Paul-Charles Delaroche (1886-1914). – Marcel Prévost : dessin de Paul-Charles Delaroche. BnF Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6405441h.r=%22Paul-Charles%20Delaroche%22

De Marcel Prévost X1882 (1862–1941) à Marcel Proust (1871–1922)

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Julie ANDRÉ

Le poly­tech­ni­cien, écrivain à suc­cès, qu’a été Mar­cel Prévost a croisé le chemin de Mar­cel Proust en plusieurs occa­sions. Il est intéres­sant de remar­quer que ces deux per­son­nal­ités, qui ne s’appréciaient man­i­feste­ment pas en rai­son de goûts diver­gents, ne s’en sont pas moins retrou­vées en cer­taines circonstances.

Longtemps, Proust se plaint auprès de ses amis que son nom ne sem­ble être « qu’une faute d’impression » pour celui de Mar­cel Prévost. Du fait de la prox­im­ité entre les deux noms, plusieurs let­tres des­tinées à Proust ont en effet été envoyées par erreur à Prévost, alors beau­coup plus célèbre. Quelques mois avant sa mort en 1922, et au moment où Mar­cel Prévost pub­lie le roman Les Don Juanes, Proust met lit­térale­ment en scène cette con­fu­sion dans un vif dia­logue, qui tient à la fois de l’autoportrait et de la car­i­ca­ture des salons mondains, dia­logue qu’il inti­t­ule « Con­ver­sa­tion bête enten­due chez une femme remar­quable » (il s’agit de Mme Hennessy) :

« À pro­pos de Maître, vous savez qu’il y en a un ici ? […]

­ Un homme noir, dépeigné, qui a l’air très malade. Tenez Boni lui parle.

Ah ! je le vois ! À son air j’avais tout de suite sen­ti qu’il n’était pas de notre monde.

Taisez-vous, c’est un génie. Il a la fièvre des foins.

Ah ! C’est intéres­sant, mais qui est-ce ?

C’est le fameux Mar­cel Prévost, l’auteur des Don Juanes.

Ah ! si je pou­vais le con­naître ! Que cette dame est heureuse avec qui il est en train de par­ler. Vous avez lu ça, vous, Les Don Juanes ?

Ne dites pas que je les ai lues, je les ai bues. […] »

Marcel Prévost en 1882.© Collections École polytechnique / X2B 53/1882
Mar­cel Prévost en 1882. © Col­lec­tions École poly­tech­nique / X2B 53/1882

Des carrières très différentes

Tout en en effet sem­ble oppos­er l’écrivain pro­lifique au style clas­sique et l’inventeur de la moder­nité lit­téraire. Leurs for­ma­tions d’abord : Mar­cel Proust suit les cours de l’École libre des sci­ences poli­tiques de 1890 à 1892, puis une licence de philoso­phie, alors que Mar­cel Prévost entre à l’École poly­tech­nique (pro­mo­tion 1882) ; leurs car­rières ensuite, Mar­cel Prévost est ingénieur des tabacs, quand Proust se présente au con­cours d’attaché à la bib­lio­thèque Mazarine en 1895. S’ils choi­sis­sent tous les deux de devenir écrivains, Mar­cel Prévost est très vite un écrivain recon­nu et célébré : il est élu à l’Académie française en 1909. À la même péri­ode, Proust, un peu plus jeune il est vrai, n’est l’auteur que de deux tra­duc­tions de Ruskin, d’un recueil de nou­velles, Les Plaisirs et les Jours (1896), et d’articles dans dif­férents jour­naux et revues. C’est seule­ment en 1919, avec le prix Goncourt attribué à L’Ombre des jeunes filles en fleurs, qu’il attein­dra une cer­taine notoriété. Au cours du xxe siè­cle, leurs tra­jec­toires s’inversent donc : alors que Proust devient pro­gres­sive­ment le plus grand écrivain français du XXe siè­cle, les nom­breux écrits de Mar­cel Prévost s’effacent pro­gres­sive­ment de l’histoire littéraire.

Marcel Prévost, Relevé de notes au Concours d’admission (1882). © Collections École polytechnique, X2C 3 (1882)
Mar­cel Prévost, Relevé de notes au Con­cours d’admission (1882). © Col­lec­tions École poly­tech­nique, X2C 3 (1882)

Un « géomètre qui a […] mal tourné »

C’est par ces mots que Mar­cel Prévost se décrit lui-même, dans son dis­cours pour le « deux­ième cen­te­naire de l’Académie de Bor­deaux », le 12 novem­bre 1912, lui qui fait par­tie de cette fameuse pro­mo­tion 1882 de l’École poly­tech­nique qui comp­ta un autre académi­cien, l’écrivain Édouard Estau­nié (1862–1942), un directeur d’opéra, Jacques Rouché (1862–1957), et le général Pel­lé (1863–1924). Bache­li­er ès let­tres, son relevé de notes au con­cours d’entrée témoigne déjà de ses apti­tudes lit­téraires. Dans un ouvrage con­sacré à l’École poly­tech­nique et pub­lié en 1931 dans le cadre d’une série inti­t­ulée « nos grandes écoles », il affirme : « J’entrai à l’École poly­tech­nique pour con­tenter ma famille et aus­si pour obtenir qu’on me lais­sât, cette sat­is­fac­tion accordée à la pru­dence mater­nelle, suiv­re libre­ment des pen­chants qui m’inclinaient vers les lettres. »

