Loi Pacte

La mission, un cadre inédit pour la puissance de l’entreprise

Dossier : Raison d'être des entreprisesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Blanche SEGRESTIN

Avec la « rai­son d’être » et la « mis­sion », la loi Pacte a intro­duit dans le droit des con­cepts et des mots nou­veaux. Pre­mière étape de ce dossier : faire le point sur les fonde­ments de ces inno­va­tions juridiques, forte­ment ancrées dans la recherche, en par­ti­c­uli­er l’innovation menée par une équipe autour du pro­fesseur Blanche Segrestin.

La rup­ture intro­duite par la loi Pacte s’explique d’abord par le con­sen­sus qui s’est dégagé ces dernières années sur le fait que les cadres de gou­ver­nance actuels étaient fondés sur des approches écono­miques réduc­tri­ces, qui nég­ligeaient le rôle d’innovation et de pro­grès col­lec­tif de l’entreprise. De ce fait, là où on s’attendrait à ce que les entre­pris­es œuvrassent au pro­grès économique et social, on con­state au con­traire que ces cadres de gou­ver­nance les ont poussées à aggraver les iné­gal­ités et à détéri­or­er la sit­u­a­tion écologique, au point qu’une réforme devînt extrême­ment urgente. Mais, pour que cette réforme fût pos­si­ble, il a égale­ment fal­lu dévelop­per une nou­velle con­cep­tion de l’entreprise, qui rendît compte de sa puis­sance d’action et d’innovation, de manière à pou­voir penser la respon­s­abil­ité qui accom­pa­gne sa capac­ité à trans­former nos sociétés. 

La présente réflex­ion revient sur la nou­velle con­cep­tion de l’entreprise, qui appelle un nou­veau cadre de respon­s­abil­ité, avant de pré­cis­er com­ment la mis­sion peut con­stituer un tel cadre pour l’entreprise de demain.


REPÈRES

La loi Pacte est la loi du 22 mai 2019 rel­a­tive à la crois­sance et la trans­for­ma­tion des entre­pris­es (Plan d’action pour la crois­sance et la trans­for­ma­tion des entre­pris­es). Elle intro­duit une véri­ta­ble rup­ture dans le cadre juridique de l’entreprise, notam­ment par ses arti­cles 169 et 176. Elle vient d’abord mod­i­fi­er la déf­i­ni­tion même de la société, qui était inscrite dans le Code civ­il depuis 1807, un change­ment qui sem­blait inen­vis­age­able il y a quelques années. La loi vient ensuite révis­er l’objet social de l’entreprise et intro­duire la ques­tion de ses final­ités en droit, ce qui mar­que un vrai change­ment par rap­port aux propo­si­tions de réforme de l’entreprise qui s’exprimaient jusqu’alors plutôt en ter­mes d’équilibre entre les par­ties prenantes. 


Une rupture majeure dans le droit des sociétés

Les recherch­es menées à l’École des mines et au Col­lège des Bernardins ont mon­tré que la sta­bil­ité des cadres juridiques et théoriques de l’entreprise avait en quelque sorte masqué les muta­tions rad­i­cales et pro­fondes qui ont touché la nature de ses activ­ités depuis le XIXe siè­cle. En effet, les entre­pris­es sont régies par le droit des sociétés com­mer­ciales. La société anonyme, intro­duite dans le droit en 1807, était déjà libéral­isée et con­nue peu ou prou sous sa forme actuelle dès 1867 en France. La société anonyme était alors cohérente avec la doc­trine économique qui con­sid­érait que l’entrepreneur avait besoin de col­lecter des moyens pour financer les moyens de pro­duc­tion. Mais une rup­ture majeure est restée invis­i­ble et inde­scriptible dans le lan­gage du droit des sociétés et de l’économie : c’est la rup­ture liée à l’introduction des bureaux d’études et de la recherche sci­en­tifique dans l’industrie pour renou­vel­er les moyens de pro­duc­tion et accélér­er le pro­grès tech­nologique (Le Mas­son et Weil, 2008, 2010). En un mot, l’industrie est passée, à la fin du XIXe siè­cle, d’un régime pro­duc­tif à un régime génératif de l’action, c’est-à-dire capa­ble d’inventer les nou­veaux objets et les nou­veaux savoirs. C’est alors que se con­stitue, pour dévelop­per de nou­veaux micro­scopes chez Carl Zeiss, des moyens de télé­com­mu­ni­ca­tion longue dis­tance chez AT&T ou des fer­tiliseurs de syn­thèse chez BASF, l’entreprise mod­erne. Avec elle nais­sent, d’un côté, une nou­velle fonc­tion de man­age­ment ou de busi­ness admin­is­tra­tion pour penser des sché­mas d’action inédits et les met­tre en œuvre (Fay­ol, 1917) et, de l’autre côté, le droit du tra­vail pour encadr­er la nou­velle autorité des chefs d’entreprise (Didry, 2020).

