Raison d'être RATP

« Ce qui fait la valeur de la raison d’être d’un groupe, c’est d’embarquer son histoire mais aussi son futur »

Dossier : Raison d'être des entreprisesMagazine N°770 Décembre 2021
Par Marie-Claude DUPUIS (82)
Par Sophie MAZOUÉ
Par Kevin LEVILLAIN

Le groupe RATP a dévoilé sa rai­son d’être le 23 mars 2021. Celle-ci, « S’engager chaque jour pour une meilleure qual­ité de ville », se décline en six principes d’action, des engage­ments soci­aux et envi­ron­nemen­taux qui seraient atten­dus d’une société à mis­sion. L’interview met en évi­dence le proces­sus qui a mené le groupe RATP à ce résultat.

Pourquoi avoir engagé un processus de définition de la raison d’être au sein du groupe RATP ? 

Pour expli­quer l’enjeu de la déf­i­ni­tion d’une rai­son d’être au sein du groupe RATP, il faut d’abord don­ner quelques infor­ma­tions sur le groupe lui-même. Le groupe RATP est en effet con­nu pour les réseaux de trans­ports en com­mun parisiens, mais son activ­ité est bien plus large. Le groupe, qui a plus de 70 ans, compte 63 000 salariés, dont 19 % sont hors de France. Il réalise 5,5 mil­liards d’euros de chiffre d’affaires dans 13 pays et 4 con­ti­nents. Il opère huit modes de trans­port, directe­ment ou par le biais de ses fil­iales : les trans­ports urbains de masse (métro, RER, tramway et bus), mais aus­si les navettes mar­itimes, le câble urbain (via RATP Dev) et les mobil­ités émer­gentes avec ses par­tic­i­pa­tions dans Cityscoot, Com­mu­nau­to ou encore Klax­it pour le cov­oiturage. De plus, le groupe gère égale­ment des fil­iales dans l’immobilier (loge­ment social et tran­si­tion énergé­tique des bâti­ments), les télé­coms (par exem­ple pour la fibre optique du réseau de métro) ou d’autres ser­vices. Le groupe RATP est aujourd’hui à un tour­nant majeur de son his­toire : la mise en con­cur­rence de toutes ses activ­ités de trans­port en Île-de-France doit com­mencer par le réseau de bus dès 2024. 45 000 salariés dont
18 000 dès 2024 sont con­cernés. C’est donc une trans­for­ma­tion majeure qui peut désta­bilis­er le finance­ment et l’équilibre de l’ensemble du groupe.

Le sen­ti­ment d’appartenance des salariés à la RATP a jusqu’ici beau­coup reposé sur l’activité his­torique de l’entreprise et sur le statut de son per­son­nel. Mais, avec l’évolution du groupe en France et dans le monde, il deve­nait néces­saire d’agir pour ren­forcer l’appartenance de tous les col­lab­o­ra­teurs à un même col­lec­tif. Enfin, puisque l’activité elle-même s’est beau­coup diver­si­fiée, il fal­lait con­stru­ire un cadre qui don­nât du sens égale­ment à l’extérieur, au-delà du cœur de méti­er de trans­porteur public. 

En quoi la loi Pacte pouvait-elle être un tremplin pour cette réflexion propre à la RATP ? 

Au fond, la loi Pacte vise à réc­on­cili­er les enjeux économiques de court terme avec ceux de long terme de l’entreprise. À la RATP c’est l’inverse : l’environnement, le social et le socié­tal ont tou­jours été des pri­or­ités, et aujourd’hui l’enjeu c’est de pou­voir entr­er dans la com­péti­tion économique sans renon­cer à nos engage­ments, c’est exacte­ment comme cela que nous avons raison­né. Nous avons donc pro­posé à la prési­dente de tra­vailler sur la rai­son d’être et présen­té le pro­jet en Comex dès 2019. Mais le con­texte nous a for­cés à retarder le proces­sus : d’abord les grèves excep­tion­nelles de 2019 à pro­pos des retraites ; puis la Covid qui a mobil­isé tout le per­son­nel. Or on ne pou­vait pas lancer le proces­sus sans les opérationnels.

Comment avez-vous donc procédé ? 

