Le déploiement de la raison d’être en France : pratique et mise en place

Dossier : Raison d'être des entreprisesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Alain SCHNAPPER

La loi Pacte a ren­du pos­sible l’inscription dans les sta­tuts d’une socié­té d’une rai­son d’être ou d’une mis­sion (com­po­sée d’une rai­son d’être, d’objectifs sta­tu­taires et d’un dis­po­si­tif de véri­fi­ca­tion interne et externe) depuis le 2 jan­vier 2020 (paru­tion du décret d’application). L’heure d’un pre­mier bilan des pra­tiques géné­rées par ces nou­velles formes juridiques.

Les grands groupes cotés, à l’exception de Danone, mais y com­pris les entre­prises dans les­quelles l’État a des par­ti­ci­pa­tions gérées par l’APE (Agence des par­ti­ci­pa­tions de l’État), se sont en géné­ral limi­tés à la révé­la­tion d’une rai­son d’être, pas tou­jours ins­crite dans les sta­tuts. Une des expli­ca­tions four­nies par les diri­geants est la dif­fi­cul­té à faire voter des action­naires soit dif­fus, soit conseillés par des agences de conseil en votes dont les prio­ri­tés sont de faire res­pec­ter des codes de conduite assez éloi­gnés de l’intérêt propre de l’entreprise. Bru­no Le Maire avait deman­dé à ce que les entre­prises dans les­quelles l’État avait une par­ti­ci­pa­tion adoptent une rai­son d’être mais, compte tenu de la for­mu­la­tion de la mis­sion de l’APE qui « sou­tient la per­for­mance éco­no­mique des entre­prises du por­te­feuille, leur ren­ta­bi­li­té, leur valo­ri­sa­tion sur le long terme et est sou­cieuse de leur empreinte sociale, envi­ron­ne­men­tale et socié­tale », il semble encore peu pro­bable que les entre­prises de son por­te­feuille cherchent à bas­cu­ler en socié­té à mis­sion dans l’immédiat. Même si l’analyse a pos­te­rio­ri de la crise de gou­ver­nance qu’a tra­ver­sée Danone fait res­sor­tir com­bien la qua­li­té de socié­té à mis­sion a sta­bi­li­sé l’entreprise en lui per­met­tant de gar­der le cap dans la tem­pête, il n’est pas cer­tain que l’agitation média­tique déclen­chée par le départ de son PDG ait encou­ra­gé des diri­geants du CAC 40 à fran­chir le pas de la socié­té à mis­sion. Pour ces grands groupes, la loi Pacte a eu le mérite de pro­vo­quer le débat sur la concep­tion de la gou­ver­nance et du rôle de l’entreprise dans la socié­té. Force est de consta­ter que, pour de nom­breux acteurs, la vision de l’entreprise comme un col­lec­tif d’action et d’innovation, acteur de la trans­for­ma­tion de nos socié­tés, paraît encore ori­gi­nale. Le modèle de la socié­té à mis­sion est évi­dem­ment le plus abou­ti, puisqu’il com­plète l’inscription sta­tu­taire de la rai­son d’être par des enga­ge­ments (objec­tifs sta­tu­taires) et un dis­po­si­tif d’évaluation interne (comi­té de mis­sion) et externe (orga­nisme tiers indé­pen­dant) qui amène l’entreprise à rendre compte sur la façon dont elle res­pecte ses enga­ge­ments. Il est aus­si celui qui donne une véri­table cré­di­bi­li­té et légi­ti­mi­té à la démarche de l’entreprise. Aus­si est-il inté­res­sant de se pen­cher sur les socié­tés à mis­sion et de tirer quelques ensei­gne­ments sur leur pra­tique mal­gré un recul encore limité.


REPÈRES

Le 20 sep­tembre 2021, selon l’Observatoire des socié­tés à mis­sion, plus de 250 entre­prises fran­çaises avaient adop­té la qua­li­té de socié­té à mis­sion, une cen­taine sup­plé­men­taire avait ins­crit une rai­son d’être dans leurs sta­tuts, sans comp­ter celles qui ont rédi­gé une rai­son d’être sans modi­fier leurs sta­tuts : elles témoignent d’une dyna­mique à l’œuvre plus rapide que celle qui a accom­pa­gné l’appropriation de nou­velles formes de sta­tuts d’entreprise dans des pays comme les États-Unis ou l’Italie.