De nouveaux schémas de responsabilité

Ain­si, la recherche con­tem­po­raine a con­duit à un ren­verse­ment épisté­mologique com­plet. Plutôt que de penser l’entreprise à par­tir du droit (code du com­merce) et d’une ratio­nal­ité don­née (la max­imi­sa­tion d’un prof­it), il faut voir l’entreprise mod­erne comme le lieu de la créa­tion col­lec­tive (Seg­restin et Hatch­uel, 2012). Cette analyse a de fortes impli­ca­tions. Elle per­met d’abord de ren­dre compte de la puis­sance d’action qu’est dev­enue l’entreprise dans nos sociétés con­tem­po­raines. L’impact des entre­pris­es sur la société est bien décrit depuis longtemps. On a pris con­science plus récem­ment des impacts qu’elle a sur les écosys­tèmes et sur l’environ­nement. Mais il faut soulign­er aus­si com­bi­en l’entreprise façonne plus générale­ment le monde dans lequel nous vivons. Les Gafa, pour ne retenir que cet exem­ple extrême, ne mod­i­fient-elles pas en pro­fondeur les rela­tions privées, mais aus­si le rap­port à l’information et à la citoyen­neté ? Aujourd’hui, les entre­pris­es sont pour cer­taines dev­enues plus puis­santes que bien des États ; elles ont en out­re une portée civil­i­sa­tion­nelle qu’on ne peut plus négliger. 

Pren­dre en con­sid­éra­tion cette puis­sance généra­tive inter­dit de con­sid­ér­er l’entreprise comme un sim­ple acteur privé, un acteur par­mi d’autres de la société civile ou un agent économique. Aus­si les voies clas­siques de respon­s­abil­i­sa­tion se révè­lent-elles vite insuff­isantes. Les voies de l’autorégulation et de la RSE (Respon­s­abil­ité sociale de l’entreprise) sont une impasse tant que l’entreprise est con­cep­tu­al­isée, par le biais de la société com­mer­ciale, comme une per­son­ne privée, donc légitime à ne pour­suiv­re que son intérêt privé. À l’inverse, l’intervention publique et les oblig­a­tions fixées par l’État quant aux impacts con­nus ne sont que de peu de recours, quand les défis con­tem­po­rains imposent d’explorer de nou­velles solu­tions. C’est bien la capac­ité d’innovation des entre­pris­es qu’il s’agit de remo­bilis­er au ser­vice de l’intérêt collectif.


La qualité de société à mission

Pour devenir « société à mis­sion » (selon l’article L.210–10 du code de com­merce), toute société com­mer­ciale ou mutuelle doit rem­plir qua­tre con­di­tions. D’abord, se don­ner une rai­son d’être, c’est-à-dire un ensem­ble de principes que la société souhaite pour­suiv­re dans la réal­i­sa­tion de son activ­ité, et l’inscrire dans ses statuts juridiques. Deux­ième­ment, com­pléter la rai­son d’être par des objec­tifs soci­aux et envi­ron­nemen­taux, égale­ment inscrits aux statuts et choi­sis libre­ment par la société. Ensuite, créer un « comité de mis­sion », un organe de gou­ver­nance chargé du suivi de la mis­sion, dis­tinct des organes soci­aux exis­tants et com­posé d’au moins un salarié. Enfin, choisir un organ­isme tiers indépen­dant (OTI) qui véri­fie tous les deux ans que les objec­tifs sont bien respectés. 

L’inscription dans les statuts, qui se fait générale­ment par un vote à la majorité qual­i­fiée en assem­blée générale, per­met un ancrage de long terme de ces objec­tifs car il faut à nou­veau rassem­bler deux tiers des voix pour mod­i­fi­er ou sup­primer la mis­sion. En out­re, le rap­port de l’OTI, s’il con­clut à un non-respect des objec­tifs, suf­fit à toute par­tie pour deman­der au juge en référé d’enjoindre à l’entreprise de retir­er toute men­tion du fait qu’elle est société à mis­sion de tous les doc­u­ments de com­mu­ni­ca­tion qu’elle pro­duit. Il s’agit donc d’un gage pour les tierces par­ties qu’une société à mis­sion a bien respec­té la mis­sion qu’elle s’est fixée. 


La mission comme norme pour l’innovation responsable

L’idée fon­da­men­tale de la loi Pacte est qu’il faut un cadre de respon­s­abil­ité pour l’entreprise qui soit adap­té à sa puis­sance d’agir et à sa capac­ité à trans­former le monde. Mais il s’agit aus­si de pro­téger cette capac­ité de l’entreprise à trans­former le monde, dès lors qu’elle s’attache à con­stru­ire des futurs souhaitables. 

