Jean-Claude Guillebaud, journaliste et écrivain

Le défi éthique des biotechnologies

Dossier : BiotechnologiesMagazine N°590 Décembre 2003Par : Jean-Claude GUILLEBAUD, journaliste et écrivain

Nous vivons aujourd’­hui une rup­ture radi­cale. Ces immenses chan­ge­ments nous ren­voient à des périodes his­to­riques aus­si capi­tales que l’ef­fon­dre­ment de l’Em­pire romain, la Renais­sance, les Lumières ou la Révo­lu­tion indus­trielle, périodes qui ont toutes accou­ché d’un monde nou­veau. Mais nous avons du mal, pour l’ins­tant, à sai­sir le sens du tour­billon qui nous entraîne cette fois-ci. Il est pro­pre­ment ver­ti­gi­neux. Ain­si fait-il naître en nous plus de craintes obs­cures que d’es­pé­rances arti­cu­lées, plus de peur que de confiance.

Qu’on y songe ! La mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie désa­grège les anciennes régu­la­tions, natio­nales et sociales ; le triomphe du numé­rique et de la cyber­cul­ture nous pré­ci­pite dans un uni­vers vir­tuel plus étrange encore (et plus incon­nu) que ne pou­vait l’être, jadis, l’A­mé­rique des décou­vreurs du nou­veau monde ; plus radi­ca­le­ment encore, la révo­lu­tion géné­tique – qui ne fait que com­men­cer – bou­le­verse les rap­ports que l’homme entre­te­nait avec lui-même. C’est sur sa propre iden­ti­té, désor­mais, sur l’es­pèce et ce qu’il y a d’hu­main en cha­cun, qu’il peut intervenir.


Jean-Claude Guille­baud.

Pour le moment, ni les poli­tiques, ni les phi­lo­sophes, ni les intel­lec­tuels ne paraissent plus en mesure de pen­ser véri­ta­ble­ment ces chan­ge­ments. Ni, a for­tio­ri, de les pilo­ter. Ils vont trop vite. Ils vont plus vite que la pen­sée elle-même. Peu à peu, l’i­dée s’est ins­tal­lée en nous que nous vivions doré­na­vant (pro­vi­soi­re­ment ?) dans un monde « impen­sé » (au sens strict) et « immaî­tri­sée ». Les angoisses qui, par­fois, nous assiègent, pro­viennent de ce double sen­ti­ment d’impuissance.

Comme le flot irré­sis­tible d’une rivière en crue, les bou­le­ver­se­ments de l’é­co­no­mie, de la tech­nos­cience, de la glo­ba­li­sa­tion finan­cière nous entraînent. Ils brouillent nos anciens repères. Ils remettent en ques­tion nos cer­ti­tudes les plus essen­tielles. Ils menacent de nous arra­cher des mains les ins­tru­ments grâce aux­quels nous par­ve­nions, vaille que vaille, à pilo­ter notre des­tin. Nous avons donc le sen­ti­ment d’être deve­nus les jouets de logiques méca­niques, de ce que Jacques Ellul – repre­nant Hei­deg­ger – appe­lait un « pro­ces­sus sans sujet ».

C’est cette énigme qu’il faut ten­ter de dis­si­per. En tâchant de reprendre posé­ment, sans volon­té polé­mique, les dif­fé­rents aspects du fameux « pro­ces­sus ». En réa­li­té, ce que nous sommes en train de vivre, ce sont trois révo­lu­tions immenses et simul­ta­nées. Toutes trois sont radi­cales. Leurs effets, non seule­ment s’a­joutent, mais se conjuguent.

1. La révolution économique mondiale

Com­men­cée au XIXe siècle, elle prend aujourd’­hui, après l’ef­fon­dre­ment du com­mu­nisme, un essor ver­ti­gi­neux. Elle consiste en une dis­pa­ri­tion rapide des fron­tières, une libé­ra­tion « pla­né­taire » des forces du mar­ché, un recul – voire une qua­si-dis­pa­ri­tion – des États-nations en tant que régu­la­teurs et arbitres du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et technologique.