Les pionniers

Les entre­prises qui ont acquis la qua­li­té de socié­té à mis­sion sont à 70 % des entre­prises de moins de 50 sala­riés, cette pro­por­tion ten­dant à se réduire len­te­ment grâce à l’augmentation rela­tive du nombre d’ETI et de grands groupes. La démarche d’acquisition de la qua­li­té de socié­té à mis­sion dans les grandes entre­prises mobi­lise lar­ge­ment les sala­riés, ce qui néces­site de prendre plus de temps. Les diri­geants des pre­mières socié­tés à mis­sion sont sou­vent des pion­niers, convain­cus que le rôle de l’entreprise dans la socié­té ne peut se résu­mer à maxi­mi­ser les pro­fits pour leurs action­naires. Ils ont trou­vé dans la socié­té à mis­sion une façon de rendre publiques leurs convic­tions et de mobi­li­ser leur éco­sys­tème (et tout par­ti­cu­liè­re­ment leurs sala­riés) autour d’un cer­tain nombre d’enjeux. À noter aus­si dans cette pre­mière vague une sur­re­pré­sen­ta­tion des entre­prises de ser­vices (conseil, com­mu­ni­ca­tion…) qui se sont appli­quées à elles-mêmes des pra­tiques avant de les conseiller à leurs clients.

“La fin d’une conception réductrice du rôle du dirigeant de l’entreprise.”

Depuis lors, les entre­prises qui rejoignent le mou­ve­ment font que les socié­tés à mis­sion sont deve­nues de plus en plus à l’image du tis­su éco­no­mique fran­çais. Aujourd’hui on compte même quatre entre­prises cotées (Danone, Réa­li­tés, Frey, Vol­ta­lia), des entre­prises publiques (La Poste, Banque Pos­tale), des mutuelles (MAIF, MGP…), des coopé­ra­tives (InVi­vo, Socaps…), et tous les sec­teurs de l’économie sont repré­sen­tés. Le pro­ces­sus de construc­tion de la mis­sion a le plus sou­vent été mar­qué par un fort lea­der­ship du diri­geant com­bi­né à une sol­li­ci­ta­tion des par­ties pre­nantes, notam­ment des sala­riés. Les entre­prises qui prennent plus de temps sont aus­si sou­vent celles qui cherchent à mobi­li­ser plus lar­ge­ment dans cette démarche.

Des engagements pour soutenir la raison d’être

Ana­ly­ser les mis­sions des entre­prises oblige à consi­dé­rer à la fois la rai­son d’être et les enga­ge­ments, car il y a en géné­ral une com­plé­men­ta­ri­té entre elles : ain­si des rai­sons d’être « aspi­ra­tion­nelles », courtes, sont le plus sou­vent com­plé­tées par des objec­tifs plus concrets et plus liés avec l’activité opé­ra­tion­nelle de l’entreprise : par exemple, la socié­té Bota­nic, entre­prise de dis­tri­bu­tion dans le domaine des jar­di­ne­ries, a rete­nu comme rai­son d’être « Ensemble, retrou­ver le che­min de la nature » qu’elle com­plète par des enga­ge­ments plus concrets :
« 1) pro­po­ser une offre alter­na­tive et mieux-disante pour res­pec­ter la nature,
2) culti­ver une rela­tion de qua­li­té avec toutes nos par­ties prenantes,
3) créer les condi­tions de trans­mis­sion de savoir-faire environnementaux,
4) garan­tir la cohé­rence envi­ron­ne­men­tale de nos sites. » La mis­sion étant un enga­ge­ment juri­dique ins­crit dans les sta­tuts, il va de soi que sa for­mu­la­tion repré­sente à la fois un enjeu et un risque impor­tants. Incon­tes­ta­ble­ment, une cer­taine fri­lo­si­té se res­sent, qui s’est mani­fes­tée aus­si par des for­mu­la­tions d’objectifs rela­ti­ve­ment vagues et par­fois peu enga­geants. L’inscription dans les sta­tuts a aus­si joué dans le sens d’une cer­taine impré­ci­sion pour ne pas ris­quer l’obsolescence rapide. Les entre­prises ont le plus sou­vent com­plé­té ces objec­tifs sta­tu­taires par des objec­tifs opé­ra­tion­nels, qui sont liés plus immé­dia­te­ment avec l’activité et qui seront d’ailleurs uti­li­sés pour l’évaluation ulté­rieure de la mis­sion, sans être publiés. 

