Le Panthéon vu de l'ancienne école polytechnique

Le binôme tradition/évolution

Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : André TRANIÉ (31)
N° 331 Juin 1978
Pen­dant nos années de taupe, l’X avait été notre prin­cesse loin­taine. Nous péné­trions enfin dans son palais. Notre émo­tion n’é­tait pas seule­ment celle de l’a­mou­reux dont la main va consta­ter la réa­li­té des tré­sors qui peu­plaient ses rêves. Il se pas­sait en nous quelque méta­mor­phose, l’homme devait se déga­ger de la chry­sa­lide sco­laire, le pos­tu­lant devait être initié.

Pen­dant nos années de taupe, l’X avait été notre prin­cesse loin­taine. Nous péné­trions enfin dans son palais. Notre émo­tion n’é­tait pas seule­ment celle de l’a­mou­reux dont la main va consta­ter la réa­li­té des tré­sors qui peu­plaient ses rêves. Il se pas­sait en nous quelque méta­mor­phose, l’homme devait se déga­ger de la chry­sa­lide sco­laire, le pos­tu­lant devait être initié.

Comme dans une litur­gie sym­bo­lique, nous nous dépouil­lions de nos vête­ments, nous nous retrou­vions tous pareils dans l’hu­mi­li­té signi­fi­ca­tive de l’u­ni­forme noir, avec le contact rugueux, mor­ti­fiant, du linge d’or­don­nance sur notre peau, jus­qu’au plus intime de notre réa­li­té phy­sique (« Laurent, ser­rez ma haire avec ma discipline … »)

Pro­je­tés « ailleurs », hors d’une ado­les­cence où nous gui­daient depuis l’en­fance des mains douces ou rudes, nous étions trou­blés de fran­chir un seuil sans le secours des appuis fami­liers dont la pri­va­tion seule nous révé­lait l’im­por­tance : parents, maîtres, amis de notre âge sco­laire. Au moment de vivre une expé­rience nou­velle, nous avions beau­coup de curio­si­té, pas mal d’ex­ci­ta­tion et un peu d’ap­pré­hen­sion : on sait qu’on ne sait pas.

Les anciens allaient paraître, eux qui savaient. Atten­dions- nous d’eux un modèle, ou sim­ple­ment de voir en quoi pou­vaient être dif­fé­rents des gar­çons qui, un an plus tôt, nous res­sem­blaient comme des frères ? Ou n’é­tions-nous que méfiance et recul ? Je ne sais plus…

Les anciens arri­vèrent et ce fut le choc de la tra­di­tion. La tra­di­tion, selon le dic­tion­naire, est la trans­mis­sion orale de cou­tumes et d’u­sages consa­crés par le temps. Les anciens firent de leur mieux pour assu­rer cette trans­mis­sion de façon directe et virile. Quelques jours suf­firent pour obte­nir les bons effets d’une méthode per­fec­tion­née au long des âges.

Et lorsque le « monôme de récon­ci­lia­tion » mar­qua la fin de nos épreuves, nous nous sen­tions prêts à trans­mettre l’an­née sui­vante à nos conscrits le même message.

Quel mes­sage ? Je doute que, anciens ou conscrits, nous nous soyons posé la ques­tion. Tout était si bien ancré dans les mœurs, si tra­di­tion­nel pré­ci­sé­ment ! On fai­sait confiance à la tra­di­tion. On l’a­dop­tait de grand cœur et sans examen. ‚.

Avec le recul, l’en­vie nous prend d’en mieux com­prendre le sens pro­fond. Et puisque des dis­po­si­tions nou­velles ont récem­ment trou­blé, sinon rom­pu, l’en­chaî­ne­ment de la trans­mis­sion, il est peut être urgent de s’in­ter­ro­ger sur la valeur de la tra­di­tion poly­tech­ni­cienne – qui n’est, bien enten­du, qu’un cas par­ti­cu­lier de tra­di­tion, un cas à peine particulier…

Une "salle" de l'école polytechnique en 1900
Pho­to de salle en 1900.

