La prison militaire du Cherche-Midi.

La Sanction de la tradition et la Tradition des sanctions

Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : le Général Pierre BRIQUET (38)
N° 331 Juin 1978
Lorsque fut pro­posé à l’au­teur de cet arti­cle, sous le pré­texte qu’il avait été Directeur général de l’É­cole de 1972 à 1975 de traiter en quelques pages des prob­lèmes manichéens de fron­tière entre créa­tiv­ité artis­tique et fan­taisie intem­pes­tive à l’É­cole, son hési­ta­tion, bien com­préhen­si­ble, céda aus­sitôt que lui fut indiqué qu’il s’agis­sait de traiter le sujet à la lumière de la Tradition.

Lorsque fut pro­posé à l’au­teur de cet arti­cle, sous le pré­texte qu’il avait été Directeur général de l’É­cole de 1972 à 1975 de traiter en quelques pages des prob­lèmes manichéens de fron­tière entre créa­tiv­ité artis­tique et fan­taisie intem­pes­tive à l’É­cole, son hési­ta­tion, bien com­préhen­si­ble, céda aus­sitôt que lui fut indiqué qu’il s’agis­sait de traiter le sujet à la lumière de la Tradition.

Son élan d’en­t­hou­si­asme se tem­péra toute­fois assez vite lorsqu’il se ren­dit compte que, si le mot tra­di­tion était encore présent dans les esprits des jeunes class­es, son con­tenu avait besoin d’être sérieuse­ment rafraîchi pour sur­mon­ter l’ob­sta­cle des inter­pré­ta­tions trop per­son­nelles. Il jugea donc néces­saire de relever son dis­posi­tif d’un cran et de com­mencer son exposé par l’il­lus­tra­tion de ce qui con­stitue — à ses yeux du moins — la vraie Tra­di­tion de l’École.

Une fois cette pre­mière par­tie traitée, pou­vait alors être abor­dée la cri­tique — au sens large du terme — des actes les plus sig­ni­fi­cat­ifs des pro­mo­tions passées, tels que l’his­toire nous les a con­servés. Man­i­fes­ta­tions de promo(s), entre­pris­es de grou­pus­cules, fan­taisies indi­vidu­elles enfin, trois facettes étaient offertes à l’exégèse et ont été traitées dans cet ordre.

Les quelque 180 pro­mo­tions offertes à la pâture de l’his­to­rien ont certes présen­té assez de cas de fig­ure pour qu’il n’ait pas été néces­saire de recourir à des sou­venirs per­son­nels. Toute­fois, la dernière décen­nie ayant ajouté au décor quelques arabesques nou­velles, il a bien fal­lu en tenir compte pour cou­vrir l’ensem­ble de la ques­tion telle qu’elle se présente aujour­d’hui. Puisse cette présen­ta­tion per­me­t­tre aux apports de demain de rester dans le droit fil de notre École.

La vie en société com­porte l’usage, et entraîne donc le respect d’un cer­tain nom­bre de règles faute desquelles ne saurait être assuré à tous, — enfants, ado­les­cents, adultes et per­son­nes âgées — ce min­i­mum d’aise et de qual­ité de vie qui est indis­pens­able au développe­ment pais­i­ble de la per­son­nal­ité de cha­cun. Générale­ment par­lant, autant de règles, autant de con­traintes, et donc autant de freins aux instincts et aux pen­chants indi­vidu­els. Tout bien pesé, cepen­dant, il est facile de con­stater que cha­cun de ces freins assure en vérité un peu plus de liber­té et de sécu­rité à tous, aux autres comme à soi-même.

On imag­ine aisé­ment les con­séquences qu’en­traîn­erait le libre choix, par les con­duc­teurs, de la pri­or­ité aux car­refours. Pour qui mar­querait trop de réti­cence à accepter la gêne entraînée par l’ex­is­tence de ses sem­blables par­al­lèle­ment à la sienne, il existe bien une solu­tion : se faire ermite sur une île déserte. Les îles désertes se font hélas de plus en plus rares, et la voca­tion d’er­mite ne touche, de son côté, qu’un nom­bre de gens des plus restreints.

L’en­trée en com­mu­nauté, à titre pro­vi­soire ou défini­tif, sup­pose, en plus de ce qui vient d’être dit, l’ac­cep­ta­tion de par­ticiper à une tâche par­ti­c­ulière que l’ex­is­tence même de la com­mu­nauté facilite à cha­cun de ses mem­bres. Cette accep­ta­tion rend théorique­ment plus aisée l’adap­ta­tion aux règles par­ti­c­ulières de vie que la com­mu­nauté pro­pose à ses postulants.Car, qui dit com­mu­nauté dit règle.

Mais qui dit règle dit sanc­tion. Il est à la portée de tout le monde de véri­fi­er qu’une loi de la République com­porte tou­jours un arti­cle indi­quant le prix à pay­er par celui qui choisir­ait de ne pas s’y con­former. Notons, au pas­sage, que ce prix n’est pas fixe mais com­pris dans un éven­tail aux lim­ites plus ou moins larges. A charge pour celui qui aura à le fix­er de choisir la poin­ture adéquate. Mais adéquate à quoi ? il y a là matière à une pre­mière réflexion.

Une com­mu­nauté, quelle qu’elle soit, ne saurait, par exem­ple, faire totale­ment abstrac­tion de l’époque où elle vit. Les par­tic­u­lar­ités de l’époque aideront ou non à la réal­i­sa­tion de la tâche commune.

Au plan humain, par exem­ple, bien des fac­teurs évolu­ent qui tan­tôt poussent au ren­force­ment de la respon­s­abil­ité et du car­ac­tère, et tan­tôt visent à diluer le sens des respon­s­abil­ités dans un mag­ma poéti­co-col­lec­tiviste curieuse­ment attrac­t­if pour les esprits math­é­ma­tiques à la recherche des plu­ral­ités intel­lectuelles à jouis­sance immédiate.

Celui qui a la chance, comme c’est le cas à l’É­cole Poly­tech­nique, de pou­voir dis­pos­er d’une his­toire de près de deux siè­cles est alors soumis à la ten­ta­tion de ne con­sid­ér­er le présent que comme une des mul­ti­ples fluc­tu­a­tions du passé et de fonder la jus­ti­fi­ca­tion de son com­porte­ment d’au­jour­d’hui sur le respect lit­téral des sit­u­a­tions anci­ennes, bien sou­vent totale­ment dépassées. Cette erreur d’in­ter­pré­ta­tion de la tra­di­tion vaut quelques lignes d’exégèse.

La Tra­di­tion ne saurait être un recueil d’où l’on extirpe, par pho­to­copie de telle page, la solu­tion du prob­lème du moment. Référence tou­jours disponible, elle n’of­fre en réal­ité qu’une aide à dis­tinguer les choses qui se font de celles qui ne se font pas, telles que l’ex­péri­ence de plus de cent qua­tre-vingts pro­mo­tions a con­duit à en juger pour la meilleure tenue de l’É­cole, face à ce que le pays attend d’elle.

Car le pays attend d’elle quelque chose, assez obscuré­ment en vérité, mais avec suff­isam­ment de con­vic­tion pour que l’É­cole, ayant su jusqu’i­ci répon­dre à cette attente, ait survécu sans avatar majeur à tous les régimes qui se sont suc­cédé depuis sa créa­tion, y com­pris à ceux dont les ten­ants auraient volon­tiers imag­iné la dis­pari­tion de notre insti­tu­tion, par las­si­tude pour les uns, par exas­péra­tion pour les autres ou encore poussés par les con­seils de gens momen­tané­ment influ­ents cédant à leurs ran­cunes ou à leurs utopies.