2. La révolution informatique

Elle est conco­mi­tante et ses effets com­mencent seule­ment à se faire sen­tir. Le triomphe du numé­rique, d’In­ter­net, du cybe­res­pace fait émer­ger sous nos yeux un extra­or­di­naire « sixième conti­nent », dont la par­ti­cu­la­ri­té est d’être abso­lu­ment déter­ri­to­ria­li­sé. Il est « nulle part » et par­tout à la fois. Il est insai­sis­sable et donc incon­trô­lable. Avec cette révo­lu­tion, c’est l’es­pace, le ter­ri­toire, le « lieu » qui se trouvent pro­gres­si­ve­ment dissous.

Pour le moment les États-nations et la démo­cra­tie elle-même sont inca­pables d’a­gir effi­ca­ce­ment sur ce conti­nent nou­veau et d’y intro­duire des règles et des normes stables. C’est un conti­nent à hauts risques.

3. La révolution génétique

C’est la grande affaire des dix pro­chaines années. Peu de gens, pour le moment, ont vrai­ment pris la mesure de cette pro­di­gieuse muta­tion. On en reste aux évo­ca­tions de science-fic­tion : clo­nage humain, méde­cine pré­dic­tive, cyborgs, créa­tures nou­velles, etc. En réa­li­té, la révo­lu­tion géné­tique et le déve­lop­pe­ment des sciences cog­ni­tives remettent d’ores et déjà en ques­tion l’i­dée même que nous nous fai­sons de « l’hu­ma­ni­té ». Ce qui se brouille chaque jour un peu plus, ce sont des « fron­tières » concep­tuelles consi­dé­rées jusque-là comme claires et nettes. Mais com­ment défen­drons-nous les « droits de l’homme » si nous ne savons plus défi­nir ce qu’est un homme ? Com­ment répri­me­rons-nous les « crimes contre l’hu­ma­ni­té » si nous ne sommes plus très sûrs de notre défi­ni­tion de « l’humanité » ?

Nous ne prê­tons sans doute pas assez atten­tion au fait que cha­cun des aspects inter­agit constam­ment l’un sur l’autre. On peut dis­cu­ter par exemple de la per­ti­nence ou de l’im­por­tance des comi­tés éthiques. La ques­tion n’est pas tout à fait là. La ques­tion c’est que, en réa­li­té, les déci­sions que prennent les comi­tés éthiques sont assez lar­ge­ment sub­ver­ties par les lois du marché.

Si demain, il s’a­vère qu’il y a un mar­ché pour le clo­nage humain, il y aura du clo­nage humain quelles que soient les recom­man­da­tions émises par les comi­té éthiques ou les lois qui s’en ins­pirent. Nous avons là l’illus­tra­tion assez claire du fait que ce n’est pas la révo­lu­tion géné­tique en soi qui pose pro­blème – elle est évi­dem­ment por­teuse de pro­messes consi­dé­rables -, c’est le fait que sa conduite a déjà lar­ge­ment échap­pé à la rai­son démo­cra­tique ou à ce qu’on appe­lait jadis la vali­da­tion aca­dé­mique. Il existe quan­ti­té de textes qui paraissent aux États-Unis sur cet arrai­son­ne­ment de la recherche scien­ti­fique elle-même par le marché.

Le fait que désor­mais, la plu­part des cher­cheurs, dans le domaine de la géné­tique, deviennent très vite les hommes d’af­faires de leur propre décou­verte et que, par consé­quent, ils sont gui­dés dans leur recherche. Je ne parle pas seule­ment de l’ap­pli­ca­tion de leur recherche mais de la direc­tion même de ces recherches. Ils sont gui­dés de plus en plus par des impé­ra­tifs qui ne sont plus depuis long­temps ceux de la connais­sance mais ceux de la ren­ta­bi­li­té. En amont, l’at­tri­bu­tion des cré­dits obéit sou­vent à cette logique-là.

Nous avons donc véri­ta­ble­ment à pen­ser ensemble ces trois révo­lu­tions. Il nous faut sor­tir au plus vite de cette espèce d’ef­fet de sidé­ra­tion idéo­lo­gique dans lequel nous sommes et qui est navrant parce que, en réponse à la ver­ti­gi­neuse futi­li­té du poli­tique, de la poli­tique poli­ti­cienne, on ne voit pas pour l’ins­tant naître une pen­sée cri­tique cohé­rente qui soit capable de rame­ner la poli­tique aux ques­tions essentielles.

