Le courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Par : Christian POLAK et Gérard DRÉAN (54)

Louis Kreitmann au Japon du 7 février 1876 au 20 mai 1878

À la suite de l’article paru dans le numéro 527 (août-sep­tem­bre 1997) sous la sig­na­ture de Pierre Kre­it­mann (32) et inti­t­ulé “ Des poly­tech­ni­ciens au Japon au siè­cle dernier ”, notre cama­rade nous sig­nale qu’une expo­si­tion a eu lieu au Musée his­torique de Yoko­hama sous le titre “ Le Japon de Mei­ji pho­tographié par un offici­er français. Col­lec­tion Louis Kreitmann ”.

Louis Kreitmann au Japon du 7 février 1876 au 20 mai 1878

À la suite de l’article paru dans le numéro 527 (août-sep­tem­bre 1997) sous la sig­na­ture de Pierre Kre­it­mann (32) et inti­t­ulé “ Des poly­tech­ni­ciens au Japon au siè­cle dernier ”, notre cama­rade nous sig­nale qu’une expo­si­tion a eu lieu au Musée his­torique de Yoko­hama sous le titre “ Le Japon de Mei­ji pho­tographié par un offici­er français. Col­lec­tion Louis Kreitmann ”.
Nos lecteurs trou­veront ci-dessous un arti­cle de M. Chris­t­ian Polak con­sacré à Louis Kre­it­mann, à l’occasion de cette exposition.

Mission… impossible ?

Au début des années 1860, le gou­verne­ment shogu­nal des Toku­gawa (Toku­gawa-Baku­fu) engage une poli­tique de mod­erni­sa­tion du pays dans les domaines économique et mil­i­taire. Deux raisons stratégiques urgentes, d’abord l’éventualité d’une men­ace étrangère sur le ter­ri­toire et ensuite la mon­tée d’une oppo­si­tion interne de plus en plus rétive au pou­voir shogu­nal déci­dent le Baku­fu à ren­forcer et réor­gan­is­er en pre­mier ressort une armée de terre et une marine pra­tique­ment inexistantes.

En 1864, le Con­sul général de France et min­istre plénipo­ten­ti­aire Léon Roches (1809–1900) réus­sit à con­va­in­cre le Baku­fu de choisir, pour cette tâche, la France, alors à l’apogée de sa for­tune mil­i­taire grâce aux glo­rieuses vic­toires de la guerre d’Italie. Le Baku­fu demande alors l’envoi d’experts (une cinquan­taine) pour con­stru­ire l’arsenal (chantiers navals) de Yoko­su­ka sous la direc­tion de Léonce Verny (1837–1908) entre 1865 et 1876.

La mod­erni­sa­tion de l’armée de terre est con­fiée à une mis­sion mil­i­taire de France com­posée de 18 mem­bres des trois armes (infan­terie, cav­a­lerie et artillerie), dirigée par le cap­i­taine Charles-Jules Chanoine (1835–1911) arrivant à Yoko­hama le 13 jan­vi­er 1867.

Cepen­dant, les événe­ments de la Restau­ra­tion Mei­ji oblig­ent cette pre­mière mis­sion mil­i­taire de France à quit­ter pré­maturé­ment le Japon un an et demi plus tard, l’œuvre de mod­erni­sa­tion à peine ébauchée. En 1871, le nou­veau gou­verne­ment impér­i­al, mal­gré la défaite de la France face à la Prusse, n’hésite pas à faire appel de nou­veau aux Français, pour repren­dre et pour­suiv­re la mod­erni­sa­tion de la nou­velle armée impéri­ale, réu­nion des troupes de toutes les anci­ennes seigneuries abolies.

Louis Kreitmann : un lieutenant français sous le charme du Japon

Cette deux­ième mis­sion mil­i­taire de France, deux fois plus impor­tante que la pre­mière, arrive au Japon en mai 1872 sous la direc­tion du colonel d’état-major Mar­guerie (rem­placé en mars 1874 par le lieu­tenant-colonel d’état-major Munier) et y reste jusqu’en juin 1880.