II faut recon­naître en toute fran­chise que la pop­u­la­tion poly­tech­ni­ci­enne n’a pas tou­jours, de son côté, fait mon­tre des meilleures qual­ités diplo­ma­tiques dans ses man­i­fes­ta­tions « tra­di­tion­nelles » de con­tes­ta­tion du pou­voir en place. Défini­tive­ment acquis aux Grac­ques1 depuis la pre­mière pro­mo­tion et n’ap­pré­ciant en con­séquence les prob­lèmes con­tem­po­rains qu’avec un cer­tain déphasage, les élèves ont ain­si longtemps mar­qué une propen­sion assez accen­tuée — et que d’au­cuns jugeaient fâcheuse — au port de la cocarde du régime antérieur.

La prison mil­i­taire du Cherche-Midi. Rue des Sept-Voies,
au ci-devant Col­lège de Mon­taigu. Place du Panthéon.

La tur­bu­lence atteignit, par exem­ple, une inten­sité telle en 1816, que Louis XVIII se tint pour con­va­in­cu de la néces­sité, dans un pre­mier temps, de dis­soudre l’É­cole ; puis, dans un sec­ond, de la rou­vrir, mais « civil­isée ». Ce qui fut fait.

Rat­tachée à l’In­térieur et placée sous la férule du baron Bouchu, l’É­coie vécut alors dans la joie une péri­ode qu’Ara­go, lui, eut vite fait d’ap­préci­er dans ses con­séquences. Affolé par la très rapi­de détéri­o­ra­tion de l’as­siduité aux cours, la nul­lité du tra­vail d’ensem­ble fourni et la prodigieuse perte de sub­stance intel­lectuelle engen­drée par une anar­chie sans mesure, notre cher illus­tre Ancien, oubliant qu’il n’avait pas été adver­saire de la for­mule « civile », alla, en 1821, se jeter aux pieds du monar­que à qui il eut le bon­heur d’ar­racher le rétab­lisse­ment, hélas seule­ment par­tiel, de la sit­u­a­tion antérieure.

Les demi-mesures n’ayant jamais clar­i­fié les choses. l’É­coie pour­suiv­it une course d’au­tant plus boi­teuse qu’à demi mil­i­taire, elle n’au­rait pu, au mieux, qu’être à demi com­mandée, même si son nou­veau gou­verneur, le Général Comte de Bor­des­oulle, avait bien voulu con­de­scen­dre à s’en occu­per sérieuse­ment, ce qui ne fut pas le cas2.

Se sou­ciant donc de l’É­cole comme de sa pre­mière charge de cav­a­lerie, Bor­des­oulle ne fit rien pour tir­er l’X de son bour­bier. Sa relève par Ara­go, en 1830, n’eut pas le temps de porter fruit : la Révo­lu­tion, quelques mois plus tard, changea la face des choses, et l’É­cole se retrou­va tout naturelle­ment sous plein régime mil­i­taire, à la sat­is­fac­tion — à l’époque — de tous les constituants

Péripétie, dira-t-on, sauf à bien vouloir étudi­er les con­séquences de cette sit­u­a­tion vécue qua­torze années : 1817 à 1830. L’une de ces con­séquences est détail­lée en annexe à cet arti­cle ; on y trou­vera la réduc­tion éton­nante du nom­bre des « célébrités » issues de ces pro­mo­tions dans les domaines clas­siques où pro­mos d’a­vant et pro­mos d’après ont fourni leur très hon­or­able con­tin­gent de sci­en­tifiques de haut niveau ou classés comme tels par­mi les « géomètres », mécani­ciens, « astronomes », physi­ciens et chimistes de leur époque.

Comme quoi les atti­tudes sont à peser devant leurs con­séquences possibles.

Cette digres­sion sur des événe­ments vieux de 150 ans, intro­duite plus ou moins directe­ment comme suite à l’af­fir­ma­tion que le peu­ple de France attendait quelque chose de l’É­cole, per­met main­tenant de mieux com­pren­dre le con­tenu de cette attente. Habitué pen­dant des généra­tions à voir les sci­ences les plus abstraites représen­tées en France par bon nom­bre de pro­duits de l’X, mais aus­si à ce qu’on fasse appel, dans les moments dif­fi­ciles, aux fac­ultés d’or­gan­i­sa­tion, d’imag­i­na­tion et de dés­in­téresse­ment de solides Anciens de notre École, le peu­ple ne com­prendrait pas qu’« on » le prive de cette sorte de con­fort moral, en taris­sant la source des poly­tech­ni­ciens à qui il con­tin­ue de faire naturelle­ment confiance.

Il sem­ble alors que la direc­tion soit toute tracée : l’É­cole Poly­tech­nique doit pro­duire avant tout des poly­tech­ni­ciens. Reste à définir le voca­ble. La Règle de la mai­son en découlera alors automatiquement.

La Salle de police à l'école polytechniqueEssayons donc une déf­i­ni­tion. L’hon­nêteté com­mande, pour ce faire, de rechercher l’ap­pré­ci­a­tion du poly­tech­ni­cien sur le tas, c’est-à-dire dans les usines, les bureaux, les chantiers, les lab­o­ra­toires et autres lieux d’ac­tiv­ité, auprès de tous ceux qui côtoient les X à tout âge : patrons ou directeurs. col­lègues et sub­or­don­nés du moment. Les résul­tats de ces enquêtes con­ver­gent rapi­de­ment vers une déf­i­ni­tion com­mune que l’on peut résumer comme suit :

Le poly­tech­ni­cien moyen est générale­ment d’un abord plaisant et con­naît son méti­er aus­si bien que ses col­lègues issus de la même école de spé­cial­i­sa­tion. Ouvert au sens de la col­lec­tiv­ité, tolérant par nature, tra­vailleur par goût, entre­tenant fréquem­ment une activ­ité mar­ginale assez sou­vent orig­i­nale, plus sen­si­ble à un raison­nement logique qu’à un dis­cours pas­sion­né, il offre un aspect sérieux pour son âge et non sans lien avec une sorte de timid­ité qui s’estompe plus ou moins vite d’elle-même, au con­tact des réalités.

En somme, dans la vie courante et quand tout va bien, il offre l’aspect d’un cadre hon­nête­ment com­pé­tent et plutôt agréable de rapports.

Sa vraie dimen­sion n’ap­pa­raît, en fait, qu’au moment où sur­git dans son envi­ron­nement un prob­lème par­ti­c­ulière­ment com­plexe, au moins pluridis­ci­plinaire par ses aspects tech­niques, et devant lequel les spé­cial­istes impliqués par l’un ou l’autre de ces aspects ont besoin d’une aune com­mune ou d’une nou­velle déf­i­ni­tion de l’axe unique des actions à men­er par chacun.

L’ex­péri­ence mon­tre alors que le choix de celui à qui sera con­fiée la direc­tion de l’analyse des obsta­cles se porte générale­ment, de droit, sur le poly­tech­ni­cien de ser­vice. C’est sur lui que l’on compte de préférence pour enten­dre cha­cun des spé­cial­istes réu­nis autour de la table verte traduire leurs exposés à leurs col­lègues des autres branch­es, écarter les apparences d’incompatibilité, décel­er les insuff­i­sances d’in­for­ma­tion, con­vo­quer les experts sup­plé­men­taires néces­saires, enger­ber pro­gres­sive­ment les élé­ments par­tiels et, toutes facettes finale­ment exam­inées, dis­tribuer les rôles pour l’ac­tion à entre­pren­dre qui sor­ti­ra finale­ment le char­i­ot de l’ornière.

Aura-t-il fal­lu qu’il se recy­cle sur tel domaine d’une des spé­cial­ités en cause ? Il y aura con­sacré le temps min­i­mal, de jour ou de nuit. Aura-t-il fal­lu affron­ter, devant une hor­loge arrêtée, les con­tra­dic­tions suc­ces­sives d’op­posants qui se relaient ? Il aura offert au dernier d’en­tre eux la même clarté de con­vic­tion qu’au pre­mier des con­tes­tataires. Aura-t-il fal­lu choisir par­mi des solu­tions égale­ment pos­si­bles ? Toutes chances seront don­nées par lui à celle qui avan­tagera au mieux les hommes sur qui elle fera peser ses effets.