Pour être un peu plus pré­cis, pour­quoi se réfé­rer au code de Nurem­berg ? Ce n’est pas par goût de la pro­vo­ca­tion ou par sou­ci de rameu­ter de manière un peu gran­di­lo­quente le spectre du nazisme comme c’est d’ailleurs assez sou­vent le cas dans les débats concer­nant la bioé­thique. C’est pour une rai­son bien plus simple. En 1947, dans la par­tie du juge­ment de Nurem­berg qui concer­nait les expé­ri­men­ta­tions sur les êtres humains, on a éla­bo­ré un texte qu’il a été conve­nu ensuite d’ap­pe­ler le code de Nuremberg.

Ce texte visait à régle­men­ter à l’a­ve­nir – très sévè­re­ment – les expé­ri­men­ta­tions sur les cobayes humains. Cela c’est son aspect tech­nique mais dans les faits, et his­to­ri­que­ment, avec le recul, ce texte nous appa­raît comme la der­nière en date des défi­ni­tions offi­cielles et solen­nelles de l’hu­ma­ni­té de l’homme. Ce que j’ap­pelle, pour ma part, « Le Prin­cipe d’humanité ».

Autre­ment dit, c’est la der­nière fois que, dans notre his­toire récente, un texte – met­tons à part les quelques allu­sions qu’il y a eu dans quelques textes fon­da­teurs au moment de la créa­tion des comi­tés éthiques -, c’est la pre­mière fois que de manière solen­nelle et détaillée, on défi­nis­sait ce qui fai­sait l’hu­ma­ni­té de l’homme en mon­trant en quoi celle-ci avait été tra­gi­que­ment bafouée par les nazis.

Au fond qu’est-ce qui est dit là ? Il est dit qu’il existe – en tout cas, nous en étions convain­cus jus­qu’à aujourd’­hui -, cinq fron­tières au moins qui déli­mitent l’hu­ma­ni­té de l’homme. Or ces cinq fron­tières je pense qu’elles sont rede­ve­nues aujourd’­hui nos « lignes de front ». C’est-à-dire qu’elles sont à nou­veau mena­cées, assié­gées, mises en péril par les trois révo­lu­tions simul­ta­nées que j’é­vo­quais plus haut.


Dans le code de Nurem­berg, la pre­mière fron­tière, c’est celle qui sépare l’homme de l’a­ni­mal. Or, savez-vous que la ques­tion ani­male resur­git aujourd’­hui, non pas seule­ment avec un inté­rêt aca­dé­mique, scien­ti­fique mais gor­gée d’i­déo­lo­gie de telle façon que nous ne savons plus voir ou dis­cer­ner quels sont les enjeux. Pour­quoi la ques­tion ani­male resurgit-elle ?

Tout d’a­bord parce que cer­taines sciences nou­velles, on pense évi­dem­ment à la géné­tique mais moi je pense aus­si à l’é­tho­lo­gie, fon­dée par Kon­rad Lorenz, nous ont appris sur les ani­maux des choses que nous igno­rions. Autre­ment dit notre ancienne défi­ni­tion de la fron­tière entre l’homme et l’a­ni­mal, ce vieux débat qui a tra­ver­sé les siècles, est assez lar­ge­ment remise en ques­tion. Or, de cette connais­sance nou­velle sur­git un dis­cours idéo­lo­gique consis­tant à nier tout sim­ple­ment l’exis­tence d’une telle frontière.

Image en fausses couleurs d’une coupe sagittale de cerveau humain.
Image en fausses cou­leurs d’une coupe sagit­tale de cer­veau humain. On dis­tingue bien les cir­con­vo­lu­tions du cor­tex céré­bral en sur­face, cer­taines struc­tures sous-jacentes et une par­tie du cer­ve­let et du tronc céré­bral. © INSERM, PHOTO LEHERICY S.

On peut repé­rer dans la moder­ni­té et dans la post­mo­der­ni­té une fas­ci­na­tion pour l’a­ni­ma­li­té de l’homme qui passe pour­rait-on dire en contre­bande. Elle est même sou­vent réper­cu­tée, col­por­tée avec une espèce de joie sans que nous nous ren­dions compte à quel point elle est por­teuse d’un anti­hu­ma­nisme redoutable.