Le lieu­tenant Louis Kre­it­mann (1851–1914), reçu à l’École poly­tech­nique en 1870 et diplômé de l’École d’application du Génie en 1874, arrive à Yoko­hama le 6 févri­er 1876, après cinquante-trois jours de voy­age, accueil­li et pris en charge par les cap­i­taines Orcel et Vieil­lard, qui l’installent ensuite à Yed­do (Tokyo), où réside et tra­vaille la mis­sion mil­i­taire de France, avec pour tâche de for­mer les cadres de l’armée japon­aise, dans les armes de cav­a­lerie, d’artillerie et dans le ser­vice du Génie.

Le quarti­er général de la mis­sion siège dans le Kam­mon Sama Yashi­ki (anci­enne rési­dence d’un seigneur daimy­iô) et fonc­tionne dans les écoles d’Owari (officiers), Ichi­gaya, Kyo­dodan (sous-officiers) ; les ter­rains de manœu­vre se con­cen­trent à Shi­ro (Poly­gone du Génie) et à Toya­ma (école de tir et de gym­nas­tique) ; le camp de Narashino-hara près de Chi­ba est util­isé deux fois par an, au print­emps et à l’automne. La mis­sion mil­i­taire loge à Yed­do, dans un lotisse­ment de la con­ces­sion étrangère de Tsuk­i­ji (tout près de l’actuel marché aux poissons).

Kre­it­mann est placé sous les ordres de Vieil­lard, chef du ser­vice du Génie ; puis ce dernier repar­tant pour la France en mars 1876, c’est le cap­i­taine Jour­dan qui le rem­place, Kre­it­mann restant son adjoint, chargé des cours de topogra­phie et de for­ti­fi­ca­tion à l’école d’Owari (officiers du Génie). Kre­it­mann rédi­ge un cours de topogra­phie de 79 pages, avec des instruc­tions pour cha­cun des exercices.

Jour­dan lui con­fie, de plus, le cours de chimie pour lequel il rédi­ge un manuel de 80 pages. Tous ces cours, rédigés en français, sont traduits par son inter­prète attitré Ota Tokus­aburo. Les dessins et plans orig­in­aux de Kre­it­mann sont repro­duits à l’atelier de lith­o­gra­phie de l’école instal­lée pour les mil­i­taires français.

L’école d’Owari est en con­gé chaque année pen­dant un mois, en avril-mai, et quar­ante-cinq jours en août-sep­tem­bre. Pen­dant ses temps de repos, Kre­it­mann vis­ite la cap­i­tale et ses envi­rons, sym­pa­thise avec les habi­tants, s’intégrant facile­ment à la vie japon­aise. Il fait de nom­breuses excur­sions, Hakone, Izu, Nikko, Shi­mono­se­ki, Nagasa­ki, Kobe, Kyoto, Osa­ka, et, pho­tographe ama­teur, en rap­porte de nom­breux clichés.

Il voy­age sou­vent avec son cama­rade et lieu­tenant Bil­let. Ils se dépla­cent tous deux à cheval ou à pied, par­fois en jin­rik­isha (pousse-pousse), accom­pa­g­nés d’un servi­teur et d’un mulet por­tant les bagages, dor­mant dans des auberges japonaises.

Kre­it­mann tient un jour­nal et écrit sou­vent à sa famille, con­tant ses aven­tures dans ce pays dont il s’imprègne. Il note dans ses car­nets de nom­breuses récep­tions offi­cielles aux­quelles il doit assis­ter mais qui l’ennuient. Il sig­nale les trem­ble­ments de terre, les incendies fréquents. C’est avec regret qu’il ter­mine son ser­vice en mai 1878 et ren­tre en France en embar­quant le 19 mai à Yokohama.

En plus des pho­togra­phies pris­es par Louis Kre­it­mann, le musée offre de nom­breux autres doc­u­ments con­servés par son petit-fils, Pierre Kre­it­mann, que nous remer­cions chaleureuse­ment pour ses pré­cieuses infor­ma­tions, et que nous aurons le plaisir d’accueillir au Japon en avril 2000.

Chris­t­ian POLAK
Musée de Yokohama

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Voies nouvelles et faux prophètes

Commentaires sur les articles de La Jaune et la Rouge de février 2000

Les arti­cles de la série “Défrich­er des voies nou­velles” du numéro 552 font référence à “ l’économie ” dans une accep­tion étroite et négative.

