Le courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Par : Christian POLAK et Gérard DRÉAN (54)

Louis Kreitmann au Japon du 7 février 1876 au 20 mai 1878

À la suite de l’article paru dans le numé­ro 527 (août-sep­tembre 1997) sous la signa­ture de Pierre Kreit­mann (32) et inti­tu­lé “ Des poly­tech­ni­ciens au Japon au siècle der­nier ”, notre cama­rade nous signale qu’une expo­si­tion a eu lieu au Musée his­to­rique de Yoko­ha­ma sous le titre “ Le Japon de Mei­ji pho­to­gra­phié par un offi­cier fran­çais. Col­lec­tion Louis Kreitmann ”.

Louis Kreitmann au Japon du 7 février 1876 au 20 mai 1878

À la suite de l’article paru dans le numé­ro 527 (août-sep­tembre 1997) sous la signa­ture de Pierre Kreit­mann (32) et inti­tu­lé “ Des poly­tech­ni­ciens au Japon au siècle der­nier ”, notre cama­rade nous signale qu’une expo­si­tion a eu lieu au Musée his­to­rique de Yoko­ha­ma sous le titre “ Le Japon de Mei­ji pho­to­gra­phié par un offi­cier fran­çais. Col­lec­tion Louis Kreitmann ”.
Nos lec­teurs trou­ve­ront ci-des­sous un article de M. Chris­tian Polak consa­cré à Louis Kreit­mann, à l’occasion de cette exposition.

Mission… impossible ?

Au début des années 1860, le gou­ver­ne­ment sho­gu­nal des Toku­ga­wa (Toku­ga­wa-Baku­fu) engage une poli­tique de moder­ni­sa­tion du pays dans les domaines éco­no­mique et mili­taire. Deux rai­sons stra­té­giques urgentes, d’abord l’éventualité d’une menace étran­gère sur le ter­ri­toire et ensuite la mon­tée d’une oppo­si­tion interne de plus en plus rétive au pou­voir sho­gu­nal décident le Baku­fu à ren­for­cer et réor­ga­ni­ser en pre­mier res­sort une armée de terre et une marine pra­ti­que­ment inexistantes.

En 1864, le Consul géné­ral de France et ministre plé­ni­po­ten­tiaire Léon Roches (1809−1900) réus­sit à convaincre le Baku­fu de choi­sir, pour cette tâche, la France, alors à l’apogée de sa for­tune mili­taire grâce aux glo­rieuses vic­toires de la guerre d’Italie. Le Baku­fu demande alors l’envoi d’experts (une cin­quan­taine) pour construire l’arsenal (chan­tiers navals) de Yoko­su­ka sous la direc­tion de Léonce Ver­ny (1837−1908) entre 1865 et 1876.

La moder­ni­sa­tion de l’armée de terre est confiée à une mis­sion mili­taire de France com­po­sée de 18 membres des trois armes (infan­te­rie, cava­le­rie et artille­rie), diri­gée par le capi­taine Charles-Jules Cha­noine (1835−1911) arri­vant à Yoko­ha­ma le 13 jan­vier 1867.

Cepen­dant, les évé­ne­ments de la Res­tau­ra­tion Mei­ji obligent cette pre­mière mis­sion mili­taire de France à quit­ter pré­ma­tu­ré­ment le Japon un an et demi plus tard, l’œuvre de moder­ni­sa­tion à peine ébau­chée. En 1871, le nou­veau gou­ver­ne­ment impé­rial, mal­gré la défaite de la France face à la Prusse, n’hésite pas à faire appel de nou­veau aux Fran­çais, pour reprendre et pour­suivre la moder­ni­sa­tion de la nou­velle armée impé­riale, réunion des troupes de toutes les anciennes sei­gneu­ries abolies.

Louis Kreitmann : un lieutenant français sous le charme du Japon

Cette deuxième mis­sion mili­taire de France, deux fois plus impor­tante que la pre­mière, arrive au Japon en mai 1872 sous la direc­tion du colo­nel d’état-major Mar­gue­rie (rem­pla­cé en mars 1874 par le lieu­te­nant-colo­nel d’état-major Munier) et y reste jusqu’en juin 1880.

Le lieu­te­nant Louis Kreit­mann (1851−1914), reçu à l’École poly­tech­nique en 1870 et diplô­mé de l’École d’application du Génie en 1874, arrive à Yoko­ha­ma le 6 février 1876, après cin­quante-trois jours de voyage, accueilli et pris en charge par les capi­taines Orcel et Vieillard, qui l’installent ensuite à Yed­do (Tokyo), où réside et tra­vaille la mis­sion mili­taire de France, avec pour tâche de for­mer les cadres de l’armée japo­naise, dans les armes de cava­le­rie, d’artillerie et dans le ser­vice du Génie.