Il sort néan­moins de l’École classé 20e et choisit les man­u­fac­tures de l’État (les tabacs) plutôt que l’École des ponts et chaussées. Il se con­sid­ère lui-même comme un « médiocre math­é­mati­cien » et va jusqu’à écrire avec humour : « Quant à inven­ter un pont, il est heureux, pour la sécu­rité des usagers éventuels, que je n’en aie jamais eu ni l’occasion, ni l’ambition. » Dans ce court ouvrage con­sacré à dress­er un por­trait des poly­tech­ni­ciens, mais qui prend au fil des pages des accents auto­bi­ographiques, il racon­te avoir passé ain­si deux années à l’école des tabacs, au cours desquelles il ter­mine ses deux pre­miers romans, Le Scor­pi­on (1887) et Chonchette (1888). Alors qu’il est sous-ingénieur à Château­roux puis à Lille, il écrit Made­moi­selle Jaufre (1889), pub­lié d’abord dans Le Figaro, et Cou­sine Lau­ra (1890). Il est ensuite nom­mé sous-chef de bureau à Paris au min­istère des Finances, au sein de la direc­tion des tabacs, et, en par­al­lèle, fait paraître, dans la Revue des Deux Mon­des, La Con­fes­sion d’un amant.

En 1890, il aban­donne sa car­rière d’ingénieur pour se con­sacr­er entière­ment à la lit­téra­ture et pub­lie en 1894 son roman le plus célèbre, Les Demi-Vierges, aus­sitôt adap­té au théâtre. La même année, pour le cen­te­naire de l’X, il par­ticipe à l’écriture de L’Épopée de l’École poly­tech­nique sur une musique de Kœch­lin, avec un court texte inti­t­ulé « Fon­da­tion de l’École polytechnique ».

Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray (1895).
Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray (1895).

À cette péri­ode, écrivain déjà célèbre, il est représen­té aux côtés des poètes du Par­nasse et d’autres écrivains de la fin du xixe siè­cle, comme Lecon­te de Lisle ou José Maria de Here­dia, sur un tableau de Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray (1895). En 1909, un arti­cle du Figaro le décrit comme un écrivain « qui a gardé les habi­tudes lit­téraires des grands romanciers du dix-neu­vième siè­cle » et loue son « art de plaire et de diver­tir » au moment où il est élu à l’Académie française con­tre Émile Boutroux, ancien pro­fesseur de philoso­phie de Proust, et Édouard Dru­mont, jour­nal­iste anti­sémite et antidrey­fusard, auteur de La France juive (1886).

De l’affaire Dreyfus aux jeunes filles

Si un point rap­proche les deux écrivains, c’est finale­ment celui-ci : leur engage­ment de la pre­mière heure en faveur de Drey­fus. Prévost par­ticipe avec Zola au dîn­er organ­isé par Scheur­er-Kest­ner en novem­bre 1897, dîn­er au cours duquel ce dernier décide de ren­dre publique sa con­vic­tion de l’innocence de Drey­fus. Quelques mois plus tard, Proust signe la pre­mière péti­tion pub­liée dans L’Aurore et Mar­cel Prévost un « Hom­mage à Zola ». Puis ils sig­nent tous les deux la protes­ta­tion parue dans L’Aurore « con­tre les pour­suites et les per­sé­cu­tions qui frap­pent le colonel Pic­quart ». L’un comme l’autre écrivent égale­ment sur le sujet ; Proust con­sacre de nom­breuses pages de son roman Jean San­teuil (pub­lié après sa mort, en 1952) à l’Affaire et Mar­cel Prévost écrit plusieurs arti­cles sur Drey­fus dans le New York Her­ald. C’est d’ailleurs sans doute dès cette péri­ode que les deux écrivains se sont ren­con­trés, dans le salon de Madeleine Lemaire et peut-être aus­si chez Geneviève Straus, qui a d’abord été mar­iée avec le com­pos­i­teur Georges Bizet. Ils ont par la suite échangé des let­tres et se sont prob­a­ble­ment croisés jusqu’en 1922 où une dernière ren­con­tre est attestée, ren­con­tre au cours de laque­lle Prévost aurait d’ailleurs demandé à Proust d’écrire pour la Revue de France qu’il dirigeait, lui qui, quelques années aupar­a­vant, avait refusé de pub­li­er des extraits de Du côté de chez Swann dans la Revue de Paris.