Michel Berry cherche com­ment “remédi­er aux effets funestes de l’économie” tan­dis que Philippe d’Iribarne s’interroge sur “ la cohérence entre la ges­tion de l’économie et celle du social”, le “social” ne pou­vant être que dis­tinct de “ l’économie ” comme le dit Patrick Viveret. Bien enten­du, il con­vient de rechercher “ une vie sociale riche qui n’est pas régie unique­ment par l’économie ” en admet­tant que “ les besoins ne sauraient être réduits à leur seule dimen­sion économique ou matérielle ”, comme le demande Jacques Nikonoff.

Toutes ces posi­tions procè­dent d’une vision réduc­trice de l’économie, hélas trop répan­due. La dérive sci­en­tiste issue de Wal­ras et accen­tuée par les macroé­con­o­mistes héri­tiers de Keynes, pour pou­voir se livr­er à des raison­nements math­é­ma­tiques apparem­ment rigoureux, a can­ton­né la réflex­ion économique à un monde imag­i­naire où d’innombrables exem­plaires de l’homo œco­nom­i­cus omni­scient, rationnel et max­imisa­teur échangent des biens matériels dans un marché “ pur et par­fait ” où règne “ l’équilibre économique général ”. Si on croit qu’un tel monde existe, il est nor­mal de croire que c’est un monde dis­tinct du monde réel et de lui oppos­er le “ social ”.

Mais ce n’est pas la seule con­cep­tion de l’économie. D’autres auteurs par­mi les plus grands ont tou­jours insisté pour que l’économie soit l’étude des actions réelles d’hommes réels1 échangeant en par­ti­c­uli­er des ser­vices. Cette tra­di­tion issue des écoles française et écos­saise des XVI­Ie et XVI­I­Ie siè­cles a été longtemps dom­i­nante jusqu’à ce qu’elle soit sub­mergée au XXe siè­cle par l’économie sci­en­tiste (mal­gré les réserves de Mar­shall), mais elle est restée entretenue par l’école “autrichi­enne”, dont les plus grands représen­tants (Menger, Mis­es, Hayek2) sont autant philosophes et soci­o­logues qu’économistes, et récusent toute dis­con­ti­nu­ité et a for­tiori toute oppo­si­tion entre l’économie et les autres sci­ences sociales. Si, comme le dit Pierre Calame, “l’urgence est au remem­bre­ment de la pen­sée ”, c’est vers ces auteurs qu’il faut se tourner.

Pour cette école de pen­sée, l’économie con­cerne l’ensemble des activ­ités réelles des hommes en société, sans se lim­iter aux biens matériels ni aux rela­tions “ marchan­des ”, et sans exclure l’immatériel ni “ ce qui relève du lien social, de la cul­ture, de la vie col­lec­tive ”. La dis­ci­pline économique peut alors être définie comme “ l’étude des dis­po­si­tions par lesquelles les hommes se ren­dent mutuelle­ment des ser­vices ”, tant il est vrai, comme le dis­ait Bas­ti­at, que “ L’action humaine, laque­lle ne peut jamais arriv­er à créer de la matière, con­stitue seule le ser­vice que l’homme isolé se rend à lui-même ou que les hommes en société se ren­dent les uns aux autres ”. L’analyse économique ain­si élargie éclaire un cer­tain nom­bre de ques­tions soulevées dans la série “ Défrich­er des voies nouvelles ”.

Entreprises et associations

Cha­cun de nous, réduit à ses seuls moyens, ne peut sat­is­faire qu’une infime par­tie de ses désirs. L’organisation économique de la société nous per­met, en nous ren­dant mutuelle­ment des ser­vices, d’en sat­is­faire une plus grande part. À l’inverse, un indi­vidu isolé, quelle que soit sa bonne volon­té, touche vite les lim­ites de ce qu’il peut faire pour ses con­génères s’il est réduit à ses pro­pres forces. Pour se ren­dre mutuelle­ment ser­vice de façon effi­cace, les hommes doivent s’associer dans des “ organisations ”.

Les entre­pris­es et les asso­ci­a­tions sont deux formes dif­férentes d’organisation3, ayant toutes deux pour objet de pro­duire des ser­vices qu’un homme seul ne pour­rait pas pro­duire, et visant toutes deux à être effi­caces dans cette pro­duc­tion. Quelle est alors la dif­férence fon­da­men­tale entre les deux et pourquoi l’une peut-elle ren­dre des ser­vices dont l’autre est incapable ?