La dif­fi­culté une fois lev­ée, il repren­dra volon­tiers sa place dans l’équipe, jusqu’à la prochaine occa­sion où appa­raî­tra un nou­veau besoin d’en­gager un meneur de jeu.

Cette présen­ta­tion, un tan­ti­net idyllique, a tout de même un fond de vérité. Il n’est évidem­ment pas garan­ti que tout prob­lème sera aus­si heureuse­ment traité. mais il est vrai­ment ressen­ti de façon très générale que le poly­tech­ni­cien offre une petite chance de plus qu’un autre d’ap­procher de ce type de solu­tion idéale. C’est là, dans cet « epsilonn » sup­plé­men­taire, que réside la rai­son de la préférence qui lui est accordée.

Il est bien con­nu, par­mi les cal­cu­la­teurs de chances au jeu, que, dans les par­ties où le « ban­quier » n’a qu’une faible part régulière­ment assurée, il suf­fit d’une toute petite vari­a­tion dans l’équili­bre des gains et des pertes pour faire bas­culer l’éd­i­fice et sauter la banque. C’est peut-être incon­sciem­ment que bien des gens appliquent ce mode de raison­nement dans le choix des mem­bres de leur équipe.

Si l’en­gage­ment d’un poly­tech­ni­cien n’en­traîne pas pour autant la fail­lite du ban­quier, il n’en représente pas moins une sorte de mar­tin­gale ras­sur­ante qui, dans l’ensem­ble, est très cor­recte­ment jus­ti­fiée par ses résul­tats positifs.

Comme cette déf­i­ni­tion sert implicite­ment de base aux activ­ités de la Mai­son et donc de référence aux com­men­taires sur les mesures pris­es pour que l’on ne s’é­cartât point out­re mesure du but à attein­dre, il faut tout de même pré­cis­er qu’elle n’est pas for­cé­ment admise d’emblée comme arti­cle de foi par le cocon moyen.

Lorsqu’on expose à des élèves ce que l’É­coie pré­tend ain­si leur apporter, il n’est pas rare d’en­ten­dre for­muler le reproche, par des adver­saires du « sys­tème », que cette présen­ta­tion des choses pré­sup­pose que cha­cun occupe une place qua­si déter­minée et ne puisse oeu­vr­er que pour l’amélio­ra­tion, ou au moins pour le main­tien de la con­struc­tion hiérar­chisée de notre Société qui fait du prof­it son but pre­mier et dernier.

L’im­age du poly­tech­ni­cien telle qu’elle vient d’être fournie leur paraît alors mérit­er les qual­i­fi­cat­ifs d’ar­chaïque et d’ incongrue.

Mais il faut recon­naître que la con­ver­gence se retrou­ve assez vite après le raison­nement suiv­ant : Sup­posons un instant que l’on veuille accrocher un tableau à un mur nu . On se munit, pour ce faire , d’un clou et d’un marteau. Trois cas peu­vent alors se produire :
a) on tape sur le clou ;
b) on tape à côté ;
c) on se tape sur les doigts.

Il est man­i­feste, quel que soit le cas qui se pro­duise, que cela n’en­lève rien aux qual­ités du marteau. L’É­cole four­nit le marteau.

La Libre appré­ci­a­tion du point d’at­tache du tableau, de son sujet et de la grosseur du clou reste de règle pour son util­isa­teur, une fois la cloi­son mise à sa dis­po­si­tion. Les exem­ples abon­dent où la même for­ma­tion sci­en­tifique sou­tient ain­si avec brio les idées défendues par des anciens élèves, dans des domaines de pen­sée aux antipodes les uns des autres.

Pré­ten­dre pour autant que les qual­ités du fameux marteau sont néces­saire­ment celles d’un marteau de la meilleure qual­ité relèverait, bien enten­du, d’un immo­bil­isme intel­lectuel trop cri­ti­quable pour être celui des arti­sans chargés de sa fab­ri­ca­tion. Mais ceci est une autre his­toire qui n’en­tre pas dans le cadre de cet article.

Tout ceci nous con­duit, sans trop d’il­lo­gisme, à avancer qu’il sera générale­ment demandé à l’É­cole de livr­er, chaque année, à la nation un ensem­ble de garçons :

  • ayant enger­bé un cer­tain nom­bre de con­nais­sances dans un cer­tain nom­bre de disciplines ;
  • ayant acquis, dans les domaines non sci­en­tifiques, une capac­ité de réflex­ion et de juge­ment que la mono­cul­ture sci­en­tifique des tau­pes ne leur avait pas per­mis de développer ;
  • s’é­tant, autant que pos­si­ble, ouverts aux rela­tions de com­mu­nauté sociale, au sens éten­du du terme, hors de toute réac­tion micro­cos­mique de pro­tec­tion personnelle ;
  • ayant pris con­science de l’ util­ité de la forme physique et acquis le goût de la maintenir ;
  • con­va­in­cus que les ser­vices atten­dus d’eux par la com­mu­nauté n’au­ront de valeur que dans la mesure où ils seront d’abord capa­bles de s’af­firmer comme indi­vidus de caractère.

Ceux qui auront pour tâche, à l’ École, de veiller à ce que la com­mu­nauté con­serve intact le sens de cette for­ma­tion à don­ner aux pro­duits très divers du con­cours d’en­trée, devront donc s’en­gager simul­tané­ment sur cha­cun des fronts ain­si défi­nis. Appré­ciant alors l’im­por­tance des écarts com­mis par les néo­phytes, ils auront le souci con­stant de rec­ti­fi­er les dits écarts par les mesures cor­rec­tives appro­priées, y com­pris, en dernier ressort, par les sanc­tions pro­pres à stim­uler les réflex­ions de chacun.

L’af­faire n’est pas for­cé­ment facile et nous abor­derons le sujet3 en dis­tin­guant trois types d’op­po­si­tion aux efforts respon­s­ables de la for­ma­tion des polytechniciens :

  • les mou­ve­ments collectifs,
  • les agi­ta­tions groupusculaires.
  • les man­i­fes­ta­tions individuelles.

II

L’his­toire de l’É­cole com­porte un cer­tain nom­bre de licen­ciements d’élèves, voire de ren­vois de pro­mo­tions. Inutile de dire que ces mesures fai­saient suite à ce que nous appellerons des mou­ve­ments d’humeur suff­isam­ment voy­ants pour que les autorités du moment ne puis­sent faire autrement que de les sanc­tion­ner. La sanc­tion prise dépendait d’ailleurs large­ment des cir­con­stances, et plus par­ti­c­ulière­ment du poids que les adver­saires de l’X pos­sé­daient, aux moments cri­tiques auprès des « décideurs » gouvernementaux.

Dans le domaine tou­jours fluc­tu­ant de la poli­tique, quelques exem­ples sont assez sig­ni­fi­cat­ifs de la tonal­ité vari­able du dia­logue Élèves-Autorité. Lorsqu’en 1804 Napoléon Bona­parte fut proclamé Empereur des Français (Carnot ayant été le seul à com­bat­tre la motion pro­posée au Sénat) et que cette nou­velle trans­for­ma­tion de la Con­sti­tu­tion de l’An VIII eût été rat­i­fiée par un plébiscite à plus de mille con­tre un, l’Em­pereur prê­ta ser­ment. Ceci fait, les représen­tants de l’É­tat et les mil­i­taires eurent à prêter ser­ment à l’Empereur.

Et nos élèves furent con­viés, dans un amphi où « insti­tu­teurs » et invités de mar­que avaient pris place, à pronon­cer, à l’ap­pel de leur nom, un « Je le jure », après que le gou­verneur, le Général Lacuée, ait lu le texte de l’en­gage­ment per­son­nel demandé à cha­cun. En fait, les « Je le jure » alter­naient avec les « Présent » aux­quels un cer­tain nom­bre de garçons lim­i­taient la man­i­fes­ta­tion de leur attache­ment au régime impér­i­al, solu­tion anodine et dis­crète pour évac­uer la difficulté.