Autre point com­mun, leur intérêt pour les femmes et les jeunes filles. Nom­bre des romans de Mar­cel Prévost, comme on l’a vu, ont pour per­son­nages prin­ci­paux des femmes ou des jeunes filles et ce sont eux, ou plutôt elles, qui ont fait sa notoriété. Cer­tains des titres des deux romanciers se font d’ailleurs écho, comme La Con­fes­sion d’un amant (1891) de Prévost et La Con­fes­sion d’une jeune fille (1896) de Proust. Enfin, un cer­tain relent de scan­dale entoure d’abord l’œuvre de Prévost, notam­ment après la pub­li­ca­tion de son roman Les Demi-Vierges, scan­dale qui n’effraiera pas non plus Proust, lequel choisit pour titre d’un de ses vol­umes Sodome et Gom­or­rhe (1921–1922).

Des goûts divergents

Toute­fois il ne faudrait sans doute pas pouss­er la com­para­i­son trop loin. Comme le souligne un arti­cle dans la Revue poli­tique et lit­téraire du 30 mai 1909, « le pein­tre des per­ver­sités morales » qu’est Mar­cel Prévost est aus­si « une sorte de ser­mon­naire laïque » et Les Demi-Vierges (1894) « un plaidoy­er en faveur du mariage chré­tien », même si le point de vue féminin voire fémin­iste affleure par­fois dans ses romans, comme le mon­tre ce dia­logue entre Jacque­line et Hec­tor dans Les Demi-Vierges :

« Si toutes les jeunes filles pen­saient comme moi, mon cher, nous feri­ons notre petit 89, et nous gag­ne­r­i­ons nos lib­ertés de vive lutte. 

– Quelles libertés ?

– Lib­erté de sor­tir et de voy­ager seule, d’abord. Lib­erté de ren­tr­er chez nous à l’heure qu’il nous plaît, de ne ren­tr­er que le matin, par exem­ple. Vous n’imaginez pas ce que cela m’amuserait de noc­tam­buler. Lib­erté de dépenser de l’argent à notre fan­taisie, lib­erté d’avoir des amants… Oui, des amants… Vous avez bien des maîtresses ! 

– Elles seront dif­fi­ciles à mari­er, vos jeunes filles d’après 89. 

– Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous êtes affichés pen­dant dix ans avec des cocottes ? Ce serait un usage à établir, voilà tout. » (p. 282–283)

“Vous savez l’horreur que j’ai des romans de Marcel Prévost.”

Pour Proust, mal­gré son suc­cès et son entrée à l’Académie française, Mar­cel Prévost reste un con­tre-mod­èle. En 1910, il écrit d’ailleurs à un de ses amis : « Vous savez l’horreur que j’ai des romans de Mar­cel Prévost. » Dans un de ses cahiers de brouil­lon, vers la même époque, il l’oppose à Gérard de Ner­val, sans doute pour son réal­isme social et français, « Gérard est naïf et voy­age. Mar­cel Prévost se dit : restons chez nous, c’est un rêve », avant de con­tester sa vision de la lit­téra­ture en écrivant : 

« Mais tout compte fait il n’y a que l’inexprimable, que ce qu’on croy­ait ne pas réus­sir à faire entr­er dans un livre qui y reste. » 


Références

Je remer­cie Olivi­er Azzo­la, respon­s­able du Cen­tre de ressources his­toriques et du mus’X (bib­lio­thèque de l’École poly­tech­nique) pour l’aide apportée à ces recherches. 

  • Cor­re­spon­dance, éd. Philip Kolb, Plon, 1970–1993, t. XI, p. 252. En 1913, Proust ne recevra pas une let­tre de Mau­rice Bar­rès « adressée par erreur à Mar­cel Prévost » (Corr., t. XII, p. 284). 
  • Stéphane Chaudi­er, « Le style de Proust », https://essentiels.bnf.fr/fr/article/16cc7af0-67b6-48ac-b22d-690518e638bb-style-proust
  • Pierre Bayard, Et si les Bea­t­les n’étaient pas nés ? « Un monde sans Proust », Les édi­tions de Minu­it, 2022, p. 101. 
  • Pro­mo­tion X1882. Voir La Jaune et la Rouge « Le général Pel­lé », 2014. 
  • Mar­cel Prévost, Nos grandes écoles : Poly­tech­nique, La Nou­velle Société d’édition, 1931. 
  • André Beau­nier, « Le Nou­v­el Académi­cien », Le Figaro, 28 mai 1909. 
  • Hubert Lévy-Lam­bert, « Quelques X dans l’affaire Drey­fus », La Jaune et la Rouge, 1995. Un peu plus tard, Drey­fus enver­ra à Prévost son ouvrage Cinq années de ma vie et Prévost l’en remerciera. 
  • Fonds Alfred Drey­fus, musée d’art et d’histoire du Judaïsme, https://mahj.org/fr/decouvrir-collections-betsalel/carte-de-visite-3733
  • L’Aurore, 2 mars 1898.
  • Let­tre de Proust à Georges de Lau­ris, Corr., t. XVI, p. 404. 
  • Mar­cel Proust, Con­tre Sainte-Beuve, Gal­li­mard, « folio essais », 1987 (1re éd. 1954), p. 157.

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