Pour mon­trer un exemple cari­ca­tu­ral de ce type d’i­déo­lo­gie, évo­quons d’un mot ce fameux débat sur­gi depuis une quin­zaine d’an­nées, débat ini­tié par un phi­lo­sophe aus­tra­lien, Peter Sin­ger. Ce débat, c’est celui du great ape pro­ject, le « pro­jet grand singe ». Il a eu beau­coup d’é­cho dans le monde anglo-saxon et trouve encore chez nous des défen­seurs, notam­ment du côté des éco­lo­gistes. Or ce débat, à bien réflé­chir, est ter­ri­fiant. Que dit son ini­tia­teur, Peter Sin­ger ? Il dit, en contes­tant direc­te­ment le code de Nurem­berg, qu’il y aurait une forme d’é­goïsme pour nous, humains – il dit de « spé­cisme » – à nous réser­ver ce pri­vi­lège des droits de l’homme que nous refu­sons aux ani­maux. Le « pro­jet grand singe » c’est une reven­di­ca­tion mili­tante visant à étendre la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme aux chim­pan­zés, aux gorilles et aux orangs-outans, en atten­dant mieux.

Évi­dem­ment, c’est un dis­cours gla­çant. Il est plus encore dans son codi­cille, si j’ose dire puis­qu’on trouve sous la plume de Peter Sin­ger le genre d’as­ser­tion sui­vante : Il y a moins de dif­fé­rence entre un homme et un grand singe qu’entre un homme sain et un han­di­ca­pé men­tal. Autre­ment dit, pour lui, la fron­tière ne doit pas pas­ser là, elle doit pas­ser entre l’homme nor­mal et le han­di­ca­pé men­tal. Voi­là des thèses assez faci­le­ment reconnaissables…

Évo­quons main­te­nant la seconde : la fron­tière entre l’homme et la machine. C’est un débat consi­dé­rable qui nous ren­voie à tout ce qui se passe du côté des sciences cog­ni­tives. Il ne faut pas croire que le cog­ni­ti­visme soit exempt d’en­jeux idéo­lo­giques, même si nous ne savons pas tou­jours les repé­rer. Il y a dans cette volon­té scien­tiste de rabattre le fonc­tion­ne­ment du cer­veau humain sur l’or­di­na­teur, d’as­si­mi­ler sys­té­ma­ti­que­ment l’homme à la machine, il y a, de mon point de vue, une démarche idéo­lo­gique qui mérite d’être décryp­tée, inter­ro­gée, contes­tée et com­bat­tue. Elle l’est d’ailleurs à l’in­té­rieur même du mou­ve­ment cog­ni­ti­viste, mais pas de façon suf­fi­sam­ment lisible pour le grand public ou la classe politique.

La troi­sième fron­tière, la troi­sième « ligne de front » déli­mi­tant le prin­cipe d’hu­ma­ni­té, c’est celle qui nous sépare de la chose. Or tout le débat sur la bre­ve­ta­bi­li­té du vivant concerne en fait direc­te­ment la pos­sible réi­fi­ca­tion de la vie et de l’être humain. On peut regret­ter que ce débat capi­tal ne soit pas davan­tage sai­si par la démo­cra­tie et qu’il se déroule assez lar­ge­ment en dehors de nous.

Faut-il que je vous rap­pelle à ce sujet la cir­cu­laire euro­péenne de 1998 sur la bre­ve­ta­bi­li­té du génome humain, c’est-à-dire en fait le consen­te­ment de l’Eu­rope sous la pres­sion des lob­bies de la bio­tech­no­lo­gie à une bre­ve­ta­bi­li­té, donc à une cho­si­fi­ca­tion du génome à laquelle même les Amé­ri­cains n’a­vaient pas consen­ti ? Cette réso­lu­tion a été votée par le Conseil et le Par­le­ment euro­péens, elle devait s’ap­pli­quer, c’est-à-dire être inté­grée aux dif­fé­rents droits natio­naux en août 2000. Pour l’ins­tant, la plu­part des pays de la Com­mu­nau­té ont refu­sé de le faire. Il n’empêche que cette ques­tion capi­tale est sor­tie du débat démo­cra­tique. C’est de plus en plus sou­vent la règle, hélas !