Vint le tour de l’élève Bris­sot, fils du célèbre Girondin décapité en 93, D’une voix forte , le garçon prononça « Non. je ne prête pas le ser­ment d’obéis­sance à l’Em­pereur », ajoutant quelques instants après, alors que le gou­verneur don­nait l’or­dre de s’emparer de sa per­son­ne à un groupe sous les armes : « Indiquez-moi le lieu où vous voulez que je me rende ; ne forcez pas les élèves à se déshon­or­er en met­tant la main sur un cama­rade qui ne veut pas résister »,

Le lende­main, Bris­sot fut « expulsé ».

Voilà certes une exclu­sion dont l’É­cole aurait pu faire l’é­conomie, ne serait-ce que pour ne pas per­dre un garçon de car­ac­tère. Mais il faut bien recon­naître, en essayant de se met­tre au dia­pa­son de l’époque, que le déroule­ment de l’af­faire lais­sait peu de jeu aux ini­tia­tives des gens arrangeants.

Par­tons une sec­onde dans le roy­aume de l’imag­i­naire, et admet­tons que les « ser­gents » des élèves aient fait con­naître au Gou­verneur qu’il risquait de se pro­duire un inci­dent d’or­dre indi­vidu­el dans le courant de la céré­monie. Il y aurait eu alors quelque chance pour que, dans ces cir­con­stances, une per­mis­sion de se ren­dre au chevet de sa vieille mère malade ait été signée sans délai au prof­it du jeune Bris­sot. Car il ne man­quait pas, à l’époque, de gens assez aver­tis, dont le Gou­verneur peut-être4, pour ne pas ignor­er qu’une forme d’al­légeance telle que celle req­uise, c’est-à-dire à une per­son­ne humaine, n’a stricte­ment aucune valeur5, et en a moins encore (si l’on peut dire) quand elle est imposée sous la men­ace implicite de repré­sailles, de quelque nature qu’elles soient. Un ser­ment d’al­légeance ne peut être demandé qu’à une entité : patrie, dra­peau, liber­té, etc …

Ceci dit, encore aurait-il fal­lu que Bris­sot accep­tât de laiss­er informer le Gou­verneur de ses inten­tions, ce qui n’est pas évi­dent et reste du domaine de sa con­science. Mais ce qui doit être égale­ment souligné dans cette affaire, et mis au crédit moral de l’in­téressé, est son affir­ma­tion de vouloir porter seul sa respon­s­abil­ité d’homme en dégageant publique­ment celle de ses cama­rades. Cela mérite un coup de chapeau.

Or, un demi-siè­cle plus tard, le coup d’É­tat du 2 décem­bre 1851 ouvrait les portes du pou­voir absolu au neveu du pre­mier empereur6.

L’at­ti­tude des élèves au cours de la Révo­lu­tion de 1848 et leur appui sans réserve au Général Cavaignac, un de leurs Anciens, tout au tout au long des qua­tre dures journées où il défendit la jeune République con­tre le soulève­ment des faubourgs parisiens, ne présageait rien de bon face au coup d’É­tat du 2 décem­bre. Il fal­lut toute l’as­tuce du Colonel Frossard, Com­man­dant en Sec­ond, pour les empêch­er de recourir aux armes et de ral­li­er les quelques secteurs parisiens ou s’or­gan­isa une brève et vaine résistance.

L’É­cole con­ser­va son amer­tume intacte, que les pro­mo­tions se trans­mirent, en même temps qu’aug­men­tait le sen­ti­ment répub­li­cain dans le pays. En 1855, l’Em­pire avait pour­tant fière allure, et le défilé de l’Ar­mée vic­to­rieuse, retour de Crimée, s’an­nonçait comme un événe­ment de portée nationale. En tête, la Garde, suiv­ie de l’É­cole Poly­tech­nique, précé­dait, selon l’or­dre établi par Napoléon III , les troupes de toutes armes. L’usage voulait — sans que ce fût une oblig­a­tion régle­men­taire — que chaque unité élé­men­taire criât « Vive l’Em­pereur » à son pas­sage devant Napoléon III. L’É­coie ne s’y con­for­ma point, et les Com­pag­nies passèrent en ordre mais dans un silence d’au­tant plus remar­qué qu’il était souligné par les « Vive l’Em­pereur » soli­taires du Général, du Com­man­dant en Sec­ond, à la tête de l’Ë­cole, et des adju­dants marchant en serre-file des com­pag­nies. Le maréchal Niel (pro­mo 21) dut, le soir même, déploy­er tous ses charmes auprès de l’Em­pereur pour que l’É­cole ne soit pas dis­soute, L’on se bor­na à décider qu’elle ne par­ticiperait plus aux défilés mais il s’en était fal­lu de peu que l’on adop­tât une mesure plus radicale .

L’his­toire n’a pas retenu les détails du vote par lequel les pro­mo­tions s’é­taient liées dans ce geste. Par con­tre, l’on sait que, treize ans plus tard, 220 voix con­tre 19 se pronon­cèrent pour un « muzo inté », lors de la revue passée dans l’É­cole par le prince impér­i­al, qu’ac­com­pa­g­nait son pré­cep­teur, le Général Frossard.

Ce fut, dit-on l’im­péra­trice Eugénie qui sup­por­ta le plus mal ce nou­v­el accès d’an­ti­con­formisme lorsqu’on le lui con­ta, ce qui per­met de sup­pos­er que le Général Fave(30) Com­man­dant l’É­cole en 1868, avait dû être prévenu, tan­dis que ce ne fut pas le cas, en 1855, du Général Eblé (pro­mo 18). L’on ne peut que regret­ter, là encore, un manque de con­fi­ance qui fait qu’en­tre jeunes et Anciens ne passe pas ce courant indis­pens­able pour que l’É­cole puisse faire cor­recte­ment face aux dif­fi­cultés et servi­tudes de son état.

Qu’il y ait des frot­te­ments internes à l’É­cole est une chose mais que l’É­cole, Général en tête, se présente en « ordre dis­per­sé » à l’ex­térieur, ne peut que con­tribuer à accentuer la répro­ba­tion du plus grand nom­bre. L’É­cole, a tiré sa répu­ta­tion de la « geste » poly­va­lente des Antiques et a été sauvée maintes fois par l’in­ter­ven­tion de ses anciens. Le Général est un de ces Anciens.

Si le peu­ple de ce pays est un jour amené à con­stater une diver­gence trop grande entre les Anciens qu’il estime et des jeunes qui refusent leur « pater­nité », alors la fin de l’É­cole sera proche. La Tra­di­tion com­mande que le lien sécu­laire ne soit pas rompu.

Ces quelques exem­ples, par­mi d’autres, de man­i­fes­ta­tions col­lec­tives d’or­dre poli­tique mon­trent que le sujet n’est donc pas sans enseigne­ment. On ne saurait, par con­tre, s’at­tarder à sur­v­ol­er les explo­sions, internes ou externes. où les raisons d’a­gir sont à recou­vrir d’un voile pudique.

Le « bahutage » poussé hors des lim­ites, non seule­ment de la bien­séance mais encore du respect des per­son­nes, avait con­duit à un très grave inci­dent, vers la fin de 1812. Deux élèves, sur­pris en train de mal­traiter un « con­scrit » dans les lieux d’ai­sance, sont incar­cérés à la prison de Mon­taigu. Le lende­main, une affiche injurieuse pour l’en­cadrement est trou­vée sur les lieux du méfait. La pro­mo­tion, con­signée jusqu’à ce que l’au­teur du plac­ard se dénonce, brise les quin­quets, prof­ite de l’ob­scu­rité et cou­vre d’a­va­nies les cadres qui essaient de rétablir un sem­blant de calme. Apprenant que la force publique allait être réqui­si­tion­née, on court aux armes…

Quelques élèves, moins excités que les autres, réus­sis­sent cepen­dant à calmer les esprits et l’on remet les armes en place. Huit élèves, par­ti­c­ulière­ment remar­qués par leur vir­u­lence dans cet agréable décor, sont alors affec­tés à des rég­i­ments7

On peut lire dans « l’É­cole Poly­tech­nique » de Cal­lot, où tous ces faits et bien d’autres sont remar­quable­ment exposés : « Ain­si se ter­mi­na heureuse­ment une affaire qui aurait pu avoir de trag­iques con­séquences. dans laque­lle les élèves mon­trèrent sans doute un coupable emporte­ment, mais où ils affir­mèrent avec courage la sol­i­dar­ité polytechnicienne “.

