Église Saint-Germain de Charonne Paris XXe.

Proust vu par un bourgeois cultivé à la fin des années 30

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par François MAYER (X45)

La Jaune et la Rouge a récem­ment ren­du hom­mage à Fran­çois Mayer, à la fois dans un « por­trait » (n° 780) et dans une recen­sion de son remar­quable roman fami­lial (n° 783). Il se trouve que, par­mi nombre de por­traits très réus­sis, ce texte recèle un tableau bien bros­sé sur l’auteur d’À la recherche du temps per­du. Notons pour le lec­teur qu’Henri Bauer est le grand-père du nar­ra­teur, Joël, le nar­ra­teur (qui a une quin­zaine d’années alors), Daniel, son frère aîné. Nul doute que, sous la fic­tion, ne perce le sou­ve­nir d’une dis­cus­sion bien réelle et qu’on ait affaire à un double témoi­gnage, celui d’un contem­po­rain de Proust et celui de l’auteur futur poly­tech­ni­cien, alors dans l’émerveillement de la décou­verte d’un monde qui nous fas­cine encore.

Par­fois, Hen­ri Bauer inter­ro­geait Joël sur ses lec­tures. Celui-ci venait de décou­vrir Proust. Après Swann, il fai­sait la connais­sance d’Albertine. Sur­prise du grand-père. « Com­ment peux-tu aimer ces phrases inter­minables, ce style tara­bis­co­té ? » Joël essayait de lui expli­quer qu’au début il avait été heur­té par ces longues périodes, ces paren­thèses, ces subor­don­nées s’encastrant les unes dans les autres. À chaque ten­ta­tive, il était rebu­té, comme s’il avait été repous­sé par la force cen­tri­fuge en essayant de mon­ter sur un manège en marche. En per­sé­vé­rant, il avait réus­si à s’accrocher et, une fois sur le manège, c’était le monde exté­rieur qui s’était mis à tour­ner et qui était deve­nu flou.

« Je suis trop vieux pour les che­vaux de bois. Mais je com­prends ce que tu as res­sen­ti. Quand je l’ai ren­con­tré autre­fois, jamais je n’aurais ima­gi­né que Mar­cel Proust serait consi­dé­ré un jour comme un grand écri­vain. » Au tour du petit-fils d’être éton­né. Son grand-père avait connu Proust ? Eh oui ! quand il tra­vaillait avec maître Straus.

« Celui-ci avait épou­sé la veuve de Georges Bizet, qui était mort très jeune. Gene­viève Bizet était la fille d’Halévy, le com­po­si­teur de La Juive. Elle a été un des modèles de la duchesse de Guer­mantes avec Mme Adhéaume de Che­vi­gné et la com­tesse Greffulhe. » 

Coïn­ci­dence, quelques jours plus tôt, à la sor­tie du théâtre des Mathu­rins, Joël avait vu une étrange per­sonne. Vieille dame dis­tin­guée, et à l’élégance bizar­re­ment démo­dée. Une cari­ca­ture de la dame du grand monde, une vieille belle comme on disait un vieux beau, les rides cachées sous des couches de fond de teint et de poudre, à l’ombre d’une grande cape­line. Une robe aux tour­nures d’antan, d’un mauve rare, pas­tel, léger. Dans son sillage un par­fum dis­tin­gué et un mur­mure sur son pas­sage : « C’est la com­tesse Gref­fulhe ! » Pour­quoi une telle admi­ra­tion, une telle nostalgie ?