La tra­di­tion ? Kek­sék­sa ? qui se pose la ques­tion ? Il s’a­git d’un concept aus­si vague qu’il est com­mun. Le terme recouvre les accep­tions les plus diverses. Voi­là un de ces mots-clés qui, depuis Babel, faci­litent l’in­com­pré­hen­sion entre les hommes (hommes s’en­tend ici au sens géné­ral, qui inclut les femmes … mais peut-être l’in­com­pré­hen­sion est-elle sur­tout de règle entre les hommes, qui souffrent davan­tage du tra­vers de l’abstraction).

La tra­di­tion ? un guide pré­cieux, un caté­chisme du savoir-être ? ou un code péri­mé à relé­guer au musée ? du folk­lore, tou­chant ou ridi­cule ? des farces d’é­tu­diants ? Un défou­le­ment pour des pul­sions sado-maso­chistes ? La nos­tal­gie d’une socié­té de castes ? ou une résur­gence des antiques saturnales ?

Que le même phé­no­mène sus­cite tant d’in­ter­pré­ta­tions n’est sur­pre­nant qu’à pre­mière vue. Sous des vocables divers, on recon­naît la guerre des anciens et des modernes, l’ir­ré­duc­tible oppo­si­tion de deux camps qui n’ont en com­mun qu’une erreur : croire que tra­di­tion et évo­lu­tion sont des termes antinomiques.

Bien au contraire, tra­di­tion et évo­lu­tion forment un binôme au sens poly­tech­ni­cien du mot. Ce sont des com­pa­gnons insé­pa­rables comme le yin et le yang.

Une "salle" de l'école polytechnique en 1891
Une salle en 1891.

Le mou­ve­ment ne se mesure que par rap­port à des repères. L’é­vo­lu­tion ne peut donc se défi­nir ‚sans la réfé­rence que trans­met la tra­di­tion : celle d’un ensemble de cou­tumes et d’u­sages qui sont, au plan du com­por­te­ment, l’ex­pres­sion de croyances, d’at­ti­tudes d’es­prit et de juge­ments de valeur.

La tra­di­tion n’est pas qu’un repère, elle est aus­si un appui. Une tra­di­tion qui rejette l’é­vo­lu­tion ne relève que de la paléon­to­lo­gie. La véri­table tra­di­tion est vivante comme une graine. Un mes­sage est ins­crit dans la graine, c’est l’ex­pé­rience irrem­pla­çable des géné­ra­tions. La graine n’a de sens que si elle germe, et si la plante qui en sort pro­duit à son tour d’autres graines.

Ain­si la tra­di­tion doit être accep­tée et en même temps réin­ven­tée par ceux qui la reçoivent et la trans­met­tront à leur tour, dépouillée de ce qui était contin­gent, accor­dée au monde exté­rieur, et néan­moins fidèle au sens profond.

Car il faut dis­tin­guer le conte­nu et l’en­ve­loppe ; le sens éso­té­rique et l’ap­pa­rence formelle.

L’en­ve­loppe, la forme, l’ap­pa­rence, ce fut pour nous, comme pour tant de pro­mo­tions avant nous, l’i­ni­tia­tion à l’ar­got de l’X, le bahu­tage, la lec­ture solen­nelle du code X. On recon­naît les traits d’un arché­type, celui des rites d’ad­mis­sion dans une socié­té fer­mée. En font par­tie le lan­gage conve­nu, les épreuves et, pour finir, l’ad­mis­sion à la connais­sance de la loi.

Le lan­gage conve­nu a ses fina­li­tés : mar­quer l’en­trée dans une vie nou­velle, effa­cer les dif­fé­rences anté­rieures, affir­mer d’emblée, comme un pos­tu­lat, une soli­da­ri­té à laquelle la vie en com­mun va don­ner une réa­li­té. Le lan­gage par­achève au plan de la com­mu­ni­ca­tion l’ac­tion de l’u­ni­forme et de l’in­ter­nat. En même temps que les vête­ments civils sont aban­don­nées les dis­tinc­tions de classe.