Dès le départ, nous étions con­va­in­cus que la démarche devait se faire dans un esprit de dia­logue, sur le fonde­ment d’une large con­cer­ta­tion puisqu’elle con­cer­nait une trans­for­ma­tion qui touche à quelque chose d’identitaire pour l’entreprise. Nous avons donc con­stru­it cette démarche avec la direc­tion des ressources humaines. Nous avons com­mencé par une col­lecte de nom­breux élé­ments iden­ti­taires et cul­turels, ain­si que sur l’histoire du groupe, grâce à un accom­pa­g­ne­ment externe, y com­pris sur des don­nées très quan­ti­ta­tives. Nous avons organ­isé, en numérique, à cause de la Covid, treize ate­liers rassem­blant 200 per­son­nes représen­ta­tives de chaque méti­er. Nous avons été agréable­ment sur­pris de voir qu’en pleine crise ces ate­liers ont attiré les opéra­tionnels, qui éprou­vaient le besoin de pren­dre du recul sur les événe­ments en cours.

Ensuite nous avons ouvert une plate­forme en ligne qui a per­mis de recueil­lir 138 000 con­tri­bu­tions de 7 000 parti­cipants en un mois. L’ambition était de faire con­naître la démarche auprès de tous les col­lab­o­ra­teurs et de con­stru­ire ce qui fai­sait l’identité du groupe pour tous les pro­fils de col­lab­o­ra­teurs, du top man­age­ment aux opéra­teurs, en écoutant leurs propo­si­tions, dans une per­spec­tive très ouverte. Il s’agissait de les inter­roger sur dix grandes ques­tions, qui ont été adressées à tout le per­son­nel, pour moitié fer­mées et pour moitié ouvertes, afin d’avoir le ressen­ti de tous sur les valeurs, l’identité, la vision stratégique, le développe­ment du groupe.

Enfin, nous avons inter­a­gi avec un pan­el représen­tatif des par­ties prenantes externes au groupe : Nicole Notat, qui a notam­ment été à l’origine du rap­port préal­able à la loi Pacte avec Jean-Dominique Senard ; Anne-Marie Idrac, anci­enne prési­dente de la RATP et ex-secré­taire d’État aux Trans­ports ; un con­seiller région­al d’Île-de-France ; un député spé­cial­iste de la mobil­ité ; des représen­tants d’entreprises con­duisant les mêmes démarch­es (La Poste, Orange, Engie) ; des soci­o­logues ; Cécile Maison­neuve qui est prési­dente de la Fab­rique de la Cité ; Armand Hatch­uel, pro­fesseur à l’École des mines ; et Navi Rad­jou, spé­cial­iste de l’innovation fru­gale. Nous ne pou­vons mal­heureuse­ment pas tous les citer, mais leurs exper­tis­es, expéri­ences et points de vue ont véri­ta­ble­ment per­mis d’enrichir notre réflex­ion en lui appor­tant un éclairage externe.

Avez-vous eu des surprises dans les résultats de cette consultation ? 

Nous craignions que la grève récente eût créé un cli­vage fort entre encad­rants et non-encad­rants. De même, entre les fil­iales et l’EPIC (étab­lisse­ment pub­lic à car­ac­tère indus­triel et com­mer­cial), les per­cep­tions du groupe auraient pu être très dif­férentes. En réal­ité, la Covid a con­tribué à ressoud­er le col­lec­tif. L’expression qui s’est ensuiv­ie a été très riche, et surtout très pos­i­tive, pas du tout reven­dica­tive, et démon­trait plutôt un fort sen­ti­ment d’appartenance au groupe. Les qua­tre plus impor­tantes con­tri­bu­tions du groupe RATP aux grands enjeux de société retenues ont été :
1) Dévelop­per la mobil­ité pour tous ;
2) Amélior­er la qual­ité de vie en ville ;
3) Lut­ter con­tre le change­ment climatique ;
4) Con­tribuer au développe­ment économique des territoires.

Vous n’êtes pourtant pas les seuls acteurs sur ce créneau du transport collectif. Ces travaux ont-ils réellement été utiles face à la future ouverture à la concurrence ? 