La car­ac­téris­tique dis­tinc­tive de l’entreprise est qu’elle tire ses moyens d’existence exclu­sive­ment des béné­fi­ci­aires de ses ser­vices. Cer­tains acteurs, notam­ment ses action­naires, peu­vent lui con­sen­tir des avances, mais dans le but de les récupér­er avec intérêts. L’entreprise ne peut sur­vivre qu’en trou­vant un assez grand nom­bre d’acheteurs qui accor­dent à ses pro­duc­tions une valeur suff­isante, et qui con­cré­tisent ce juge­ment en en payant le prix sous forme de mon­naie, ce qui sup­pose qu’eux-mêmes se pro­curent de la mon­naie en échange de leurs pro­pres services.

Quant aux asso­ci­a­tions, elles se rangent en deux caté­gories bien dis­tinctes : celles qui ne ren­dent de ser­vices qu’à leurs mem­bres, comme les clubs de loisirs ou les asso­ci­a­tions de copro­prié­taires, et celles dont la rai­son d’être est de ren­dre des ser­vices à des tiers. Il est tout à fait abusif de par­ler des asso­ci­a­tions en général comme si toutes avaient un but altru­iste. Dans leur immense majorité, elles n’ont aucun but ni aucun effet de sol­i­dar­ité en dehors de leurs mem­bres, et sont d’une cer­taine façon encore plus égoïstes que les entreprises.

La car­ac­téris­tique dis­tinc­tive des asso­ci­a­tions “ altru­istes ” est qu’elles tirent leurs moyens d’existence d’autres sources que les béné­fi­ci­aires de leurs ser­vices (ce qui n’est pas néces­saire­ment le cas des asso­ci­a­tions “ fer­mées”). Donc, alors que les ressources des entre­pris­es, donc leur survie et l’existence même des pro­duc­tions de cha­cune d’entre elles, dépen­dent entière­ment du juge­ment et de la solv­abil­ité de leurs clients, les asso­ci­a­tions “altru­istes” peu­vent pro­duire des ser­vices dont la valeur aux yeux de leurs béné­fi­ci­aires est inférieure à la valeur de ce qu’elles con­som­ment, ou que les deman­deurs n’ont pas les moyens d’acheter.

La survie de cha­cune ne dépend pas du juge­ment des béné­fi­ci­aires de ses ser­vices, mais exclu­sive­ment des dona­teurs qui lui four­nissent, en nature ou en espèces, les ressources dont elle a besoin. Il en résulte que l’entreprise ne sert que des béné­fi­ci­aires solv­ables, mais cherche à en servir le plus grand nom­bre pos­si­ble, alors que l’association “ altru­iste ” peut servir des béné­fi­ci­aires non solv­ables, mais en nom­bre lim­ité par les apports de ses dona­teurs. C’est en ce sens que les asso­ci­a­tions sont plus sou­ples dans la nature des ser­vices qu’elles peu­vent pro­duire et de la pop­u­la­tion qu’elles peu­vent servir, tout en étant plus lim­itées dans le nom­bre de leurs béné­fi­ci­aires poten­tiels, et qu’en un sens leur exis­tence même est plus arbi­traire et plus aléa­toire que celle des entreprises.

Les vraies causes du chômage

La même analyse des organ­i­sa­tions éclaire la ques­tion du chô­mage, qui est au cen­tre des prob­lèmes soci­aux actuels, et aide à com­pren­dre pourquoi le chô­mage cœx­iste avec des besoins non sat­is­faits. Dans les sociétés avancées, où la plu­part des désirs des hommes ne peu­vent être sat­is­faits que par des organ­i­sa­tions ad hoc, cha­cun ne peut être utile aux autres et pro­duire la con­trepar­tie de ce qu’il reçoit qu’en trou­vant sa place dans une organ­i­sa­tion où son apport est com­plété par les apports d’autres indi­vidus dotés d’autres capac­ités, et par des équipements de toutes sortes qui for­ment ce qu’on appelle du “ capital ”.

Or toute organ­i­sa­tion est un assem­blage par­ti­c­uli­er de fac­teurs bien pré­cis en pro­por­tions bien déter­minées, et ce qui est vrai de chaque entre­prise et de chaque asso­ci­a­tion est égale­ment vrai pour le sys­tème pro­duc­tif dans son ensem­ble. À chaque instant, l’emploi effec­tif de cha­cun des fac­teurs, en par­ti­c­uli­er l’emploi tout court, s’ajuste sur la disponi­bil­ité du fac­teur le plus rare. Dans le court terme, les dif­férents fac­teurs de pro­duc­tion sont com­plé­men­taires beau­coup plus que con­cur­rents ; ce n’est que dans le moyen et long terme que les com­bi­naisons de fac­teurs peu­vent être mod­i­fiées, ou que de nou­velles com­bi­naisons peu­vent naître, qui per­me­t­tront de rem­plac­er un fac­teur rare ou coû­teux par un autre fac­teur plus abon­dant et moins cher, ou à la lim­ite inutilisé.

