Antoine Compagnon (70), un homme heureux
Son urbanité. D’une expression aisée. Sans aspérités. De plus, manifestement un homme heureux. Chaleureux certes, mais restant très contrôlé.
Avant l’X ? Fils du général Jean Compagnon (1916−2010), entré à Saint-Cyr par dérogation à seulement 17 ans et qui représenta la France dans plusieurs capitales étrangères, Antoine Compagnon fit ses études secondaires dans une école internationale, à Washington.
“Mai 68 ? Antoine Compagnon se balada, alla voir ce qui se passait à la Sorbonne.”
De cet environnement libéral il passa, pour sa première, au Prytanée militaire de La Flèche. Qui lui fut, au moins en première année, un dur emprisonnement, où il poursuivit son cursus en classe préparatoire. Pour s’en évader, il avait la lecture. Il lut la Recherche de Proust, le printemps et l’été 1968, en hypotaupe à La Flèche.
Mai 68 ? Antoine Compagnon se balada, alla voir ce qui se passait à la Sorbonne, au théâtre de l’Odéon, « j’étais très curieux » – un peu Fabrice à Waterloo.
À l’époque, dix à quinze élèves de La Flèche intégraient l’X chaque année. Antoine Compagnon y fut de 1970 à 1973. Après Mai 68, l’École connut un renouveau. La scolarité d’Antoine Compagnon lui fut très stimulante, avec des enseignants comme Laurent Schwartz et Jacques-Louis Lions en maths, Bernard Grégory en physique, Charles Morazé en histoire, François Châtelet et Nicolas Ruwet dans des séminaires d’HSS.
La découverte de Paris
Il partit à la découverte de Paris : l’École encore sur la Montagne Sainte- Geneviève, le Quartier latin et ses cinémas (Le Champo) étaient juste à côté.
Autre proximité, celle du Collège de France, où Compagnon suivit les cours de Claude Lévi-Strauss et de Michel Foucault, ceux de Roland Barthes.
Il prétend avoir été à l’X un élève relativement médiocre. Ce qui ne l’empêcha pas d’entrer dans le corps des Ponts et Chaussées, ce dont il reste « surpris ». Aux Ponts, il étudia l’informatique, l’urbanisme, le droit administratif – des cours moins excitants que ceux de l’École.
Seiziémiste
Après l’École des ponts, il se préparait à une carrière d’ingénieur. Ses goûts littéraires l’emportèrent. Sa lecture de Montaigne débuta en 1971.
Il prépara une thèse de doctorat, sur la citation, sous la direction de Julia Kristeva – la première thèse qu’elle ait dirigée. Sa soutenance de thèse, à laquelle son père assista, date de 1977.
C’est alors qu’intervint Jean Piel, qui marqua Antoine Compagnon autant que ses professeurs de l’X. Piel dirigeait Critique, revue où se publiaient des études littéraires incisives, originales et même pionnières. Piel convia le tout jeune Antoine Compagnon dans le prestigieux comité de rédaction de cette revue, publia ses articles, qu’il édita génialement : « Je dois beaucoup à Jean Piel, j’ai appris à écrire. »
S’ouvrit alors à lui une carrière universitaire, littéraire, de seiziémiste. Antoine Compagnon publia ses premiers articles vers 1975. Son premier livre, issu de sa thèse, La seconde main, est de 1979. Ses travaux se donnèrent deux pôles, théorie de la littérature et histoire littéraire (La Troisième République des Lettres, 1983).
Nous avons la chance de disposer d’un autoportrait, via le petit livre Un été avec Montaigne (France-Inter/Les Équateurs, 2013). Compagnon s’y décrit à petites touches, à l’instar de l’historien d’art Erwin Panofsky faisant le portrait de Suger, l’abbé de Saint-Denis.
« L’honnêteté, la loyauté, l’assurance de conformité entre l’apparence et l’être, la chemise et la peau. »
« Il se représente l’identité comme un petit théâtre psychique où dialoguent, se disputent diverses instances comme sur la scène d’une comédie : esprit, volonté, imagination. » « Un homme accueillant aux idées des autres, ouvert, disponible. »
« Le monde bouge, je bouge : à moi de trouver mon assiette dans le monde. » – « On ne peut bien penser qu’en mouvement. » – « Trop aimer le voyage, c’est se montrer incapable de s’arrêter, se décider, se fixer. »
« Il a été aussi un homme public engagé dans son siècle » : présidant l’association Qualité de la science française, fondée par Laurent Schwartz, Antoine Compagnon eut une action, notamment auprès des ministres de la Recherche et de l’Éducation nationale. À tempérer par : « L’homme n’est pas vraiment lui-même dans la vie publique, le monde et le métier, mais dans la solitude, la méditation et la lecture. »
« Sa bibliothèque était son refuge. » – « Une lecture versatile, papillonnante, distraite, une lecture de caprice et de braconnage, sautant sans méthode d’un livre à l’autre, prenant son bien où elle le trouvait. » – « Il est très sensible à l’ambiguïté des textes, de tous les textes. »
« L’écriture a été inventée comme un remède, soit une façon de calmer l’angoisse, d’apprivoiser les démons. »
Un homme des Lumières
Parenthèse : Antoine Compagnon a un tempérament d’homme des Lumières, à la Diderot. Ses valeurs premières sont « l’art de la conversation, l’esprit critique, une tradition d’éducation méthodique » (comme à l’École).
« On n‘est pas fixé quelque part, surtout pas fixé dans une discipline. En France, le poids des murailles disciplinaires est excessif. Aux États-Unis – Antoine Compagnon, professeur à l’université Columbia où il enseigne la littérature française, y passe une partie de l’année – c’est moins le cas. »
“Je ne suis pas quelqu’un qui fait des projets.”
Ce refus de la rigidité, l’attrait de la liberté font qu’Antoine Compagnon n’est pas homme à programmer son itinéraire intellectuel, les livres à venir, en particulier : « Je ne suis pas quelqu’un qui fait des projets. »
Mais il pose une distinction, forte : autant s’impose le nomadisme intellectuel, qui fit suite au nomadisme de ses jeunes années ; autant prévaut la méthode, la discipline des humanités. Elles doivent s’apprendre. L’amateurisme lui est inacceptable.
Il a ainsi du mal à travailler deux sujets à la fois, malgré son existence biphasique, entre New York et Paris. New York, qu’il adore, depuis 1985 ; et Paris où, après la Sorbonne, il est professeur au Collège de France depuis 2006 (Jean Compagnon assista à sa leçon inaugurale).
Antoine Compagnon, gros travailleur, apprécie l’environnement studieux de son université américaine. Il y accomplit, dit-il, dix fois plus qu’à Paris.
Une foule se presse à ses cours du Collège, retransmis dans plusieurs salles et accessibles en ligne. Ils traitent de Montaigne – Antoine Compagnon publia en 2012 Un été avec Montaigne qui lui aussi eut un immense succès –, Stendhal, Baudelaire, Proust, ou, tout aussi passionnante, une analyse de l’année 1966.
À l’aise sur au moins deux continents, homme attachant, très ouvert, citoyen responsable, militant s’il le faut – il présida Qualité de la science française, fondée par Laurent Schwartz –, Antoine Compagnon reste un X reconnaissant.