Les échanges avec les par­ties prenantes externes nous ont mon­tré que nous ne nous étions pas trompés sur nos spé­ci­ficités, leur opin­ion était : « C’est vrai­ment ce qui vous dis­tingue. » Effec­tive­ment nos deux grands con­cur­rents français, Keo­lis (fil­iale de la SNCF) et Trans­dev (fil­iale de la Caisse des dépôts), ont aus­si une mis­sion de ser­vice pub­lic. Les éventuels entrants sur le marché de statut privé exerceront aus­si dans le cadre d’une délé­ga­tion de ser­vice pub­lic d’IDFM (Île-de-France mobil­ités). Ce n’est donc pas la notion de ser­vice pub­lic qui peut nous dis­tinguer. Nous avons choisi de retenir la notion d’intérêt général dans notre rai­son d’être : dans les choix faits par la RATP, sur les actions, les investisse­ments, etc., l’intérêt général est tou­jours très présent. Par exem­ple, lorsque nous con­cevons une offre mobil­i­ty as a ser­vice, une offre numérique facil­i­tant la mul­ti­modal­ité, nous veil­lons à met­tre en avant les modes les plus capac­i­taires, lesquels lim­i­tent les émis­sions de gaz à effet de serre, qui sont les plus acces­si­bles. Une autre spé­ci­ficité impor­tante est notre capac­ité à inté­gr­er des savoir-faire très var­iés et à porter de grands pro­grammes d’innovation.

Les collaborateurs comme les parties prenantes semblaient donc satisfaits… Le processus s’est arrêté ici, sans difficulté ? 

Nous avons effec­tive­ment réus­si à nous met­tre d’accord sur un texte ni trop court ni trop long, mais tous, y com­pris le con­seil d’administration, nous ont poussés à aller plus loin. On ne pou­vait s’arrêter à une rai­son d’être sans indi­quer com­ment celle-ci allait nous guider dans l’action. Nous avons donc tra­vail­lé sur des principes d’action, avec un deux­ième tour de con­sul­ta­tion, pour arriv­er à un principe d’action par par­tie prenante : salariés, voyageurs, ter­ri­toires, etc. Il ne faut pas nég­liger la dif­fi­culté de par­venir à une telle for­mu­la­tion qui engage tout le groupe. C’est un des pro­jets les plus dif­fi­ciles que nous ayons eu à pilot­er dans le domaine de la RSE : nous étions respon­s­ables devant tout le per­son­nel, la prési­dente, le con­seil d’administration… En par­ti­c­uli­er nous craignions une décep­tion : « Tout ça pour cela ? » L’autre dif­fi­culté est que la rai­son d’être ne peut pas être la descrip­tion de tout ce que l’on fait : par exem­ple, nous n’y avions pas mis la sécu­rité, puisque cela va de soi, cela fait par­tie de l’activité. Au vu de la réac­tion des par­ties prenantes, nous avons finale­ment décidé de la réin­té­gr­er dans un principe d’action. De même pour la notion d’efficience. La rai­son d’être ne doit pas être qu’un engage­ment RSE : elle doit servir le développe­ment de l’entreprise et nous aider pour l’ouverture à la concurrence.

“La Covid a contribué à ressouder le collectif.”

En défini­tive, ce qui fait la valeur de la rai­son d’être d’un groupe, c’est d’embarquer l’histoire du groupe mais aus­si son futur. Il s’agit à la fois d’introspection et de pro­jec­tion : c’est un vrai défi de ne pas en faire un sim­ple slo­gan de com­mu­ni­ca­tion, d’autant que dans notre cas le tra­vail sur la mar­que venait d’être mené. Il aurait été préférable d’inverser, mais cela a fonc­tion­né quand même.

Et la suite ? Pensez-vous franchir le pas de la société à mission ? 

Nous avons encore du chemin à par­courir. La prochaine étape, c’est de faire en sorte que les six principes d’action ne restent pas en l’air. Nous allons d’ailleurs align­er la struc­ture de la Déc­la­ra­tion de per­for­mance extra-finan­cière avec ces principes d’action. Cela nous per­me­t­tra de créer un report­ing offi­ciel très sim­ple, audité par notre organ­isme tiers indépen­dant, sur la con­for­mité à notre rai­son d’être. Ensuite, en interne, nous nous appuierons sur nos chief trans­for­ma­tion offi­cers pour déclin­er ces principes d’action à tous les niveaux du groupe. Enfin, nous veillerons à l’appropriation de cha­cun de ces principes par la ligne man­agéri­ale et nous tra­vaillerons avec la direc­tion finan­cière à la prise en compte de la rai­son d’être dans le pilotage de la per­for­mance du groupe. Quant à la société à mis­sion, la ques­tion est pré­maturée, mais nous nous inspirons directe­ment du mod­èle, sachant que le con­seil d’administration de la RATP, qui com­porte des représen­tants de toutes nos par­ties prenantes (État, salariés, élus, voyageurs…), peut jouer le rôle de garde-fou sur notre rai­son d’être.

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