Or il est clair que les désirs des hommes sont illim­ités. Le chô­mage, c’est-à-dire l’excès d’offre de tra­vail sur la demande de tra­vail, ne peut donc avoir que trois sources : un délai d’ajustement de l’offre de tra­vail à la demande4, le mau­vais fonc­tion­nement du sys­tème qui rap­proche les offres des deman­des, c’est-à-dire du marché, ou enfin la pénurie d’un autre fac­teur de pro­duc­tion néces­saire pour que le tra­vail offert par le chômeur puisse être effec­tué. Ce fac­teur man­quant peut être une autre forme de tra­vail dont la demande se trou­ve être supérieure à l’offre : si les cuisiniers vien­nent à man­quer, les serveurs de restau­rant se retrou­vent au chô­mage5. Ce fac­teur man­quant peut aus­si être des out­ils : s’il n’y a pas assez de pelles (c’est-à-dire de cap­i­tal), il n’y a pas de tra­vail pour tous les terrassiers.

C’est la fonc­tion des entre­pre­neurs d’inventer et de faire fonc­tion­ner des organ­i­sa­tions qui utilisent au mieux les fac­teurs de pro­duc­tion, notam­ment les fac­teurs que les organ­i­sa­tions exis­tantes lais­sent disponibles. L’apport spé­ci­fique des asso­ci­a­tions est ici d’ajouter à la var­iété de ces organ­i­sa­tions, tant en appor­tant de nou­velles façons d’associer des offres à des deman­des qu’en autorisant des com­bi­naisons orig­i­nales de fac­teurs de pro­duc­tion, et donc d’utiliser une plus grande quan­tité d’une plus grande var­iété de ces fac­teurs, tout en sat­is­faisant des gens qui ne pour­raient pas pay­er cer­tains services.

Les bienfaits de l’économie marchande

Le marché est le moyen le plus per­fec­tion­né que les hommes aient inven­té pour associ­er les offres de ser­vices des uns aux désirs de ser­vices des autres, en ne lim­i­tant pas les échanges pos­si­bles à l’entourage immé­di­at de cha­cun. Quant à la mon­naie, c’est le moyen le plus per­fec­tion­né que les hommes aient inven­té pour lubri­fi­er ce sys­tème d’échanges. Dans une économie de troc, le chanteur affamé devrait trou­ver un boulanger mélo­mane ; dans une économie moné­taire, il peut d’abord obtenir de la mon­naie en chan­tant pour des ama­teurs qui ne sont pas boulangers, puis acheter du pain chez un boulanger qui déteste sa musique.

L’exemple des réseaux d’échange de savoirs cité par Michel Berry illus­tre à mer­veille les lim­ites d’un sys­tème de troc : les échanges y sont lim­ités à des per­son­nes physique­ment proches, et à des ser­vices d’une nature par­ti­c­ulière : “ N’importe qui peut s’adresser à un réseau pour y appren­dre quelque chose, à con­di­tion d’y enseign­er autre chose”. Si c’était une entre­prise, on pour­rait y appren­dre sans y enseign­er et y enseign­er sans y appren­dre. En mul­ti­pli­ant et en flu­id­i­fi­ant les échanges pos­si­bles, le marché et la mon­naie aug­mentent les chances qu’un désir par­ti­c­uli­er soit sat­is­fait et qu’une offre de ser­vices par­ti­c­ulière soit utilisée.

Le même exem­ple con­firme com­bi­en il est uni­verselle­ment admis que celui qui veut obtenir quelque chose doive don­ner autre chose en échange. Le pro­pre d’une économie moné­taire est que ce quelque chose peut être de la mon­naie. Il suf­fit alors d’avoir de la mon­naie pour se pro­cur­er n’importe quel fac­teur de pro­duc­tion ; la mon­naie est en quelque sorte un fac­teur générique, un jok­er qui peut se sub­stituer à tous les autres.

