Legrandin polytechnicien © Tesson

Legrandin ingénieur : un polytechnicien pour modèle dans La Recherche

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Jean-Jacques SALOMON (X74)

Les poly­tech­ni­ciens ne four­nissent pas de per­son­nage iden­ti­fié comme tel dans le grand œuvre de Proust. On peut néan­moins sus­pecter Legrandin d’en être un, et même peut-on lui trou­ver un mod­èle poly­tech­ni­cien plus con­va­in­cant que ses mod­èles habituelle­ment cités, qui ne le sont pas.

Ne cherchez pas l’École poly­tech­nique dans À la recherche du temps per­du : elle n’y fig­ure pas. Du moins pas directe­ment. Dans l’index des noms, on trou­ve certes des X : Foch, Jof­fre, Carnot (le prési­dent), Poin­caré (le mathé­maticien), Drey­fus (le cap­i­taine), Merci­er (le général resté con­va­in­cu jusqu’à son dernier souf­fle de la cul­pa­bil­ité du précé­dent), Niel (le nom d’une rose en hom­mage à l’épouse du maréchal) et peut-être quelques autres. Leur qual­ité de poly­tech­ni­cien n’est toute­fois pas men­tion­née et aucun ne compte par­mi les pro­tag­o­nistes. Mais sou­vent chez Proust la réal­ité se cache der­rière l’apparence ! Bien qu’il ne soit pas sig­nalé comme tel, Legrandin – dou­ble incar­na­tion de l’ingénieur et du snob dans La Recherche – pour­rait bien avoir porté le bicorne. Voici pourquoi. 

Legrandin polytechnicien ?

Legrandin, auquel on ne con­naît pas de prénom, est un des per­son­nages sec­ondaires qui tra­versent le roman. « C’était, nous dit le nar­ra­teur, un de ces hommes qui, en dehors d’une car­rière sci­en­tifique où ils ont d’ailleurs bril­lam­ment réus­si, pos­sè­dent une cul­ture toute dif­férente, lit­téraire, artis­tique, que leur spé­cial­i­sa­tion pro­fes­sion­nelle n’utilise pas et dont prof­ite leur con­ver­sa­tion. » Cul­ture qui finit d’ailleurs par être pesante : la grand-mère du nar­ra­teur reproche à Legrandin « de par­ler un peu trop bien, un peu trop comme un livre ». 

La sœur de cet « ingénieur très dis­tin­gué » sans attach­es aris­to­cra­tiques a épousé le mar­quis de Cam­bre­mer. Tout en déblatérant con­tre le faubourg Saint-Ger­main, Legrandin crève d’envie d’y être admis, allant jusqu’à pren­dre le nom de Legrandin de Méséglise, puis celui de comte de Méséglise. Après avoir indis­posé la famille du nar­ra­teur, son sno­bisme lui attire les flèch­es des Guer­mantes avant que le duc, par cal­cul dynas­tique, ne légitime son titre usurpé. 

Mais revenons à l’ingénieur. Con­juguer une grande car­rière sci­en­tifique avec une belle cul­ture lit­téraire et artis­tique n’est évidem­ment pas l’apanage exclusif des poly­tech­ni­ciens. Cette heureuse com­bi­nai­son est cepen­dant fréquente par­mi les X à la Belle Époque. Il y a donc pré­somp­tion d’homo poly­tech­ni­cus chez Legrandin.

Arthur Fontaine par Édouard Vuillard, vers 1901, musée d’Orsay, Paris. © Creative Commons Attribution 3.0 Unported
Arthur Fontaine par Édouard Vuil­lard, vers 1901, musée d’Orsay, Paris. © Cre­ative Com­mons Attri­bu­tion 3.0 Unported

Arthur Fontaine, modèle de Legrandin ? 

Pour­suiv­ons l’enquête. Comme la plu­part des grandes fig­ures d’À la recherche du temps per­du, celle de Legrandin a prob­a­ble­ment été inspirée par des per­son­nages réels. Qua­tre sont générale­ment cités : Hen­ri Caza­lis (1840–1909), un social climber médecin et poète, ami d’Adrien Proust, le père de Mar­cel ; Georges Rodi­er (1870–1929), sportif et let­tré accom­pli, dont la sœur a épousé le vicomte Pierre de Noüe ; Paul Des­jardins (1859–1940) – nor­malien, agrégé de let­tres, fon­da­teur des Décades de Pon­tigny – dont Legrandin recom­mande, avec celle d’Anatole France, qua­trième mod­èle pos­si­ble, la lec­ture au jeune nar­ra­teur. En fouil­lant, j’ai déniché un cinquième mod­èle, rarement men­tion­né mais qui paraît bien plus con­va­in­cant : Arthur Fontaine (X1880).