Une innovation : la double évaluation

Une des inno­va­tions de la socié­té à mis­sion est la double éva­lua­tion : comi­té de mis­sion et orga­nisme tiers indé­pen­dant (OTI). Les effets de l’existence d’un comi­té de mis­sion sont encore embryon­naires, mais les études qua­li­ta­tives menées par l’Observatoire des socié­tés à mis­sion font res­sor­tir un réel engoue­ment (ain­si 70 % des entre­prises de moins de 50 sala­riés, alors qu’elles n’ont aucune obli­ga­tion, ont fait le choix d’en consti­tuer un). Les comi­tés de mis­sion, pour 80 % d’entre eux, com­portent des membres externes à l’entreprise : experts, cher­cheurs, clients, par­fois admi­nis­tra­teurs ou action­naires. Cet organe de gou­ver­nance est una­ni­me­ment salué par les diri­geants comme un moyen de dis­cus­sion et d’échange sur la stra­té­gie avec un point de vue élar­gi, per­met­tant d’englober l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise. Les effets de la véri­fi­ca­tion par un orga­nisme tiers indé­pen­dant ne sont pas encore ana­ly­sés car les pre­miers audits com­mencent tout juste. Néan­moins, on peut d’ores et déjà anti­ci­per qu’ils seront bien dif­fé­rents pour les grandes entre­prises, qui sont habi­tuées aux audits et dont l’acquisition de la qua­li­té de socié­té à mis­sion a été accom­pa­gnée d’intervenants exté­rieurs, d’une part, et d’autre part pour les plus petites dont l’audit par l’OTI pour­ra être la pre­mière occa­sion de sou­mettre la mis­sion à un regard extérieur.

Des effets notables

Inter­ro­gés, les diri­geants de socié­té à mis­sion témoignent de la façon dont la mis­sion a per­mis d’orienter leurs déci­sions. Ain­si, la Camif a suc­ces­si­ve­ment déci­dé de fer­mer son site en 2017 à l’occasion du Black Fri­day, en rai­son d’un enga­ge­ment sur la pro­mo­tion de la consom­ma­tion res­pon­sable, et plus récem­ment de limi­ter ses achats aux pro­duc­teurs fran­çais et euro­péens, en ver­tu de son enga­ge­ment sur l’économie cir­cu­laire. Plus géné­ra­le­ment, des diri­geants témoignent sur le fait que la mis­sion per­met d’orienter l’ensemble des col­la­bo­ra­teurs quand ils ont des déci­sions à prendre. Ain­si la diri­geante de la socié­té Aigle rap­porte que, face aux retards d’approvisionnement en pro­ve­nance de Chine, plu­tôt que d’affréter un avion, ce qui aurait été en contra­dic­tion avec leur mis­sion, les col­la­bo­ra­teurs de l’entreprise ont spon­ta­né­ment pro­po­sé d’autres solu­tions (mise en avant d’autres pro­duits par exemple). Le déploie­ment du modèle de la socié­té à mis­sion, abou­tis­se­ment logique de l’inscription sta­tu­taire de la rai­son d’être, est vécu par les diri­geants qui le décident comme une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur du rôle de l’entreprise dans la socié­té et la fin d’une concep­tion réduc­trice de celui-ci visant à maxi­mi­ser son pro­fit. Cette convic­tion se tra­duit notam­ment par le fait que la moi­tié d’entre eux adhèrent à la Com­mu­nau­té des entre­prises à mis­sion (asso­cia­tion loi de 1901 d’intérêt géné­ral regrou­pant des diri­geants de socié­té à mis­sion, d’entreprises en che­min, des cher­cheurs et des sala­riés), cher­chant à la fois à s’enrichir de l’échange entre pairs, à contri­buer à l’approfondissement d’un modèle encore en construc­tion et à pro­mou­voir en Europe un modèle de gou­ver­nance res­pon­sable capable de répondre aux défis du XXIe siècle. 

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