Le quar­tier géné­ral de la mis­sion siège dans le Kam­mon Sama Yashi­ki (ancienne rési­dence d’un sei­gneur dai­myiô) et fonc­tionne dans les écoles d’Owari (offi­ciers), Ichi­gaya, Kyo­do­dan (sous-offi­ciers) ; les ter­rains de manœuvre se concentrent à Shi­ro (Poly­gone du Génie) et à Toya­ma (école de tir et de gym­nas­tique) ; le camp de Nara­shi­no-hara près de Chi­ba est uti­li­sé deux fois par an, au prin­temps et à l’automne. La mis­sion mili­taire loge à Yed­do, dans un lotis­se­ment de la conces­sion étran­gère de Tsu­ki­ji (tout près de l’actuel mar­ché aux poissons).

Kreit­mann est pla­cé sous les ordres de Vieillard, chef du ser­vice du Génie ; puis ce der­nier repar­tant pour la France en mars 1876, c’est le capi­taine Jour­dan qui le rem­place, Kreit­mann res­tant son adjoint, char­gé des cours de topo­gra­phie et de for­ti­fi­ca­tion à l’école d’Owari (offi­ciers du Génie). Kreit­mann rédige un cours de topo­gra­phie de 79 pages, avec des ins­truc­tions pour cha­cun des exercices.

Jour­dan lui confie, de plus, le cours de chi­mie pour lequel il rédige un manuel de 80 pages. Tous ces cours, rédi­gés en fran­çais, sont tra­duits par son inter­prète atti­tré Ota Toku­sa­bu­ro. Les des­sins et plans ori­gi­naux de Kreit­mann sont repro­duits à l’atelier de litho­gra­phie de l’école ins­tal­lée pour les mili­taires français.

L’école d’Owari est en congé chaque année pen­dant un mois, en avril-mai, et qua­rante-cinq jours en août-sep­tembre. Pen­dant ses temps de repos, Kreit­mann visite la capi­tale et ses envi­rons, sym­pa­thise avec les habi­tants, s’intégrant faci­le­ment à la vie japo­naise. Il fait de nom­breuses excur­sions, Hakone, Izu, Nik­ko, Shi­mo­no­se­ki, Naga­sa­ki, Kobe, Kyo­to, Osa­ka, et, pho­to­graphe ama­teur, en rap­porte de nom­breux clichés.

Il voyage sou­vent avec son cama­rade et lieu­te­nant Billet. Ils se déplacent tous deux à che­val ou à pied, par­fois en jin­ri­ki­sha (pousse-pousse), accom­pa­gnés d’un ser­vi­teur et d’un mulet por­tant les bagages, dor­mant dans des auberges japonaises.

Kreit­mann tient un jour­nal et écrit sou­vent à sa famille, contant ses aven­tures dans ce pays dont il s’imprègne. Il note dans ses car­nets de nom­breuses récep­tions offi­cielles aux­quelles il doit assis­ter mais qui l’ennuient. Il signale les trem­ble­ments de terre, les incen­dies fré­quents. C’est avec regret qu’il ter­mine son ser­vice en mai 1878 et rentre en France en embar­quant le 19 mai à Yokohama.

En plus des pho­to­gra­phies prises par Louis Kreit­mann, le musée offre de nom­breux autres docu­ments conser­vés par son petit-fils, Pierre Kreit­mann, que nous remer­cions cha­leu­reu­se­ment pour ses pré­cieuses infor­ma­tions, et que nous aurons le plai­sir d’accueillir au Japon en avril 2000.

Chris­tian POLAK
Musée de Yokohama

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Voies nouvelles et faux prophètes

Commentaires sur les articles de La Jaune et la Rouge de février 2000

Les articles de la série “Défri­cher des voies nou­velles” du numé­ro 552 font réfé­rence à “ l’économie ” dans une accep­tion étroite et négative.

Michel Ber­ry cherche com­ment “remé­dier aux effets funestes de l’économie” tan­dis que Phi­lippe d’Iribarne s’interroge sur “ la cohé­rence entre la ges­tion de l’économie et celle du social”, le “social” ne pou­vant être que dis­tinct de “ l’économie ” comme le dit Patrick Vive­ret. Bien enten­du, il convient de recher­cher “ une vie sociale riche qui n’est pas régie uni­que­ment par l’économie ” en admet­tant que “ les besoins ne sau­raient être réduits à leur seule dimen­sion éco­no­mique ou maté­rielle ”, comme le demande Jacques Nikonoff.