D’après le grand-père, elle avait été une des étoiles du grand monde. « Née Cara­man-Chi­may, ce qui en fait une des­cen­dante de Mme Tal­lien, elle-même née Thé­ré­sa Cabar­rus à Cara­ban­chel. Le phy­sique de la duchesse de Guer­mantes a été ins­pi­ré par la com­tesse Gref­fulhe, alors que son esprit était celui de Mme Straus, qui n’en man­quait pas. C’était d’ailleurs dans le salon de Mme Straus que j’ai ren­con­tré celui qu’elle appe­lait son petit Mar­cel. Mais, abs­trac­tion faite du style, ces dis­sec­tions d’entomologiste, ces sen­sa­tions fugaces ne te paraissent pas arti­fi­cielles ? » Non, car Joël avait par­fois éprou­vé les mêmes. Quand il habi­tait près des Champs-Ély­sées, il regar­dait comme le jeune Mar­cel les ombres de la balus­trade en fer for­gé qui, selon le pas­sage des nuages, appa­rais­saient avec net­te­té sur la pierre du bal­con, puis s’estompaient pour s’effacer, puis se des­si­naient de nou­veau avec la pré­ci­sion d’un trait de plume quand reve­nait le soleil. Même si, contrai­re­ment au « narra­teur », Joël espé­rait le mau­vais temps qui lui per­met­trait d’aller au ciné­ma. Même la fameuse made­leine pro­vo­que­rait un écho chez Joël.

« Depuis long­temps, une image reve­nait que je n’arrivais pas à situer. Daniel et moi, encore enfants, devant la porte d’une petite église de cam­pagne avec une tour car­rée sur­mon­tée d’un toit poin­tu. Nous jouions sur un terre-plein sépa­ré de la rue par quelques marches. Je ne pou­vais pas situer la vision. Était-ce à Montfort‑l’Amaury ? en Nor­man­die ? sur la route du Midi ? Impos­sible de loca­li­ser. Il y a deux semaines, en reve­nant à bicy­clette du stade de Bobi­gny après le foot­ball, je suis pas­sé devant une église. Le déclic s’est pro­duit. J’ai frei­né, j’ai garé mon vélo et, en haut des marches de cette église de Cha­ronne, j’ai tout retrou­vé. Les lieux, les sou­ve­nirs. J’étais tout gosse, avec Daniel. En reve­nant de la mai­son des Lacar­rière à Her­blay, nos parents avaient fait un détour pour visi­ter cette église. Ils étaient à l’intérieur. Nous jouions en les atten­dant. Tout était net comme un film ! » 

Hen­ri Bauer était amu­sé par l’ardeur de son petit-fils. Celui-ci, tout à coup, per­çut la nou­veau­té de la situa­tion. Son grand-père n’avait pas cou­pé la dis­cus­sion par une sen­tence défi­ni­tive, il accep­tait même que Joël consi­dé­rât comme un grand écri­vain un auteur qu’il n’aimait pas du tout. L’important n’était pas le carac­tère de l’œuvre de Proust, mais de pou­voir en débattre.

« Et com­ment était-il dans la vie ? » 

« Manié­ré ! Un gom­meux, pom­ma­dé, d’une poli­tesse exces­sive, fri­sant l’obséquiosité. Ses com­pli­ments exa­gé­rés me met­taient mal à l’aise. Der­rière cette humi­li­té affi­chée, on devi­nait un orgueil sans limite. Et il était snob, épouvantablement ! » 

Ce fut au cours de cet entre­tien qu’Henri Bauer révé­la à son petit-fils qu’Albertine s’appelait Albert. Avec un sou­rire, en termes voi­lés car Béren­gère était pré­sente, mais sans iro­nie. Il ne s’attarda guère sur l’homosexualité de Proust. Pour­tant, celle-ci pou­vait à elle seule expli­quer son anti­pa­thie. Joël en était encore À l’ombre des jeunes filles en fleurs, mais il était vexé. De ne pas savoir, de ne pas avoir devi­né. Là encore, il décou­vrait chez son grand-père une indul­gence nou­velle. Avant, celui-ci aurait émis une remarque sar­cas­tique, ou expli­qué que, dans ces condi­tions, Joël n’avait rien pu com­prendre à ce qu’il avait lu. Là, au contraire, Hen­ri Bauer jouait l’avocat et non le pro­cu­reur. « Pas éton­nant que tu te sois lais­sé prendre. Il avait honte, il a dégui­sé, trans­po­sé. Il a par­lé en cli­ni­cien de l’homosexualité de Char­lus, de celle de la fille de Vin­teuil. Mais les sen­ti­ments de son héros pour Alber­tine devaient être par­ta­gés par tous. Il a brouillé les pistes avec soin. Gide lui a assez repro­ché d’avoir tri­ché, d’avoir eu honte de dire la vérité. »

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