Portrait d'Antoine COMPAGNON (70)

Antoine Compagnon (70), un homme heureux

Dossier : TrajectoiresMagazine N°698 Octobre 2014
Par Pierre LASZLO

Son urban­ité. D’une expres­sion aisée. Sans aspérités. De plus, man­i­feste­ment un homme heureux. Chaleureux certes, mais restant très contrôlé.

Avant l’X ? Fils du général Jean Com­pagnon (1916–2010), entré à Saint-Cyr par déro­ga­tion à seule­ment 17 ans et qui représen­ta la France dans plusieurs cap­i­tales étrangères, Antoine Com­pagnon fit ses études sec­ondaires dans une école inter­na­tionale, à Washington.

“Mai 68 ? Antoine Compagnon se balada, alla voir ce qui se passait à la Sorbonne.”

De cet envi­ron­nement libéral il pas­sa, pour sa pre­mière, au Pry­tanée mil­i­taire de La Flèche. Qui lui fut, au moins en pre­mière année, un dur empris­on­nement, où il pour­suiv­it son cur­sus en classe pré­para­toire. Pour s’en évad­er, il avait la lec­ture. Il lut la Recherche de Proust, le print­emps et l’été 1968, en hypotaupe à La Flèche.

Mai 68 ? Antoine Com­pagnon se bal­a­da, alla voir ce qui se pas­sait à la Sor­bonne, au théâtre de l’Odéon, « j’étais très curieux » – un peu Fab­rice à Waterloo.

À l’époque, dix à quinze élèves de La Flèche inté­graient l’X chaque année. Antoine Com­pagnon y fut de 1970 à 1973. Après Mai 68, l’École con­nut un renou­veau. La sco­lar­ité d’Antoine Com­pagnon lui fut très stim­u­lante, avec des enseignants comme Lau­rent Schwartz et Jacques-Louis Lions en maths, Bernard Gré­go­ry en physique, Charles Morazé en his­toire, François Châtelet et Nico­las Ruwet dans des sémi­naires d’HSS.

La découverte de Paris

Il par­tit à la décou­verte de Paris : l’École encore sur la Mon­tagne Sainte- Geneviève, le Quarti­er latin et ses ciné­mas (Le Cham­po) étaient juste à côté.

Autre prox­im­ité, celle du Col­lège de France, où Com­pagnon suiv­it les cours de Claude Lévi-Strauss et de Michel Fou­cault, ceux de Roland Barthes.

Il pré­tend avoir été à l’X un élève rel­a­tive­ment médiocre. Ce qui ne l’empêcha pas d’entrer dans le corps des Ponts et Chaussées, ce dont il reste « sur­pris ». Aux Ponts, il étu­dia l’informatique, l’urbanisme, le droit admin­is­tratif – des cours moins exci­tants que ceux de l’École.

Seiziémiste

Après l’École des ponts, il se pré­parait à une car­rière d’ingénieur. Ses goûts lit­téraires l’emportèrent. Sa lec­ture de Mon­taigne débu­ta en 1971.

Il pré­para une thèse de doc­tor­at, sur la cita­tion, sous la direc­tion de Julia Kris­te­va – la pre­mière thèse qu’elle ait dirigée. Sa sou­te­nance de thèse, à laque­lle son père assista, date de 1977.

C’est alors qu’intervint Jean Piel, qui mar­qua Antoine Com­pagnon autant que ses pro­fesseurs de l’X. Piel dirigeait Cri­tique, revue où se pub­li­aient des études lit­téraires inci­sives, orig­i­nales et même pio­nnières. Piel con­via le tout jeune Antoine Com­pagnon dans le pres­tigieux comité de rédac­tion de cette revue, pub­lia ses arti­cles, qu’il édi­ta géniale­ment : « Je dois beau­coup à Jean Piel, j’ai appris à écrire. »

S’ouvrit alors à lui une car­rière uni­ver­si­taire, lit­téraire, de seiz­iémiste. Antoine Com­pagnon pub­lia ses pre­miers arti­cles vers 1975. Son pre­mier livre, issu de sa thèse, La sec­onde main, est de 1979. Ses travaux se don­nèrent deux pôles, théorie de la lit­téra­ture et his­toire lit­téraire (La Troisième République des Let­tres, 1983).


Nous avons la chance de dis­pos­er d’un auto­por­trait, via le petit livre Un été avec Mon­taigne (France-Inter/Les Équa­teurs, 2013). Com­pagnon s’y décrit à petites touch­es, à l’instar de l’historien d’art Erwin Panof­sky faisant le por­trait de Sug­er, l’abbé de Saint-Denis.