Toutes ces posi­tions pro­cèdent d’une vision réduc­trice de l’économie, hélas trop répan­due. La dérive scien­tiste issue de Wal­ras et accen­tuée par les macroé­co­no­mistes héri­tiers de Keynes, pour pou­voir se livrer à des rai­son­ne­ments mathé­ma­tiques appa­rem­ment rigou­reux, a can­ton­né la réflexion éco­no­mique à un monde ima­gi­naire où d’innombrables exem­plaires de l’homo œco­no­mi­cus omni­scient, ration­nel et maxi­mi­sa­teur échangent des biens maté­riels dans un mar­ché “ pur et par­fait ” où règne “ l’équilibre éco­no­mique géné­ral ”. Si on croit qu’un tel monde existe, il est nor­mal de croire que c’est un monde dis­tinct du monde réel et de lui oppo­ser le “ social ”.

Mais ce n’est pas la seule concep­tion de l’économie. D’autres auteurs par­mi les plus grands ont tou­jours insis­té pour que l’économie soit l’étude des actions réelles d’hommes réels1 échan­geant en par­ti­cu­lier des ser­vices. Cette tra­di­tion issue des écoles fran­çaise et écos­saise des XVIIe et XVIIIe siècles a été long­temps domi­nante jusqu’à ce qu’elle soit sub­mer­gée au XXe siècle par l’économie scien­tiste (mal­gré les réserves de Mar­shall), mais elle est res­tée entre­te­nue par l’école “autri­chienne”, dont les plus grands repré­sen­tants (Men­ger, Mises, Hayek2) sont autant phi­lo­sophes et socio­logues qu’économistes, et récusent toute dis­con­ti­nui­té et a for­tio­ri toute oppo­si­tion entre l’économie et les autres sciences sociales. Si, comme le dit Pierre Calame, “l’urgence est au remem­bre­ment de la pen­sée ”, c’est vers ces auteurs qu’il faut se tourner.

Pour cette école de pen­sée, l’économie concerne l’ensemble des acti­vi­tés réelles des hommes en socié­té, sans se limi­ter aux biens maté­riels ni aux rela­tions “ mar­chandes ”, et sans exclure l’immatériel ni “ ce qui relève du lien social, de la culture, de la vie col­lec­tive ”. La dis­ci­pline éco­no­mique peut alors être défi­nie comme “ l’étude des dis­po­si­tions par les­quelles les hommes se rendent mutuel­le­ment des ser­vices ”, tant il est vrai, comme le disait Bas­tiat, que “ L’action humaine, laquelle ne peut jamais arri­ver à créer de la matière, consti­tue seule le ser­vice que l’homme iso­lé se rend à lui-même ou que les hommes en socié­té se rendent les uns aux autres ”. L’analyse éco­no­mique ain­si élar­gie éclaire un cer­tain nombre de ques­tions sou­le­vées dans la série “ Défri­cher des voies nouvelles ”.

Entreprises et associations

Cha­cun de nous, réduit à ses seuls moyens, ne peut satis­faire qu’une infime par­tie de ses dési­rs. L’organisation éco­no­mique de la socié­té nous per­met, en nous ren­dant mutuel­le­ment des ser­vices, d’en satis­faire une plus grande part. À l’inverse, un indi­vi­du iso­lé, quelle que soit sa bonne volon­té, touche vite les limites de ce qu’il peut faire pour ses congé­nères s’il est réduit à ses propres forces. Pour se rendre mutuel­le­ment ser­vice de façon effi­cace, les hommes doivent s’associer dans des “ organisations ”.

Les entre­prises et les asso­cia­tions sont deux formes dif­fé­rentes d’organisation3, ayant toutes deux pour objet de pro­duire des ser­vices qu’un homme seul ne pour­rait pas pro­duire, et visant toutes deux à être effi­caces dans cette pro­duc­tion. Quelle est alors la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre les deux et pour­quoi l’une peut-elle rendre des ser­vices dont l’autre est incapable ?