La revue du Prince Impérial (14 mai 1868) à l'école polytechnique
La revue du Prince Impér­i­al (14 mai 1868).

Exam­inons un peu cette affir­ma­tion. Le mot sol­i­dar­ité est à la mode, c’est enten­du, mais il faut tout de même voir ses lim­ites. Pren­dre le par­ti de deux garçons bru­taux, exerçant leurs tal­ents sur un con­scrit dans des con­di­tions par­ti­c­ulière­ment répug­nantes, ne peut être affec­té de l’é­ti­quette de la sol­i­dar­ité poly­tech­ni­ci­enne. Il faut savoir, même à vingt ans, faire le partage entre sol­i­dar­ité et com­plic­ité. Toute société com­porte des élé­ments mar­gin­aux ou irre­spon­s­ables qu’elle ne saurait absoudre a pri­ori de leurs méfaits, à l’X comme ailleurs.

Réus­sir le con­cours n’est en rien un label de bien­séance, ni un engage­ment chez les mafiosi. Dénier à un encadrement le droit d’ex­ercer son autorité face à des exac­tions man­i­festes que l’on refuse, en out­re, de sanc­tion­ner soi-même n’est qu’ou­vrir la voie royale aux mus­cu­la­tures dom­i­na­tri­ces, tou­jours prêtes à se faire valoir.

Une telle atti­tude face aux représen­tants de l’au­torité ne saurait se com­pren­dre qu’as­sor­tie de la pré­ten­tion de ren­dre la jus­tice soi-même. Car il y a tout de même une ques­tion de jus­tice ne serait-ce que pour assur­er aux plus faibles un min­i­mum d’e­space vital. Il est bien dom­mage de con­stater que, dans cet exem­ple, la jus­tice a dû, chez les élèves, céder le pas à la pré­ten­due solidarité.

Même dans le milieu pigal­lien. très fer­mé lui aus­si. des sanc­tions s’ex­er­cent au-delà de cer­taines lim­ites. Et le sens des lim­ites y est par­ti culière­ment dévelop­pé. Cela vaut tout de même réflex­ion . Il ne faut pas oubli­er non plus que, dans cette pénible affaire, des garçons ont tout de même réa­gi avec effi­cac­ité, bien qu’un peu tard pour un retour à la nor­male. Il eût été plus prof­itable qu’ils se fussent décidés plus tôt.

Mais là comme ailleurs se véri­fie l’idée que si l’im­por­tant est de savoir ce qu’il faut faire. bien des cir­con­stances se présen­tent où cette sci­ence perd beau­coup de sa valeur si l’on ne pos­sède aucune notion de ce qu’il faut com­mencer par ne pas faire. L’his­toire de l’É­cole est heureuse­ment assez riche en leçons de ce dernier type pour que la tra­di­tion y puise une large dose de sagesse.

La sol­i­dar­ité des élèves reste une excel­lente chose quand elle peut s’ex­ercer sur un ter­rain solide. Hélas, il ne l’est pas sou­vent, miné préal­able­ment par trop de bonnes inten­tions dont on sait qu’à défaut d’é­tay­er une bonne lit­téra­ture. elles pavent ordi­naire­ment les infer­naux séjours. Voici com­ment arri­va le désas­treux licen­ciement de 1816.

Rap­pelons que l’ac­cueil déli­rant fait à l’Em­pereur lors de sa vis­ite à l’É­cole pen­dant les Cent Jours8 puis, après le retour du Roi, la fréquen­ta­tion bruyante de salles de réu­nions des bona­partistes fer­vents par nom­bre d’élève, comme les nom­breux inci­dents publics « ejus­dem fari­nae », avaient déjà large­ment indis­posé con­tre l’É­cole un gou­verne­ment roy­al dis­posé, lui aus­si, à bien faire. L’É­cole était man­i­feste­ment dans le col­li­ma­teur de Sa Majesté.

Les élèves, incon­scients comme tou­jours de la men­ace, per­suadés qu’«ils n’oseraient », pour­suiv­aient leur buti­nage de faits divers pro­pres à entretenir le moral des troupes, lorsqu’un des répéti­teurs en poste à l’É­cole, M. Lefèvre (pro­mo 03), jugea bon d’a­jouter une par­tic­ule à son nom et devint Lefeb­vre de Four­cy pour l’état-civil.

Les Grac­ques se retournèrent dans leur tombe et leurs mânes insuf­flèrent à la deux­ième divi­sion l’idée de deman­der à ne plus être inter­rogée par ce ci-devant sans ancêtres. Demande repoussée. Qu’à cela ne tienne : l’élève Auguste Comte, joyeux drille (il n’avait pas encore été mar­qué par le pos­i­tivisme) se présente pour pass­er sa « sèche », trou­ve Mon­sieur de Four­cy assis dans un fau­teuil bas, ce qui ne pou­vait lui être reproché, mais les talons posés sur le bord du bureau, à bonne hau­teur de relax­ation, prê­tant ain­si le flanc à exploita­tion immé­di­ate par notre inter­rogé qui entre­prend illi­co de pass­er sa colle à cloche-pied.

Citons Cal­lot :

  • Mon enfant, vous vous tenez bien mal. dit le répétiteur.
  • Mon­sieur, j’ai cru bien faire en suiv­ant votre exemple …

Mon­sieur Lefeb­vre de Four­cy mit l’élève Comte à la porte. Quelques jours plus tard, six capo­raux de la deux­ième divi­sion vin­rent trou­ver le répéti­teur pour lui exprimer leur mécon­tente­ment. Il les pria de sor­tir. Ils ne bougèrent pas. Mon­sieur le répéti­teur quit­ta alors son bureau …

Le Général, enfin infor­mé, ordon­na de faire met­tre les six capo­raux en salle de dis­ci­pline. Les ser­gents des deux pro­mo­tions demandèrent audi­ence et sol­lic­itèrent la lev­ée de la puni­tion. Le Général leur expli­qua com­ment il voy­ait les choses, appela au calme et crut l’af­faire ter­minée, pour appren­dre quelques moments après que les pro­mo­tions s’op­po­saient à l’en­voi des capo­raux aux « locaux ». Il fit alors réu­nir la pro­mo des jeunes et trou­va les deux divi­sions à l’am­phi. Com­man­dant alors aux six capo­raux de gag­n­er les arrêts, il vit tous les élèves quit­ter la salle.

Le lende­main ne vit pas se calmer les choses. déjà bien par­ties comme on peut l’imag­in­er ; les élèves adressèrent à Mon­sieur Lefeb­vre une let­tre lui enjoignant de quit­ter l’Ecole, let­tre signée en pre­mier par Auguste Comte bien enten­du. Le Général réu­nit le Con­seil et deman­da l’ex­clu­sion de quinze élèves. Mais le Roi, bien entouré, tenait là un excel­lent pré­texte : le 14 avril, devant les pro­mo­tions à nou­veau rassem­blées, le Général Comte Dejean n’eut, plus qu’à lire l’or­don­nance de licen­ciement qui rendait deux cent cinquante garçons au libre choix de leurs activ­ités9.

On reste désar­mé devant la légèreté des appren­tis-sor­ciers. Pas­sons sur le car­ac­tère insup­port­able de la par­tic­ule sup­plé­men­taire de ce bon Mon­sieur Lefeb­vre : c’est de l’en­fan­til­lage. Mais assis­ter à un développe­ment aus­si mal fagoté de pré­ten­tions com­mi­na­toires faisant fi du rôle de cha­cun, comme si l’É­cole n’é­tait que ses élèves et. à part eux, peu­plée d’esclaves qui n’avaient qu’à se soumet­tre à leur bon vouloir, dépasse l’imag­i­na­tion. Là aus­si, se trou­ve la démon­stra­tion que toute fric­tion interne est à soumet­tre ab ini­tio à celui qui a la mai­son en charge.

