­ver­sion de sa société, avec le pro­to­type d’un petit appareil pho­to qui con­naî­tra le suc­cès, le Foca. À la Libéra­tion, OPL se met à dévelop­per un micro­scope élec­tron­ique (Vers l’infiniment petit, 1945). La vie indus­trielle con­duira ce qui était OPL à inté­gr­er des ensem­bles de plus en plus grands : Sopelem (Société d’optique, pré­ci­sion élec­tron­ique et mécanique), puis SFIM (Société de fab­ri­ca­tion d’instruments de mesure), Sagem (Société d’applications générales d’électricité et de mécanique) et enfin Safran. Fon­da­teur de l’Institut d’optique et indus­triel recon­nu du domaine, Armand de Gra­mont aura don­né des racines essen­tielles à l’industrie optique française.

Échanges scientifiques avec Proust

Mar­cel Proust con­naît aus­si la con­sécra­tion avec le prix Goncourt 1919, qui lui vau­dra la Légion d’honneur quelques jours après son ami. Des arti­cles de presse se met­tent alors à rap­procher Ein­stein et l’écrivain. Réal­iste, Proust demande des éclair­cisse­ments à Guiche : « On a beau m’écrire que je dérive de lui ou lui de moi, je ne com­prends pas un seul mot de ses théories, ne sachant pas l’algèbre, et je doute pour ma part qu’il ait lu mes romans. » Armand lui envoie quelques pages sur le vieux principe de rel­a­tiv­ité et con­tin­ue en 1922 à lui écrire sur les écueils du mélange des gen­res entre sci­ence et lit­téra­ture. Quelques jours avant le décès de l’écrivain en novem­bre 1922, sa gou­ver­nante Céleste Albaret télé­phone à Guiche pour lui deman­der l’adresse d’un médecin admin­is­trant des piqûres d’huile cam­phrée. Il s’en voudra tou­jours de ne pas être allé voir son ami, nég­ligeant ce qui peut-être était un dernier appel.

Commentaire

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François Bichonrépondre
16 mai 2023 à 16 h 24 min

Salut JC, mer­ci pour cet arti­cle très com­plet et intéres­sant, sur un ultra-riche !?! L’âge et la sagesse peut-être…

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