La carac­té­ris­tique dis­tinc­tive de l’entreprise est qu’elle tire ses moyens d’existence exclu­si­ve­ment des béné­fi­ciaires de ses ser­vices. Cer­tains acteurs, notam­ment ses action­naires, peuvent lui consen­tir des avances, mais dans le but de les récu­pé­rer avec inté­rêts. L’entreprise ne peut sur­vivre qu’en trou­vant un assez grand nombre d’acheteurs qui accordent à ses pro­duc­tions une valeur suf­fi­sante, et qui concré­tisent ce juge­ment en en payant le prix sous forme de mon­naie, ce qui sup­pose qu’eux-mêmes se pro­curent de la mon­naie en échange de leurs propres services.

Quant aux asso­cia­tions, elles se rangent en deux caté­go­ries bien dis­tinctes : celles qui ne rendent de ser­vices qu’à leurs membres, comme les clubs de loi­sirs ou les asso­cia­tions de copro­prié­taires, et celles dont la rai­son d’être est de rendre des ser­vices à des tiers. Il est tout à fait abu­sif de par­ler des asso­cia­tions en géné­ral comme si toutes avaient un but altruiste. Dans leur immense majo­ri­té, elles n’ont aucun but ni aucun effet de soli­da­ri­té en dehors de leurs membres, et sont d’une cer­taine façon encore plus égoïstes que les entreprises.

La carac­té­ris­tique dis­tinc­tive des asso­cia­tions “ altruistes ” est qu’elles tirent leurs moyens d’existence d’autres sources que les béné­fi­ciaires de leurs ser­vices (ce qui n’est pas néces­sai­re­ment le cas des asso­cia­tions “ fer­mées”). Donc, alors que les res­sources des entre­prises, donc leur sur­vie et l’existence même des pro­duc­tions de cha­cune d’entre elles, dépendent entiè­re­ment du juge­ment et de la sol­va­bi­li­té de leurs clients, les asso­cia­tions “altruistes” peuvent pro­duire des ser­vices dont la valeur aux yeux de leurs béné­fi­ciaires est infé­rieure à la valeur de ce qu’elles consomment, ou que les deman­deurs n’ont pas les moyens d’acheter.

La sur­vie de cha­cune ne dépend pas du juge­ment des béné­fi­ciaires de ses ser­vices, mais exclu­si­ve­ment des dona­teurs qui lui four­nissent, en nature ou en espèces, les res­sources dont elle a besoin. Il en résulte que l’entreprise ne sert que des béné­fi­ciaires sol­vables, mais cherche à en ser­vir le plus grand nombre pos­sible, alors que l’association “ altruiste ” peut ser­vir des béné­fi­ciaires non sol­vables, mais en nombre limi­té par les apports de ses dona­teurs. C’est en ce sens que les asso­cia­tions sont plus souples dans la nature des ser­vices qu’elles peuvent pro­duire et de la popu­la­tion qu’elles peuvent ser­vir, tout en étant plus limi­tées dans le nombre de leurs béné­fi­ciaires poten­tiels, et qu’en un sens leur exis­tence même est plus arbi­traire et plus aléa­toire que celle des entreprises.

Les vraies causes du chômage

La même ana­lyse des orga­ni­sa­tions éclaire la ques­tion du chô­mage, qui est au centre des pro­blèmes sociaux actuels, et aide à com­prendre pour­quoi le chô­mage cœxiste avec des besoins non satis­faits. Dans les socié­tés avan­cées, où la plu­part des dési­rs des hommes ne peuvent être satis­faits que par des orga­ni­sa­tions ad hoc, cha­cun ne peut être utile aux autres et pro­duire la contre­par­tie de ce qu’il reçoit qu’en trou­vant sa place dans une orga­ni­sa­tion où son apport est com­plé­té par les apports d’autres indi­vi­dus dotés d’autres capa­ci­tés, et par des équi­pe­ments de toutes sortes qui forment ce qu’on appelle du “ capital ”.

Or toute orga­ni­sa­tion est un assem­blage par­ti­cu­lier de fac­teurs bien pré­cis en pro­por­tions bien déter­mi­nées, et ce qui est vrai de chaque entre­prise et de chaque asso­cia­tion est éga­le­ment vrai pour le sys­tème pro­duc­tif dans son ensemble. À chaque ins­tant, l’emploi effec­tif de cha­cun des fac­teurs, en par­ti­cu­lier l’emploi tout court, s’ajuste sur la dis­po­ni­bi­li­té du fac­teur le plus rare. Dans le court terme, les dif­fé­rents fac­teurs de pro­duc­tion sont com­plé­men­taires beau­coup plus que concur­rents ; ce n’est que dans le moyen et long terme que les com­bi­nai­sons de fac­teurs peuvent être modi­fiées, ou que de nou­velles com­bi­nai­sons peuvent naître, qui per­met­tront de rem­pla­cer un fac­teur rare ou coû­teux par un autre fac­teur plus abon­dant et moins cher, ou à la limite inutilisé.