Il en résulte que, pour un acteur don­né, indi­vidu ou organ­i­sa­tion, la var­iété des proces­sus de pro­duc­tion aux­quels il peut par­ticiper n’est pas lim­itée par les ressources en nature dont il dis­pose directe­ment. Dans une économie non marchande, une asso­ci­a­tion qui veut héberg­er les sans-abri ne peut pas fonc­tion­ner si elle ne trou­ve pas de dona­teur pour lui offrir un local : les bénév­oles restent inem­ployés et les sans-abri restent dehors. En économie marchande, elle peut recueil­lir des fonds auprès de gens généreux mais qui ne peu­vent pas ou ne veu­lent pas don­ner de leur temps, et avec cet argent louer un local.

Halte aux faux prophètes

Le but de toute organ­i­sa­tion sociale doit être de pro­cur­er le plus pos­si­ble de sat­is­fac­tions au plus grand nom­bre pos­si­ble. Pour cela, elle doit avant tout favoris­er tous les mécan­ismes qui per­me­t­tent à la demande des ser­vices et à l’offre de ser­vices de se ren­con­tr­er, et aux fac­teurs de pro­duc­tion de s’associer, et encour­ager toutes les inno­va­tions sus­cep­ti­bles d’y con­tribuer. Or, de toutes les organ­i­sa­tions envis­age­ables, le marché réel, celui de Hayek et non la fic­tion théorique des écon­o­mistes néo­clas­siques, est le mécan­isme le plus effi­cace et donc le plus sociale­ment satisfaisant.

Cela ne veut pas dire pour autant que ce mécan­isme soit par­fait. Il n’existe pas d’organisation sociale, réelle ou imag­i­naire, qui puisse don­ner inté­grale­ment sat­is­fac­tion à cha­cun des êtres humains. La société “marchande” pro­duit de la pau­vreté, mais plutôt moins que les autres, comme toute per­son­ne de bonne foi peut le con­stater expéri­men­tale­ment, et comme on peut le mon­tr­er par le raison­nement. Elle a en plus le très grand avan­tage de don­ner la pos­si­bil­ité de lut­ter con­tre les iné­gal­ités, voire les exclu­sions qu’elle crée. Pour cela, les autres formes d’échange et d’organisation peu­vent être util­isées comme des solu­tions locales à utilis­er dans les inter­stices où l’économie marchande pro­duit des effets per­vers, mais doivent être con­sid­érées comme com­plé­men­taires et non en conflit.

Pour pou­voir cor­riger les effets négat­ifs de la société de marché, il faut d’abord la faire fonc­tion­ner le mieux possible.

Toutes les ten­ta­tives de con­stru­ire une société ou une con­tre-société qui échap­perait à “ l’économie ” n’ont abouti qu’à la dic­tature poli­cière et à la mis­ère généralisée.

C’est pourquoi il faut faire la guerre aux faux prophètes qui voient dans le marché et l’argent des incar­na­tions du mal, alors que ce sont les pre­miers out­ils de la prospérité des hommes.

Gérard DRÉAN (54)

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1. Alfred Mar­shall : “L’Économie poli­tique ou Économie est une étude de l’humanité dans les affaires ordi­naires de la vie” et “(les écon­o­mistes) trait­ent de l’homme tel qu’il est : pas d’un homme abstrait ou économique, mais un homme de chair et de sang ” (Prin­ci­ples of Eco­nom­ics).
Lud­wig von Mis­es : “L’économie étudie les actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à l’homme idéal ni à des hommes par­faits, et pas davan­tage au mythique homme économique (homo œco­nom­i­cus) ni à la notion sta­tis­tique de l’homme moyen” (L’action humaine).
2. Ces auteurs et leurs rares émules ont été ostracisés pen­dant presque tout le vingtième siè­cle à cause de leurs posi­tions farouche­ment libérales. Je laisse au lecteur le soin de décider si cet aspect de leur pen­sée est indépen­dant de leur épisté­molo­gie réal­iste, ou si l’étude de la société réelle des hommes réels con­duit néces­saire­ment au libéralisme.
3. Les “ alliances ” de Calame pour­raient en être une autre.
4. Ce qu’on appelle le chô­mage “ frictionnel ”.
5. C’est ain­si que les 35 heures ren­dues uni­for­mé­ment oblig­a­toires créeront néces­saire­ment du chômage.

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