Enfin, conten­tons-nous de citer les deux autres fron­tières expli­ci­te­ment men­tion­nées, elles aus­si, dans le code de Nurem­berg. C’est d’a­bord le fait que l’homme ne se réduit pas à ses organes. À ce sujet, nous ne pre­nons pas assez garde aux attaques dont le sym­bo­lique en géné­ral et la psy­cha­na­lyse en par­ti­cu­lier sont l’ob­jet de la part des neu­ros­ciences. Autre­ment dit, nous ne sommes pas assez atten­tifs au fait que l’on congé­die en douce le sym­bo­lique, c’est-à-dire ce qui nous fait homme. Il y a dans les cris d’a­larme que poussent un Pierre Legendre et quelques autres quelque chose qui n’est pas enten­du. Cela me paraît grave.

La der­nière fron­tière sur laquelle on pour­rait s’at­tar­der, c’est cette ten­ta­tion qui conduit cer­tains à accep­ter que l’homme soit, en quelque sorte, « en voie de dis­pa­ri­tion ». Il y a dans l’es­prit du temps un dis­cours de la renon­cia­tion au sujet qui n’est pas la répli­ca­tion de la « mort du sujet » pro­nos­ti­quée par Michel Fou­cault il y a vingt ans. Cette fois, c’est un dis­cours qui se veut enra­ci­né dans la science. Le sujet : vieille chose ; le sujet : vieil archaïsme.

Si on lit le tra­vail du neu­ro­bio­lo­giste Fran­cis­co Vare­la, récem­ment dis­pa­ru, par exemple, on voit vite qu’il est han­té par cette idée du non-soi, de la renon­cia­tion au sujet. De la même façon, cer­taines pages de socio­bio­lo­gistes, comme Richard Daw­kins, au nom de ce qu’il appelle « l’é­goïsme des gènes », sug­gèrent que le sujet humain peut être récu­sé au pro­fit des gènes qui « se servent de lui » comme d’un véhi­cule pour se repro­duire. Vous consta­te­rez que dans tout cela, au-delà de la réflexion scien­ti­fique, il y a une espèce d’i­vresse scien­tiste dans la néga­tion du sujet.

Cette néga­tion, comme d’ailleurs la théo­rie du non-soi sont assez graves parce qu’elles laissent tout sim­ple­ment de côté une ques­tion cen­trale : s’il n’y a plus d’homme et s’il n’y a plus de sujet, com­ment pour­rons-nous par­ler de droits de l’homme ? Et si nous sommes convain­cus que le cer­veau de l’homme n’est rien de plus qu’un ordi­na­teur com­ment ferons-nous demain pour expli­quer qu’il est plus grave de tuer un homme que d’é­teindre un ordinateur ?

Face à tous ces périls entraî­nés non pas par la science mais par ces dévoie­ments que sont la tech­nos­cience ou le scien­tisme, ne nous lais­sons pas inti­mi­der. Aujourd’­hui, il faut inter­pel­ler la science, la rai­son, au nom de ses propres pro­messes. Or, ce qui est consti­tu­tif de la rai­son, telle que les Grecs nous l’ont léguée, c’est la capa­ci­té cri­tique. La véri­table rai­son ne peut être que cri­tique, y com­pris à l’é­gard d’elle-même. Il n’est de vraie rai­son que « modeste », c’est-à-dire consciente de ses propres limites. Aujourd’­hui, la rai­son semble trop sou­vent dégra­dée en « tech­nos­cience » aus­si arro­gante que dog­ma­tique. Elle cesse alors d’être « rai­son­nable » au sens strict du terme. Elle devient « reli­gieuse ». Sans comp­ter qu’elle accepte d’être en quelque sorte arrai­son­née par les logiques mar­chandes. Libé­rer la rai­son, c’est donc la déli­vrer de ses propres dogmatismes.

La ques­tion glo­bale, au fond, se pose aujourd’­hui comme elle s’est tou­jours posée. Nous avons à choi­sir quo­ti­dien­ne­ment, sans cesse, entre le consen­te­ment à l’ordre des choses ou la résis­tance et la volon­té de maî­tri­ser cette évo­lu­tion. Le phé­no­mène tech­nos­cien­ti­fique est, en effet, un « pro­ces­sus sans sujet », c’est-à-dire comme un mou­ve­ment obéis­sant méca­ni­que­ment à sa propre logique, sans qu’il soit gou­ver­né par une volon­té humaine.

La com­bi­nai­son de la tech­nique et du mar­ché abou­tit à cette étrange « fuite en avant ».
 

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