Or il est clair que les dési­rs des hommes sont illi­mi­tés. Le chô­mage, c’est-à-dire l’excès d’offre de tra­vail sur la demande de tra­vail, ne peut donc avoir que trois sources : un délai d’ajustement de l’offre de tra­vail à la demande4, le mau­vais fonc­tion­ne­ment du sys­tème qui rap­proche les offres des demandes, c’est-à-dire du mar­ché, ou enfin la pénu­rie d’un autre fac­teur de pro­duc­tion néces­saire pour que le tra­vail offert par le chô­meur puisse être effec­tué. Ce fac­teur man­quant peut être une autre forme de tra­vail dont la demande se trouve être supé­rieure à l’offre : si les cui­si­niers viennent à man­quer, les ser­veurs de res­tau­rant se retrouvent au chô­mage5. Ce fac­teur man­quant peut aus­si être des outils : s’il n’y a pas assez de pelles (c’est-à-dire de capi­tal), il n’y a pas de tra­vail pour tous les terrassiers.

C’est la fonc­tion des entre­pre­neurs d’inventer et de faire fonc­tion­ner des orga­ni­sa­tions qui uti­lisent au mieux les fac­teurs de pro­duc­tion, notam­ment les fac­teurs que les orga­ni­sa­tions exis­tantes laissent dis­po­nibles. L’apport spé­ci­fique des asso­cia­tions est ici d’ajouter à la varié­té de ces orga­ni­sa­tions, tant en appor­tant de nou­velles façons d’associer des offres à des demandes qu’en auto­ri­sant des com­bi­nai­sons ori­gi­nales de fac­teurs de pro­duc­tion, et donc d’utiliser une plus grande quan­ti­té d’une plus grande varié­té de ces fac­teurs, tout en satis­fai­sant des gens qui ne pour­raient pas payer cer­tains services.

Les bienfaits de l’économie marchande

Le mar­ché est le moyen le plus per­fec­tion­né que les hommes aient inven­té pour asso­cier les offres de ser­vices des uns aux dési­rs de ser­vices des autres, en ne limi­tant pas les échanges pos­sibles à l’entourage immé­diat de cha­cun. Quant à la mon­naie, c’est le moyen le plus per­fec­tion­né que les hommes aient inven­té pour lubri­fier ce sys­tème d’échanges. Dans une éco­no­mie de troc, le chan­teur affa­mé devrait trou­ver un bou­lan­ger mélo­mane ; dans une éco­no­mie moné­taire, il peut d’abord obte­nir de la mon­naie en chan­tant pour des ama­teurs qui ne sont pas bou­lan­gers, puis ache­ter du pain chez un bou­lan­ger qui déteste sa musique.

L’exemple des réseaux d’échange de savoirs cité par Michel Ber­ry illustre à mer­veille les limites d’un sys­tème de troc : les échanges y sont limi­tés à des per­sonnes phy­si­que­ment proches, et à des ser­vices d’une nature par­ti­cu­lière : “ N’importe qui peut s’adresser à un réseau pour y apprendre quelque chose, à condi­tion d’y ensei­gner autre chose”. Si c’était une entre­prise, on pour­rait y apprendre sans y ensei­gner et y ensei­gner sans y apprendre. En mul­ti­pliant et en flui­di­fiant les échanges pos­sibles, le mar­ché et la mon­naie aug­mentent les chances qu’un désir par­ti­cu­lier soit satis­fait et qu’une offre de ser­vices par­ti­cu­lière soit utilisée.

Le même exemple confirme com­bien il est uni­ver­sel­le­ment admis que celui qui veut obte­nir quelque chose doive don­ner autre chose en échange. Le propre d’une éco­no­mie moné­taire est que ce quelque chose peut être de la mon­naie. Il suf­fit alors d’avoir de la mon­naie pour se pro­cu­rer n’importe quel fac­teur de pro­duc­tion ; la mon­naie est en quelque sorte un fac­teur géné­rique, un joker qui peut se sub­sti­tuer à tous les autres.