La loi Pacte mod­i­fie ain­si l’article 1833 du Code civ­il pour oblig­er toute société à être gérée « en prenant en con­sid­éra­tion les enjeux soci­aux et envi­ron­nemen­taux de son activ­ité ». Mais la loi va plus loin. Les sociétés ne doivent pas seule­ment être vig­i­lantes par rap­port aux impacts négat­ifs qu’elles pour­raient génér­er. Elles sont aus­si invitées à définir leur rai­son d’être (art. 1835), voire à s’engager statu­taire­ment sur des objec­tifs soci­aux et envi­ron­nemen­taux. Autrement dit, une mis­sion désigne com­ment une entre­prise envis­age de con­tribuer à un futur désir­able (nou­velles tech­nolo­gies pour une agri­cul­ture non pol­lu­ante, pour des bâti­ments à énergie pos­i­tive ou pour cap­tur­er le car­bone…). Le nou­veau statut de société à mis­sion prend acte d’une cer­taine manière de la puis­sance généra­tive et trans­for­ma­trice de l’entreprise en met­tant au cœur de sa gou­ver­nance, et en en faisant un engage­ment pérenne de nature juridique, les trans­for­ma­tions que l’entreprise souhaite con­duire à son niveau et la manière dont elle conçoit ses respon­s­abil­ités civil­i­sa­tion­nelles. En posant la final­ité de l’entreprise, la mis­sion con­stitue une norme de ges­tion nova­trice. Elle artic­ule un principe d’efficacité – qual­i­fi­ca­tion des pro­grès à con­duire, moti­va­tion de l’action et mobil­i­sa­tion des par­ties – et un principe de respon­s­abil­ité, avec un engage­ment crédi­ble et une capac­ité de con­trôle interne et externe. Avec trois con­séquences qu’il con­vient de souligner.

“Concilier la liberté d’entreprise
et l’intérêt général.”

Pre­mière con­séquence : expliciter la final­ité de l’action col­lec­tive est d’abord le moyen de qual­i­fi­er en droit le man­dat du dirigeant d’entreprise. Le dirigeant est en effet clas­sique­ment un man­dataire social, dont le rôle est sou­vent réduit – dans les approches de la gou­ver­nance stan­dard – à celui d’agent des action­naires. Or, en les dotant d’une mis­sion, c’est-à-dire un futur souhaitable ou un incon­nu désir­able, la loi restau­re le rôle créatif des dirigeants : ceux-ci ont la charge d’inventer de nou­veaux mod­èles d’action col­lec­tive qui per­me­t­tront de con­stru­ire de nou­velles capac­ités d’action qui sont néces­saires à la pour­suite de la mission. 

Deux­ième con­séquence, l’inscription de la mis­sion dans les statuts de la société ren­force la crédi­bil­ité de la respon­s­abil­ité sociale de l’entreprise (RSE). Car l’intérêt social n’est plus de fac­to réductible à l’intérêt des asso­ciés, dès lors que la société a spé­ci­fié dans ses statuts des objec­tifs soci­aux ou envi­ron­nemen­taux qui devi­en­nent d’emblée oppos­ables. Les dirigeants sont ain­si amenés à ren­dre des comptes, en interne mais aus­si en externe, sur la manière dont la stratégie qu’ils mènent respecte effec­tive­ment la mis­sion. La gou­ver­nance est d’autant ren­for­cée qu’un comité de mis­sion, surtout s’il est com­posé en par­tie d’acteurs externes à l’entreprise, est chargé du suivi de la mis­sion. Celui-ci pour­ra ain­si scruter chaque trans­for­ma­tion de stratégie, et la démon­stra­tion que des engage­ments passés n’ont pas été respec­tés con­duira à retir­er la qual­ité de société à mis­sion à l’entreprise.

Troisième et dernière con­séquence, la mis­sion pro­pose un sché­ma de respon­s­abil­ité adap­té aux enjeux d’innovation con­tem­po­rains. Face au change­ment cli­ma­tique et aux grands défis du xxie siè­cle, la loi per­met à l’entreprise de s’engager durable­ment dans un effort de recherche et d’innovation pour trou­ver de nou­velles solu­tions. Elle con­cilie ain­si – au tra­vers d’un futur souhaitable pour lequel l’entreprise s’engage – la lib­erté d’entreprise et l’intérêt général. 


Bibliographie :

• Didry (C.), L’institution de l’entreprise, Savoir/Agir, n° 54, 2020.

• Fay­ol (H.), Admin­is­tra­tion indus­trielle et générale, Paris, Dun­od et Pinat, 1917.

• Le Mas­son (P.) & Weil (B.), La domes­ti­ca­tion de l’innovation par les entre­pris­es indus­trielles : l’invention des bureaux d’études, in Hatch­uel (A.) & Weil (B.) (eds.), Les nou­veaux régimes de la con­cep­tion, Paris, Vuib­ert, 2008.

• Le Mas­son (P.) & Weil (B.), Aux sources de la R & D : genèse des théories de la con­cep­tion réglée en Alle­magne (1840–1960), Entre­pris­es et His­toire, vol. 58, p. 11–50, 2010.

• Seg­restin (B.) & Hatch­uel (A.), Refonder l’entreprise, Paris, Le Seuil, 2012.

• Seg­restin (B.) & Lev­il­lain (K.) (eds.), La mis­sion de l’entreprise respon­s­able. Principes et normes de ges­tion, Paris, Press­es des Mines, 2018.

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