A la recherche du temps perdu, témoignage de lecteurs polytechniciens

Témoignage de lecteurs polytechniciens

Dossier : Proust et les PolytechniciensMagazine N°785 Mai 2023
Par Jérôme BASTIANELLI (X90)

En con­clu­sion de notre dossier, écou­tons les témoignages per­son­nels très var­iés, sur le fond comme sur la forme, de qua­tre lecteurs proustiens appar­tenant à la com­mu­nauté polytechnicienne.


Antoine FrérotMar­cel Proust n’avait vraisem­blable­ment pas une con­nais­sance appro­fondie des prin­ci­paux ressorts et des fac­teurs de suc­cès de l’activité économique de son époque, alors en plein développe­ment. Cepen­dant, comme il le dit de son père vis-à-vis de lui-même, il sem­ble qu’il ait eu « pour (le) genre d’intelligence (qu’elle néces­si­tait) un mépris suff­isam­ment cor­rigé par la ten­dresse, pour qu’au total son sen­ti­ment sur tout ce (qu’elle) fai­sait fût une indul­gence aveu­gle ».

À ceux qui imag­i­nent qu’une vie pro­fes­sion­nelle con­sacrée à la con­struc­tion et au développe­ment d’une grande entre­prise cap­i­tal­iste se situe aux antipodes de toutes les mer­veilles de la vie imag­i­naire et de l’épanouissement des émo­tions poé­tiques, j’aimerais sig­naler l’émerveillement que Mar­cel trou­va aux titres des actions que lui avait léguées la tante Léonie : ces titres « étaient enjo­livés de flèch­es de cathé­drales et de fig­ures allé­goriques comme cer­taines vieilles pub­li­ca­tions roman­tiques que j’avais feuil­letées autre­fois ». Et même plus pré­cisé­ment : « rien ne fait mieux penser à cer­taines livraisons de Notre-Dame de Paris et d’œuvres de Gérard de Ner­val… que, dans son encadrement rec­tan­gu­laire et fleuri que sup­por­t­aient des divinités flu­viales, une action nom­i­na­tive de la Com­pag­nie des Eaux ». Veo­lia avec la même puis­sance de pro­jec­tion que Hugo ou Nerval !

Cette ful­gu­rance lui appa­raît lors du désopi­lant dîn­er de Nor­pois chez les Proust, à l’époque où il sem­ble à Mar­cel que voir « un Carpac­cio à Venise » ou enten­dre « la Berma dans Phè­dre », c’est « avoir enfin les yeux ouverts devant l’objet incon­cev­able et unique de tant de (ses) rêves ».

Puis­sent nom­bre de jeunes gens d’aujourd’hui s’émerveiller comme lui, et chercher l’accomplissement de leurs rêves dans l’engagement sans lim­ites dans la réal­i­sa­tion d’un chef‑d’œuvre col­lec­tif qu’est une grande entre­prise qui tran­scende les généra­tions ! Tout comme la lit­téra­ture, c’est aus­si « la vraie vie ».

Antoine Frérot (X77), prési­dent du groupe Veolia


Gaëlle Olivier- Triomphe (X90)Sou­venir de lec­ture d’À la recherche du temps per­du, sous forme de haïku :

La saveur du temps

Écrire pour capter l’instant

Mieux se retrouver

Gaëlle Olivi­er-Tri­om­phe (X90), prési­dente de société, busi­ness angel, administratrice


Yohan Boulard (X19) La pre­mière année que je pas­sais sur le cam­pus fut mar­quée par ma tra­ver­sée d’À la recherche du temps per­du, met­tant peu à peu de côté toutes les autres lec­tures. Ce détail appar­ent me sem­ble d’une impor­tance par­ti­c­ulière, tant La Recherche irrigue et puise dans la vie de qui s’y con­sacre, par sa mon­u­men­tal­ité et par sa portée intime. Aus­si, le sou­venir de ma décou­verte de l’œuvre de Proust reste indis­so­cia­ble du temps passé à l’X.

Par­courir La Recherche pen­dant des années de platâl, pour­tant si intens­es et ne lais­sant que peu de temps pour la lec­ture, était para­doxale­ment pas­sion­nant. Ma lec­ture de Proust fut en fait col­lec­tive, entourée et accom­pa­g­née par une poignée de cama­rades proustiens. Nos tra­ver­sées désyn­chro­nisées de La Recherche ont nour­ri ma lec­ture per­son­nelle de réflex­ions lit­téraires autant que d’éclats ironiques, scan­dant une expéri­ence moins intel­lectuelle­ment hau­taine qu’aurait pu l’être la con­fronta­tion à ce qui passe pour un des som­mets de la littérature.

Dans l’ivresse d’une socia­bil­ité sur le cam­pus plus intense et plus bour­geoise que jamais, je retrou­vais cer­tains traits du ridicule mondain décrit par Proust, dont je récupérais un peu de cynisme social et de recul ironique sur ma pro­pre par­tic­i­pa­tion à ce jeu. En faisant la ren­con­tre de nou­veaux cer­cles soci­aux, je perce­vais aus­si, avec un regard aigu­isé par l’acuité du nar­ra­teur, les hiérar­chies qui demeurent à l’X, pour celles et ceux qui tien­nent plus des Ver­durin que des Guer­mantes, école où les descen­dants et descen­dantes de Françoise étaient presque entière­ment absents.

Yohan Boulard (X19), étudi­ant en physique du patrimoine


François Gerin (X68) Il y a déjà longtemps je me suis éveil­lé à la pen­sée de Mar­cel Proust à tra­vers son chef‑d’œuvre décou­vert dans le tome I de la Pléi­ade, édi­tion de 1963 en trois vol­umes, pré­facée par André Mau­rois. S’ensuivit un patient chem­ine­ment à tra­vers l’œuvre, en notant des extraits me touchant à l’époque, dans lesquels je me suis récem­ment replongé.

Mes notes de lec­ture repren­nent des thèmes variés :

- le temps, vers l’avenir comme vers le passé, ses phénomènes (psy­cholo­gie, oubli…) ;

- les lieux, tels que Com­bray et Balbec ;

- les êtres : amour, jalousie, sou­venirs et actualisation ;

- l’art, pic­tur­al comme musi­cal, que Proust invite sou­vent pour nous faire mieux com­pren­dre le réel.

Par la suite, mon intérêt se por­ta sur le livre de sou­venirs de Céleste Albaret, plus anec­do­tique. Enfin, récem­ment, je pus réalis­er mon pro­jet devenu mythique de vis­ite d’Illiers-Combray :

- en 2021 la mai­son de Tante Léonie (avant travaux), le Pré Cate­lan, et mon adhé­sion immé­di­ate à la société des amis de Mar­cel Proust ;

- en 2022, le musée éphémère et les pro­jets asso­ciés à la réou­ver­ture du musée de Combray.

Je tiens à ter­min­er ce mod­este témoignage avec une cita­tion de La Fugi­tive qui nous inter­pelle tou­jours : « Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psy­cholo­gie dans le temps, où les cal­culs d’une psy­cholo­gie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps et d’une des formes qu’il revêt : l’oubli ; l’oubli… qui est un si puis­sant instru­ment d’adaptation à la réal­ité parce qu’il détru­it peu à peu en nous le passé sur­vivant qui est en con­stante con­tra­dic­tion avec elle. »

François Gerin (X68), ancien DGA de Siemens France

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