Il en résulte que, pour un acteur don­né, indi­vi­du ou orga­ni­sa­tion, la varié­té des pro­ces­sus de pro­duc­tion aux­quels il peut par­ti­ci­per n’est pas limi­tée par les res­sources en nature dont il dis­pose direc­te­ment. Dans une éco­no­mie non mar­chande, une asso­cia­tion qui veut héber­ger les sans-abri ne peut pas fonc­tion­ner si elle ne trouve pas de dona­teur pour lui offrir un local : les béné­voles res­tent inem­ployés et les sans-abri res­tent dehors. En éco­no­mie mar­chande, elle peut recueillir des fonds auprès de gens géné­reux mais qui ne peuvent pas ou ne veulent pas don­ner de leur temps, et avec cet argent louer un local.

Halte aux faux prophètes

Le but de toute orga­ni­sa­tion sociale doit être de pro­cu­rer le plus pos­sible de satis­fac­tions au plus grand nombre pos­sible. Pour cela, elle doit avant tout favo­ri­ser tous les méca­nismes qui per­mettent à la demande des ser­vices et à l’offre de ser­vices de se ren­con­trer, et aux fac­teurs de pro­duc­tion de s’associer, et encou­ra­ger toutes les inno­va­tions sus­cep­tibles d’y contri­buer. Or, de toutes les orga­ni­sa­tions envi­sa­geables, le mar­ché réel, celui de Hayek et non la fic­tion théo­rique des éco­no­mistes néo­clas­siques, est le méca­nisme le plus effi­cace et donc le plus socia­le­ment satisfaisant.

Cela ne veut pas dire pour autant que ce méca­nisme soit par­fait. Il n’existe pas d’organisation sociale, réelle ou ima­gi­naire, qui puisse don­ner inté­gra­le­ment satis­fac­tion à cha­cun des êtres humains. La socié­té “mar­chande” pro­duit de la pau­vre­té, mais plu­tôt moins que les autres, comme toute per­sonne de bonne foi peut le consta­ter expé­ri­men­ta­le­ment, et comme on peut le mon­trer par le rai­son­ne­ment. Elle a en plus le très grand avan­tage de don­ner la pos­si­bi­li­té de lut­ter contre les inéga­li­tés, voire les exclu­sions qu’elle crée. Pour cela, les autres formes d’échange et d’organisation peuvent être uti­li­sées comme des solu­tions locales à uti­li­ser dans les inter­stices où l’économie mar­chande pro­duit des effets per­vers, mais doivent être consi­dé­rées comme com­plé­men­taires et non en conflit.

Pour pou­voir cor­ri­ger les effets néga­tifs de la socié­té de mar­ché, il faut d’abord la faire fonc­tion­ner le mieux possible.

Toutes les ten­ta­tives de construire une socié­té ou une contre-socié­té qui échap­pe­rait à “ l’économie ” n’ont abou­ti qu’à la dic­ta­ture poli­cière et à la misère généralisée.

C’est pour­quoi il faut faire la guerre aux faux pro­phètes qui voient dans le mar­ché et l’argent des incar­na­tions du mal, alors que ce sont les pre­miers outils de la pros­pé­ri­té des hommes.

Gérard DRÉAN (54)

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1. Alfred Mar­shall : “L’Économie poli­tique ou Éco­no­mie est une étude de l’humanité dans les affaires ordi­naires de la vie” et “(les éco­no­mistes) traitent de l’homme tel qu’il est : pas d’un homme abs­trait ou éco­no­mique, mais un homme de chair et de sang ” (Prin­ciples of Eco­no­mics).
Lud­wig von Mises : “L’économie étu­die les actions réelles d’hommes réels. Ses théo­rèmes ne se réfèrent ni à l’homme idéal ni à des hommes par­faits, et pas davan­tage au mythique homme éco­no­mique (homo œco­no­mi­cus) ni à la notion sta­tis­tique de l’homme moyen” (L’action humaine).
2. Ces auteurs et leurs rares émules ont été ostra­ci­sés pen­dant presque tout le ving­tième siècle à cause de leurs posi­tions farou­che­ment libé­rales. Je laisse au lec­teur le soin de déci­der si cet aspect de leur pen­sée est indé­pen­dant de leur épis­té­mo­lo­gie réa­liste, ou si l’étude de la socié­té réelle des hommes réels conduit néces­sai­re­ment au libéralisme.
3. Les “ alliances ” de Calame pour­raient en être une autre.
4. Ce qu’on appelle le chô­mage “ frictionnel ”.
5. C’est ain­si que les 35 heures ren­dues uni­for­mé­ment obli­ga­toires crée­ront néces­sai­re­ment du chômage.

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