Fontaine est né le 3 novem­bre 1860 à Paris. Son père, Joseph (1823–1867), issu d’une lignée d’agriculteurs de l’Aisne, a repris en 1847 avec un cousin une entre­prise de ser­rurerie déco­ra­tive créée en 1740 et instal­lée – tel César Birot­teau ! – rue Saint-Hon­oré. Ils lui ont don­né leur nom : la société des Ser­rures Fontaine, qui existe tou­jours. L’affaire est prospère et met la famille d’Arthur à l’abri du besoin, mal­gré le décès de son père à l’âge de 44 ans. Après Stanis­las, le jeune homme entre à l’X d’où il sort deux­ième en 1882. Il com­mence alors une car­rière exem­plaire d’ingénieur des Mines – à la fibre sociale – qui le ver­ra occu­per la direc­tion de l’Office du tra­vail et par­ticiper en 1919 à la créa­tion de l’Organisation inter­na­tionale du tra­vail (OIT). Dans ses dif­férents postes, il impose l’usage des statistiques.

Une grande culture reconnue

« Sa cul­ture lit­téraire et artis­tique était peut-être plus grande encore que sa cul­ture sci­en­tifique », dit Eugène Raguin (X1918) dans son éloge de Fontaine après sa dis­pari­tion en 1931, qui fait écho au por­trait de Legrandin sous la plume de Proust. « Il s’intéressait à tout, à la sci­ence, à l’art, à la lit­téra­ture, à la poli­tique, aux ques­tions économiques comme aux ques­tions sociales. […] L’art fut une de ses grandes pas­sions. Occupé comme il l’était, il trou­vait le temps de lire, de vis­iter assidû­ment les musées, les expo­si­tions, les ate­liers. Il comp­tait beau­coup d’amis par­mi les hommes de let­tres et les artistes. Il n’attendait pas qu’ils fussent arrivés pour les décou­vrir et les apprécier. »

Dans le dis­cours qu’il prononce aux obsèques d’Arthur Fontaine, Paul Valéry loue « l’homme com­plet » qu’a été cet ami de Gide, Claudel, Debussy, Vuil­lard et d’autres. En 1911, Fran­cis Jammes, l’un des plus proches, lui présente au min­istère un jeune homme orig­i­naire des Antilles qui s’interroge sur la car­rière diplo­ma­tique. On se plaît à penser qu’il aura con­va­in­cu le futur Saint-John Perse qu’on peut con­cili­er le ser­vice de l’État et celui de la littérature.

Une connaissance de Proust

C’est son mariage en 1889 qui ouvre à Arthur Fontaine les portes du monde de la cul­ture. Dans la famille de sa femme, Marie Escud­i­er (1865–1947), on fréquente les musi­ciens et les pein­tres. Par ailleurs Lucien, le frère cadet d’Arthur né en 1864, se marie en 1891 avec Louise Des­jardins, jeune sœur de Paul Des­jardins. Sec­onde porte famil­iale vers les Let­tres ! Pour le meilleur et le pire : Marie quitte en 1907 le domi­cile con­ju­gal pour rejoin­dre son jeune amant Abel Des­jardins (1870–1952), frère cadet de Paul, qu’elle épousera dans la foulée après avoir divor­cé d’Arthur – qui se remari­era lui-même en 1920 avec Ger­maine de La Sei­glière (1876–1962).

Proust fréquen­tait les Des­jardins : Abel avait été son condis­ci­ple à Con­dorcet et, médecin des hôpi­taux, s’était lié d’amitié avec son frère Robert. Il con­nais­sait aus­si Arthur et Lucien Fontaine, tous deux com­pagnons de route du Bul­letin de l’Union pour l’Action morale de Paul Des­jardins, où il aurait décou­vert Ruskin. Lucien assis­tera aux obsèques de sa mère, Jeanne Proust, en 1905. Quant à Arthur, il l’a peut-être ren­con­tré chez Réjane. Philip Kolb, l’éditeur de la cor­re­spon­dance de Proust, rap­porte que le haut fonc­tion­naire aurait eu une liai­son avec la sœur de Louisa de Mor­nand (1884–1963), l’un des mod­èles de Rachel. La per­son­nal­ité de cet homme hors du com­mun était ain­si famil­ière à l’auteur d’À la recherche du temps per­du.