Les fric­tions entre élèves et enseignants ont été de tout temps. Des exem­ples récents mon­trent que si le prob­lème est pris dans le bon sens, c’est·à·dire que si les représen­tants de la pro­mo intéressée vien­nent expos­er ce qui cloche à l’An­cien qui est à leur tête, on trou­ve tou­jours le moyen de remédi­er à la sit­u­a­tion. L’en­cadrement, si faible en nom­bre soit-il, est d’ailleurs là pour servir éventuelle­ment de relais aux remar­ques d’élèves qui estimeraient ne pas avoir à deman­der à être reçus au som­met. pour expos­er ce qu’ils pensent être une broutille.

L'X consigné en 1912
L’X con­signé, 1912

Une broutille, cela peut en effet paraître insignifi­ant. Mais dix broutilles ? Dix broutilles, cela fait une ambiance. Il est bon de le savoir pour ceux que leur vie amèn­era à pren­dre en compte une bonne part des activ­ités d’un groupe d’hommes. L’É­cole est donc aus­si un lieu où l’on apprend à se frot­ter aux réal­ités, en l’oc­cur­rence aux obsta­cles créés par l’op­po­si­tion con­géni­tale entre intérêts par­ti­c­uliers et intérêt général. On y apprend là une cer­taine « manière ».

C’est un peu ce que le futur com­pagnon tirait de l’ar­ti­san chevron­né : un cer­tain tour de main. Certes, un appren­tis­sage autonome con­duirait vraisem­blable­ment au même résul­tat, à cela près que le temps per­du ne se rat­trape jamais. même au prix d’un gaspillage d’outils abîmés et de matéri­aux à rebuter. Une expéri­ence réussie est une bonne chose. une expéri­ence man­quée est tout aus­si instruc­tive. sinon davan­tage, mais. étant man­quée, elle a coûté quelque chose à quelqu’un. Si c’est à l’ex­péri­men­ta­teur, cela fait par­tie du jeu. Si c’est à un « expéri­men­té », la rebuf­fade sera rapi­de et il faut l’éviter .

Alors il appar­tient aux Anciens de trans­met­tre leurs « con­seils » et leur savoir·faire. Les ingénieurs de demain appren­dront vite que le « know-how » se paie cher et ils trou­veront cela nor­mal. Pourquoi sont-ils telle­ment réti­cents à accepter celui des Anciens qui est pour­tant fourni gratuitement ?

Revenons à nos man­i­fes­ta­tions de « masse » telles que l’his­toire de l’É­cole les a enreg­istrées, et transportons·nous en 1903, année où le directeur des études, Mon­sieur Mer­cadier, avait décidé de revenir à la pra­tique de com­po­si­tions écrites pour la pro­mo­tion des con­scrits, sur la recom­man­da­tion d’un con­seil de per­fec­tion­nement que l’ir­régu­lar­ité du tra­vail des élèves avait con­duit à se pencher sur des mesures pro­pres à en dimin­uer l’amplitude.

La pro­mo­tion des Anciens vota alors, par 137 voix con­tre 28, que les con­scrits ne feraient pas la com­po­si­tion d’analyse. Or, les com­po­si­tions se fai­saient par groupes suc­ces­sifs de 60. Les soix­ante pre­miers con­scrits remirent copie blanche. Le Général infligea aux grévistes une puni­tion de principe, en rap­pelant que les usages autori­saient le major de pro­mo à s’adress­er soit à la Direc­tion des études, soit au Com­man­de­ment, et qu’il y avait ain­si, en l’oc­cur­rence, une « nég­li­gence voulue des tra­di­tions » de « nature à faire croire à l’in­ten­tion de com­met­tre, a près entente préal­able, une faute grave ».

Puis il déci­da que la com­po­si­tion serait recom­mencée. Les élèves votèrent alors une « autocran­tage » et la pro­mo des anciens décré­ta que les con­scrits ne remet­traient de copies que rem­plies du texte des ques­tions. Déci­sion suiv­ie d’effet.

Le lende­main de la com­po­si­tion. le Min­istre licen­ci­ait les 60 con­scrits trop … dis­ci­plinés, et les fai­sait diriger vers divers rég­i­ments d’ar­tillerie comme canon­niers de 2e classe.

La pro­mo des Anciens fit alors flèche de tout bois et enta­ma une cam­pagne d’in­ter­ven­tions indi­vidu­elles auprès des Antiques détenant un poste influ­ent civ­il ou mil­i­taire, aux fins de révi­sion de la mesure des soix­ante. Le général leur fit savoir son opin­ion sous la forme suiv­ante : « Les élèves de la 1ere Divi­sion n’ont usé de leur influ­ence sur leurs jeunes cama­rades que pour leur don­ner une idée fausse des tra­di­tions de l’É­cole et pour les encour­ager à se mutin­er, dans une cir­con­stance où l’obéis­sance était des plus faciles.

Au lieu de songer à leur grande part de respon­s­abil­ité dans cet acte d’in­soumis­sion. ils en étaient encore, ces jours-ci, à chercher la forme sous laque­lle il s’adresseraient directe­ment à d’an­ciens élèves. devenus des hommes émi­nents, pour quêter une appro­ba­tion impos­si­ble de leur con­duite, ou tout au moins pour obtenir une inter­ven­tion auprès de l’au­torité mil­i­taire dont ils avaient mécon­nu les con­seils et les ordres.

Le Général con­sid­ère comme un devoir de les prévenir que cette voie n’est pas la bonne. »

L’ap­pel fut enfin com­pris des Anciens et l’af­faire s’en tint là. Un mois plus tard, les soix­ante étaient réaf­fec­tés à l’Ecole et les com­po­si­tions écrites ren­traient dans le cur­sus nor­mal du con­trôle des connaissances.

Il est clair que cette pénible affaire n’avait pas, elle non plus, suivi un cours des plus nor­maux. Abus de pou­voir des Anciens — alors qu’ils n’é­taient pas directe­ment dans le coup — vis-à-vis de leurs con­scrits pour­tant « adultes et respon­s­ables » (ou pré­sumés tels), rejet sys­té­ma­tique de con­tacts et de dis­cus­sion, illo­gisme (ô rue Descartes !) dans la con­sid­éra­tion de l’au­torité : refusée d’un côté, on la qué­mande de l’autre, en bref atti­tude voi­sine de celle du jeune plaisan­tin qui ayant tiré la queue du chat reçoit un coup de pat­te et s’en va crier à la can­ton­ade ses griefs de mar­tyr con­tre le méchant ani­mal qui l’a griffé.

Moral­ité con­stante : une affaire de pro­mo reste une affaire de pro­mo et se traite entre elle et l’au­torité légitime. Cela ne veut pas dire que l’autre pro­mo doit se dés­in­téress­er de l’évo­lu­tion des choses mais son sou­tien — ou sa neu­tral­ité — ou encore son oppo­si­tion à l’une ou l’autre par­tie a d’au­tant plus de prix qu’elle peut se dire « réfléchie ».

Des exem­ples assez récents mon­trent qu’une telle propo­si­tion n’a rien d’ir­réal­iste : on a vu des Anciens de dés­in­téress­er ouverte­ment et en bloc d’un proces­sus con­tes­tataire entamé par leurs con­scrits. Il est vrai que la légèreté de ces derniers les avait, en l’oc­cur­rence, propul­sés vers des alti­tudes record. On n’a qu’une fois vingt ans !