« L’honnêteté, la loy­auté, l’assurance de con­for­mité entre l’apparence et l’être, la chemise et la peau. »

« Il se représente l’identité comme un petit théâtre psy­chique où dia­loguent, se dis­putent divers­es instances comme sur la scène d’une comédie : esprit, volon­té, imag­i­na­tion. » « Un homme accueil­lant aux idées des autres, ouvert, disponible. »

« Le monde bouge, je bouge : à moi de trou­ver mon assi­ette dans le monde. » – « On ne peut bien penser qu’en mou­ve­ment. » – « Trop aimer le voy­age, c’est se mon­tr­er inca­pable de s’arrêter, se décider, se fixer. »

« Il a été aus­si un homme pub­lic engagé dans son siè­cle » : prési­dant l’association Qual­ité de la sci­ence française, fondée par Lau­rent Schwartz, Antoine Com­pagnon eut une action, notam­ment auprès des min­istres de la Recherche et de l’Éducation nationale. À tem­pér­er par : « L’homme n’est pas vrai­ment lui-même dans la vie publique, le monde et le méti­er, mais dans la soli­tude, la médi­ta­tion et la lecture. »

« Sa bib­lio­thèque était son refuge. » – « Une lec­ture ver­sa­tile, papil­lon­nante, dis­traite, une lec­ture de caprice et de bra­con­nage, sautant sans méthode d’un livre à l’autre, prenant son bien où elle le trou­vait. » – « Il est très sen­si­ble à l’ambiguïté des textes, de tous les textes. »

« L’écriture a été inven­tée comme un remède, soit une façon de calmer l’angoisse, d’apprivoiser les démons. »


Un homme des Lumières

Par­en­thèse : Antoine Com­pagnon a un tem­péra­ment d’homme des Lumières, à la Diderot. Ses valeurs pre­mières sont « l’art de la con­ver­sa­tion, l’esprit cri­tique, une tra­di­tion d’éducation méthodique » (comme à l’École).

« On n‘est pas fixé quelque part, surtout pas fixé dans une dis­ci­pline. En France, le poids des murailles dis­ci­plinaires est exces­sif. Aux États-Unis – Antoine Com­pagnon, pro­fesseur à l’université Colum­bia où il enseigne la lit­téra­ture française, y passe une par­tie de l’année – c’est moins le cas. »

“Je ne suis pas quelqu’un qui fait des projets.”

Ce refus de la rigid­ité, l’attrait de la liber­té font qu’Antoine Com­pagnon n’est pas homme à pro­gram­mer son itinéraire intel­lectuel, les livres à venir, en par­ti­c­uli­er : « Je ne suis pas quelqu’un qui fait des projets. »

Mais il pose une dis­tinc­tion, forte : autant s’impose le nomadisme intel­lectuel, qui fit suite au nomadisme de ses jeunes années ; autant pré­vaut la méthode, la dis­ci­pline des human­ités. Elles doivent s’apprendre. L’amateurisme lui est inacceptable.

Il a ain­si du mal à tra­vailler deux sujets à la fois, mal­gré son exis­tence biphasique, entre New York et Paris. New York, qu’il adore, depuis 1985 ; et Paris où, après la Sor­bonne, il est pro­fesseur au Col­lège de France depuis 2006 (Jean Com­pagnon assista à sa leçon inaugurale).

Antoine Com­pagnon, gros tra­vailleur, appré­cie l’environnement studieux de son uni­ver­sité améri­caine. Il y accom­plit, dit-il, dix fois plus qu’à Paris.

Une foule se presse à ses cours du Col­lège, retrans­mis dans plusieurs salles et acces­si­bles en ligne. Ils trait­ent de Mon­taigne – Antoine Com­pagnon pub­lia en 2012 Un été avec Mon­taigne qui lui aus­si eut un immense suc­cès –, Stend­hal, Baude­laire, Proust, ou, tout aus­si pas­sion­nante, une analyse de l’année 1966.

À l’aise sur au moins deux con­ti­nents, homme attachant, très ouvert, citoyen respon­s­able, mil­i­tant s’il le faut – il prési­da Qual­ité de la sci­ence française, fondée par Lau­rent Schwartz –, Antoine Com­pagnon reste un X reconnaissant.


Pour en savoir plus

Antoine Compagnon, Une question de discipline. Entretiens avec Jean-Baptiste Amadieu, Flammarion, 2013.
Ses cours au Collège de France sont accessibles en ligne

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