Un silence étonnant

De tous les inspi­ra­teurs du per­son­nage de Legrandin, Arthur Fontaine, ne serait-ce que parce qu’il est le seul ingénieur, paraît le plus plau­si­ble. Comme Fontaine est poly­tech­ni­cien, l’école d’où est le plus vraisem­blable­ment issu Legrandin est donc l’X. Mais pourquoi, alors qu’hier comme aujourd’hui les poly­tech­ni­ciens s’arrangent couram­ment pour faire savoir ou com­pren­dre qu’ils le sont dans les pre­mières min­utes d’une con­ver­sa­tion, Legrandin ne le sig­nale-t-il pas ? Proust con­naît l’École poly­tech­nique. Dans Jean San­teuil, le berceau de La Recherche rédigé pen­dant l’affaire Drey­fus, il y fait allu­sion, non sans ironie, à pro­pos d’un cer­tain Duroc, qui est reçu « pre­mier à l’École nor­male et à l’École poly­tech­nique » mais qui démis­sionne pour étudi­er la médecine !

“Proust connaît l’École polytechnique.”

L’auteur d’À la recherche du temps per­du ne sem­ble pas avoir décidé de ne pas citer les diplômes. Le lecteur apprend que Bloch a été reçu à l’agrégation et que le jeune Létourville sort de Saint-Cyr. Il n’est pas non plus hos­tile aux insti­tu­tions : le Col­lège de France, l’Institut, les Sci­ences Poli­tiques sont en bonne place dans le roman. On est donc enclin à penser que, si Legrandin ne dit pas qu’il sort de l’X, c’est parce qu’il ne veut pas le dire – ou plus exacte­ment parce que Proust ne veut pas le lui faire dire. Mais pourquoi ?

Un silence éloquent

Swann se com­porte de même chez les Ver­durin en n’avouant pas qu’il déje­une avec le prince de Galles. His­toire de ne pas paraître pré­ten­tieux. Est-ce une telle mod­estie for­cée qui ani­me Legrandin ? Ce ne serait pas son genre.

Peut-on imag­in­er qu’à l’inverse ce soit par fatu­ité que notre ingénieur ne dit rien de son école, per­suadé que nul ne peut ignor­er d’où il vient ? C’est une hypothèse recev­able, au par­fum bien proustien, qui va dans le sens d’un Legrandin poly­tech­ni­cien. Mais elle n’est pas déci­sive. On dit en Écosse que la dis­tinc­tion, c’est de savoir jouer de la corne­muse et de ne pas en jouer. Serait-ce par dis­tinc­tion « écos­saise » que Legrandin n’affiche pas son statut de poly­tech­ni­cien ? On peine à l’imaginer chez ce « Grandin de rien du tout », comme le moque Mme de Villepari­sis quand elle apprend qu’il se fait appel­er Legrandin de Méséglise.

L’explication la plus crédi­ble est que c’est par sno­bisme qu’il se tait. Sous la Troisième République, les ingénieurs sont rares. L’une des ques­tions qu’on se pose lorsqu’on en croise un est de savoir de quelle école il sort. Legrandin en est for­cé­ment con­scient. Mais il a aus­si pu observ­er que, plus on s’élève dans la société, moins on par­le de soi – tels les Guer­mantes qui, au dire du nar­ra­teur, « tout en vivant dans le pur “gratin” de l’aristocratie, affec­taient de ne faire aucun cas de la noblesse ».

Le snobisme, maladie de l’âme

Legrandin doit savoir que, s’il cède à la ten­ta­tion de briller en se dévoilant, il risque d’être cat­a­logué comme « poly­tech­ni­cien » et de com­pro­met­tre, para­doxale­ment, son cur­sus hon­o­rum dans le grand monde. Le Who’s Who et le Bot­tin mondain se recou­vrent peu ! L’intérêt du futur comte de Méséglise est de con­tenir son orgueil et d’entretenir le mys­tère. Renon­cer à un plaisir social par cal­cul mondain, même au prix d’un sup­plice, n’est-ce pas le sum­mum du snobisme ?

Con­clu­ons par une expéri­ence de pen­sée. Pre­mière étape : songez à Legrandin en igno­rant qu’il est peut-être poly­tech­ni­cien, autrement dit en vous plaçant dans les con­di­tions usuelles de lec­ture de La Recherche. Son sno­bisme vous paraî­tra ordi­naire. Sec­onde étape : livrez-vous au même exer­ci­ce en inté­grant l’hypothèse qu’il sort sans doute de l’X. Ce même sno­bisme vous sem­blera bien plus sub­til. Gageons que, en traçant le por­trait de Legrandin, Proust n’a pas voulu se lim­iter à une obser­va­tion con­v­enue de cette « mal­adie grave de l’âme » qu’est le sno­bisme, mais souhaité au con­traire, à son habi­tude, en soulign­er la com­plex­ité. Cette con­jec­ture ne vaut que si Legrandin est poly­technicien ! C.Q.F.D. 

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