De ces divers exem­ples. bien que non exhaus­tifs, du pou­voir créa­teur de l’imag­i­na­tion généreuse de la jeunesse de toutes les épo­ques, sem­ble bien se tir­er la leçon que la Tra­di­tion de l’É­cole ne peut se con­forter réelle­ment que par l’ac­tion per­ma­nente des Grands Anciens de la mai­son. On ne saurait trop soulign­er leur respon­s­abil­ité con­stante en ce domaine et. là comme ailleurs, for­muler l’espoir qu’une infor­ma­tion con­tin­ue leur soit apportée sur les con­di­tions de vie et les réac­tions d’un pop­u­la­tion chaque année renou­velée, chaque année un peu plus dif­férente de ce qu’é­tait « leur promo ».

« De mon temps » est tou­jours un sou­venir agréable ; il apporte peu à ceux qui vivent l’ex­péri­ence d’au­jour­d’hui. L’adap­ta­tion sup­pose la com­préhen­sion. Le « De quoi s’ag­it-il » reçoit chaque jour une nou­velle réponse, dans ce domaine comme en bien d’autres. Pren­dre alors val­able­ment par­ti sup­pose que l’on dis­pose d’une référence de valeur suff­isam­ment élevée pour cou­vrir tous les cas de fig­ure et per­me­t­tre de juger rétro­spec­tive­ment comme sur le tas, à la minute présente.

La tra­di­tion, on le voit aisé­ment, ne pour­ra pré­ten­dre à un tel rôle « d’aide à la déci­sion » que dépouil­lée des con­tin­gences et réduite au sens du meilleur ser­vice à ren­dre au pays. Si donc l’on· croit ren­dre ce ser­vice en four­nissant des poly­tech­ni­ciens à la col­lec­tiv­ité nationale, il faut accepter le prix qu’im­pose cette tra­di­tion qui résume toutes celles de l’É­cole : elle est cer­taine­ment étrangère à tout ce que l’on peut s’évertuer à tir­er de l’his­toire pour jus­ti­fi­er la dis­pari­tion plus ou moins déguisée de Polytechnique.

Ce long développe­ment sur les man­i­fes­ta­tions col­lec­tives et leur lien avec la tra­di­tion ne doit pas nous faire oubli­er de par­ler — plus briève­ment — des activ­ités des grou­pus­cules et des fan­taisies indi­vidu­elles, ain­si, bien enten­du. que des réac­tions cor­rec­tives qui leur ont été opposées.

Les grou­pus­cules ont existé de tout temps à l’É­cole, avec une vir­u­lence très vari­able selon les épo­ques. De nature poli­tique, ils ont con­duit cer­tains de leurs mem­bres à par­ticiper à des con­ju­ra­tions du type de la « Con­spir­a­tion des poudres » de 1833 où six élèves furent traduits devant les Assis­es, après cinq mois de déten­tion, sous l’in­cul­pa­tion de col­lab­o­ra­tion à la con­sti­tu­tion d’un dépôt d’armes et de muni­tions des­tiné à des forces sub­ver­sives de la capitale.

Déclarés non coupables par le jury, ils n’en furent pas moins ren­voyés de l’É­cole par le Min­istre con­tre l’avis du Con­seil de dis­ci­pline et du Général de Tholozé (pro­mo 94).

Je laisse le soin aux lecteurs de tous âges d’ap­préci­er la sit­u­a­tion mais je leur con­seille , avant de se pronon­cer, de lire le compte ren­du des faits reprochés aux « délin­quants inno­cents » ain­si que la plaidoirie des défenseurs. Peut-être y trou­vera-t-on suff­isam­ment d’ex­pli­ca­tions au fait que le Général n’ait apparem­ment pas demandé à être relevé de son poste où il est resté jusqu’en 1839.

Un topo anarchiste vers 1880.
Un topo anar­chiste vers 1880.

Il est assez rare de voir des grou­pus­cules de ce genre militer dans des cer­cles d’ac­tiv­ité pure­ment extérieurs à l’É­cole. Ce qui l’est moins — mais c’est le lot de toute col­lec­tiv­ité actuelle — est d’as­sis­ter de ci de là à la con­sti­tu­tion de quelques frag­ments de « car­bonari » du moment, au cen­tre de grav­ité fluc­tu­ant dans le voisi­nage de la cap­i­tale, et se bor­nant en général à souf­fler sur les dis­senti­ments occa­sion­nels ou à jouer les déto­na­teurs à l’in­térieur de l’É­cole, en four­nissant le Kamikazé de ser­vice. Les inci­dents aux­quels don­nent nais­sance de telles activ­ités restent en général du domaine intérieur, per­son­ne ne prenant au sérieux les com­mu­niqués à une par­tie de la presse tra­di­tion­nelle­ment avide de repro­duire un libelle invari­able­ment signé « les élèves de l’É­cole Poly­tech­nique » (cela fait tou­jours bien dans le tableau, per­son­ne n’al­lant jamais véri­fi­er le bien-fondé de la for­mule employée).

Que les avan­tages d’un anony­mat artis­te­ment employé soient pleins d’at­trait pour les descen­dants de Don Bazile est certes com­préhen­si­ble, mais qu’ils aient pu séduire une pro­mo­tion vaut quelques lignes de plus.

Le directeur général de l’époque avait demandé que les arti­cles du « Jour­nal des élèves » fussent signés par leurs auteurs ; il en espérait. à tous points de vue, une meilleure tenue. L’his­toire ne dira sans doute jamais pourquoi cette pré­ten­tion fut jugée exor­bi­tante, atten­ta­toire à la liber­té d’ex­pres­sion et symp­to­ma­tique d’un esprit total­i­taire abhor­ré. Moyen­nant quoi le numéro suiv­ant du dit Jour­nal parut, précédé d’une déc­la­ra­tion par laque­lle les sous­signés (très grande majorité de la pro­mo­tion) assur­aient pren­dre la respon­s­abil­ité à la fois indi­vidu­elle et col­lec­tive du con­tenu quel qu’il soit des arti­cles anonymes à venir.

Bien enten­du, il fut assez vite con­nu que la col­lecte des sig­na­tures avait été effec­tuée par quelques élec­trons bien inten­tion­nés présen­tant ver­bale­ment le futur con­tenu de la péti­tion selon la vitesse du vent dom­i­nant dans les caserts vis­ités, et recueil­lant alors les sig­na­tures recher­chées, mêmes celles accordées, de plus ou moins bonne grâce, par quelques soupçon­neux qu’un rap­pel ultime à la sol­i­dar­ité de classe ou à la paix des lende­mains pous­sait, au besoin, au milieu du trou­peau . La pro­mo­tion fut alors rassem­blée par le Général qui lui tint à peu près ce langage :

« Mes­de­moi­selles et Messieurs, ce qui fait que vous dis­posez cha­cun de quelque crédit per­son­nel ne provient pas du con­tenu de votre porte­feuille, de votre Jaguar ou de votre datcha mais de ce qui est et reste votre pro­priété inal­ién­able quand tout le reste s’est volatil­isé : à savoir votre con­science d’être humain. Cette valeur-là, c’est votre sig­na­ture qui en matéri­alise la solid­ité. Or, par un geste que je veux croire assez peu réfléchi. vous venez de faire don, par votre chèque en blanc, de votre seul et unique témoignage de per­son­nal­ité et à qui voudra bien en faire l’usage out­ranci­er que vous savez.

Quand un geste d’humeur de votre part voit le jour entre les murs de cette École, sachez qu’il ne doit jamais pren­dre une forme qui vous abais­serait au rang de robots pas­sifs. Que cha­cun reste soi-même. Un nom­bre suff­isam­ment grand de vos Anciens — peut-être les pères de cer­tains d’en­tre vous — réduits à l’é­tat de loques physiques par des geôliers implaca­bles et ne pos­sé­dant plus rien que leur con­science de servir leur pays. ont préféré la mort à l’a­ban­don, pour que vous soyez libres d’être vous-mêmes.

N’a­ban­don­nez jamais à qui que ce soit le soin de répon­dre de vos faits de gestes : choi­sis­sez bien vos servi­tudes : il y en a qui gran­dis­sent l’homme et d’autres qui le ruinent. Votre choix est tou­jours entre vos mains. »

Le remue-ménage ultérieur que ce rap­pel à la vraie tra­di­tion déclen­cha dans la pro­mo­tion, fut assez vif mais de courte durée, et l’af­faire fut enter­rée d’un tacite accord.