Avec le lan­gage conve­nu s’at­té­nuent des dif­fé­rences plus sub­tiles : tous les ini­tiés pénètrent à éga­li­té dans un autre monde. Il s’a­git pour cha­cun d’eux de prendre place en tant qu’­homme dans la socié­té. L’a­li­gne­ment au départ, puis la vie en com­mun, voi­là qui consti­tue la méthode la plus expé­di­tive et la recette la plus sûre pour que l’en­trée soit réus­sie et la place bien tenue.

Faut-il en par­ler au pas­sé ? Un sys­tème cohé­rent, qui avait fait ses preuves,. dis­pa­raît avec l’u­ni­forme délais­sé, avec les chambres indi­vi­duelles, avec la télé­vi­sion qui abo­lit la vie de com­mu­nau­té (comme elle abo­lit la vie de famille). On ne peut en pré­voir les consé­quences, ni pour la for­ma­tion de la per­son­na­li­té de cha­cun, ni pour l’é­ta­blis­se­ment des rela­tions sociales.

Le bahu­tage a tou­jours été contes­té – sauf par ceux qui l’ont subi (de rares excep­tions confir­mant la règle). De notre temps il était court et bénin, à peu près dépouillé de pul­sions pri­maires héri­tées d’an­tiques ins­tincts d’op­pres­sion. Il visait sur­tout à mor­ti­fier les amours-propres, à gué­rir des vani­tés nées du suc­cès à l’exa­men, à ensei­gner l’hu­mi­li­té, qui est bien la plus cha­ri­table et par­fois la plus payante des vertus.

Pen­sez à l’or­di­na­tion des évêques, allon­gés faces contre terre sur les dalles … La leçon était en géné­ral mas­quée par un folk­lore bur­lesque, une paro­die de ter­reur qu’on ne pou­vait prendre au sérieux : c’est là une forme de pudeur virile qui fait que cer­tains mes­sages ne peuvent être déli­vrés et reçus que sous le cou­vert de la farce ou de la brutalité.

Pudeur aus­si que de lais­ser dans le Code X des sen­tences ana­chro­niques ou déri­soires, qui désarment, quand on parle d’hon­neur, de digni­té, de patrie, l’i­ro­nie d’es­prits qui se croient forts.

Les rites accom­plis, vient le monôme de récon­ci­lia­tion. Les conscrits sont pro­cla­més égaux à leurs anciens. En fait, cha­cun d’eux devra encore par­cou­rir un long che­min inté­rieur pour deve­nir l’homme qu’il est en poten­tiel, pour se déga­ger tout à fait de sa chry­sa­lide, pour assu­mer sa place dans la socié­té, ses devoirs vis-à-vis de ses semblables.

Ce che­min, il devra le suivre seul (encore que la vie en com­mun à l’É­cole puisse l’ai­der beau­coup). Mais une impul­sion ini­tiale a été don­née, un cap a été indi­qué, des tra­vers ont été dénon­cés, qui auraient été des han­di­caps. Le tout sous la forme la plus tolé­rable parce qu’elle fait appel aux réfé­rences clas­siques des initiations.

Voi­là le rôle social de la tra­di­tion. Et ce n’est pas seule­ment vrai pour les X.

Au moment de la grande méta­mor­phose dont naît l’homme, les tra­di­tions seules peuvent relayer les actions dévo­lues jusque-là aux parents puis aux maîtres. Dans la mesure même où ces actions, dans le monde où nous vivons, se sont en géné­ral affai­blies le rôle social des tra­di­tions prend encore plus d’im­por­tance. Il fau­drait sou­hai­ter que l’on en prenne conscience quand il s’a­git de la tra­di­tion polytechnicienne.

Et même, quand il s’a­git de l’or­ga­ni­sa­tion de l’École.

L'école polytechnique à Palaiseau
L’É­cole à Palaiseau

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