Les cas indi­vidu­els ne sont pas for­cé­ment les plus faciles à traiter. Ils représen­tent en fait une charge con­stante, et lourde, à un encadrement soucieux de rem­plir sa mis­sion. Celle-ci peut se résumer de la manière suiv­ante : le méti­er de respon­s­able de la qual­ité du tra­vail d’un groupe d’hommes — la qual­ité du tra­vail com­prenant aus­si, bien enten­du, la qual­ité de con­di­tions dans lesquelles il s’ef­fectue — con­siste quelque­fois à dire « oui » et le plus sou­vent à dire « non »10. Pour pou­voir dire non à d’autres, il est indis­pens­able de savoir se le dire à soi-même. L’ex­péri­ence humaine dénie, en effet, toute valeur à la pra­tique du « Faites ce que je vous dis et ne faites pas ce que je fais ».

Cet enseigne­ment n’est hélas pas de ceux qui se trans­met­tent par cours poly­copiés. II s’ex­erce dif­férem­ment sur chaque indi­vidu. et son effi­cac­ité dépend directe­ment du sens dans lequel doivent se lus­tr­er les poils de cha­cun des sys­tèmes pileux de la pop­u­la­tion des novices.

Comme les cir­con­stances sont nom­breuses où cha­cun, à un moment ou à un autre, est ten­té de se croire juste­ment celui à qui ne s’ap­plique pas la règle, l’en­cadrement a fort à faire pour ramen­er le year­ling égaré devant la barre, en lui rap­pelant que le jeu con­siste à la franchir et non à pass­er à côté.

Ceci bien enten­du, n’a pour objet que la per­fec­tion des atti­tudes indi­vidu­elles mais l’on ne saurait s’en tenir là. Puisqu’il s’ag­it de l’É­cole, il faut vis­er tout autant à l’amélio­ra­tion de la race, et cela se fait en ne per­dant pas de vue la phrase citée par Thomas Mer­ton dans « La nuit privée d’é­toiles » qui peut s’ap­pli­quer à tous les con­scrits, à leur entrée à l’É­cole : Tout ce que vous fer­ez désor­mais ren­dra la com­mu­nauté meilleure ou pire ».

Les principes étant ain­si posés, il reste à pass­er à l’ap­pli­ca­tion. Les fautes de par­cours sont jour­nal­ières. tou­jours var­iées et par­fois orig­i­nales. Bien des rubriques exis­tent pour leur classe­ment entre le farniente pro­longé et les débor­de­ments d’ac­tiv­ités, bien enten­du étrangers au ser­vice ou dom­mage­ables pour le matériel de l’État.

Les sanc­tions cor­re­spon­dantes se répar­tis­sent donc sur un éven­tail assez large, allant de l’aver­tisse­ment privé au séjour mikralien, cer­taines fac­tures étant en out­re adressées à la Kès qui se charge de leur recou­vre­ment éventuel. L’adap­ta­tion à la vie courante joue aus­si son rôle et il est clair que la mul­ti­pli­ca­tion de fauss­es clés n’a pas le même sens — à l’ère des bou­tiques- minute — que celui découlant d’un long tra­vail d’artiste du « pitaine-c1é », sur un établi de for­tune, entre deux colles d’ana.

Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mon­des si le dou­ble ban­deau posé sur les yeux de la jus­tice poly­tech­ni­ci­enne ne venait entraver la pour­suite du Krime.

Il est en effet admis que cer­taines man­i­fes­ta­tions indi­vidu­elles. bien qu’ayant un car­ac­tère artis­tique cer­tain. ne sauraient béné­fici­er de ce fait d’une impunité qui serait trop vis­i­ble­ment sac­rilège. La règle du jeu est alors la suiv­ante. selon les deux cas de fig­ure clas­siques suivants :

  • ou bien l’au­torité légitime ne peut décem­ment laiss­er croire qu’elle ignore le nom de l’artiste : une puni­tion est alors pronon­cée, assor­tie d’un motif savam­ment étudié pour saluer l’o­rig­i­nal­ité du fait sans com­pro­met­tre pour autant le respect dû à l’or­dre républicain .
  • ou bien les oreilles peu­vent être hon­nête­ment déclarées sour­des et la Kès sera priée de bien vouloir désign­er un coupable qui sup­port­era la man­i­fes­ta­tion dosée de l’ire offi­cielle. Il faut bien en effet saluer en Uri le cha­peau de Gesler. Les « crans schick­salés », bien que d’une injus­tice cri­ante pour les ten­ants de Mon­tesquieu, sont une des orig­i­nal­ités de l’É­cole, qu’il serait à notre avis regret­table de voir dis­paraître, un gen­tle­man’s agree­ment faisant sou­vent plus pour arranger les choses qu’un texte bardé de cachets de cire armoriés. et dont chaque vir­gule colle irrémé­di­a­ble­ment à son parchemin.

Ce pre­mier ban­deau, légère­ment trans­par­ent, volon­taire­ment appliqué sur les yeux de la Jus­tice, est mal­heureuse­ment dou­blé d’un sec­ond, plus épais, et de fab­ri­ca­tion plus récente. Un cer­tain nom­bre de faits pend­ables voient en effet leurs auteurs, sys­té­ma­tique­ment cou­verts par le silence de leurs cama­rades, échap­per à la sanc­tion pour­tant méritée à tous égards.

Bien qu’ex­trême­ment sévères pour tout acte com­mis à leur égard sans port préal­able de gants beurre frais, les pro­mo­tions sont dev­enues d’une man­sué­tude sans lim­ites pour ceux de leurs mem­bres qui fran­chissent celles de la bien­séance. Le « Ne jugez point » de la loi sem­ble appliqué par elles, à la let­tre, en leur sein, quitte à se rat­trap­er à brides abattues sur l’en­vi­ron­nement. Ceci ne fait l’af­faire de per­son­ne, sauf des trublions, bien entendu.

Pour­tant. deux mesures avaient longtemps été pra­tiquées qui étab­lis­saient un cer­tain équili­bre. Un élève avait-il fauté con­tre la cama­raderie, que ce soit « intra muros » ou dans ses rap­ports avec l’ex­térieur, l’au­todéfense jouait, allant jusqu’à la mise en quar­an­taine du fau­tif, sanc­tion totale­ment indépen­dante des « crans » qui pou­vaient lui tomber sur la tête de la part d’un com­man­de­ment tra­di­tion­nelle­ment pointilleux sur les ques­tions d’honneur.

Générale­ment, d’ailleurs, la quar­an­taine jouait seule car, si l’en­cadrement ne pou­vait ignor­er que la mesure frap­pait tel élève, il ne pou­vait décem­ment s’en pré­val­oir pour « cran­ter » le fau­tif qu’il n’au­rait pas con­nu sans elle. Cette logique, assez par­ti­c­ulière. était elle aus­si observée tacite­ment des deux bords.

L’autre procédé ne se pra­ti­quait que lorsque l’af­faire en cause débor­dait les murs, ren­dant l’anony­mat impos­si­ble. Il con­sis­tait à décider, entre représen­tants des élèves et com­man­de­ment, de la con­tri­bu­tion de cha­cun au règle­ment du « délit ». La part était alors faite entre ce qui était dû au cha­peau de Gessler et ce que la pro­mo pre­nait à son compte. Cela se pra­ti­quait dans les cas où, des tiers étant en jeu, la Kès inter­ve­nait auprès d’eux et tenait le com­man­de­ment infor­mé du résul­tat de ses tractations.

Toutes garanties étant alors acquis­es, le fau­tif, mikral­isé dès le départ de l’af­faire, appre­nait par un motif soigneuse­ment pesé la part offi­cielle à pay­er, et la Kès se chargeait de lui faire un dessin pour le reste.

Il est bien évi­dent que de telles procé­dure n’en­traî­naient, pour le Com­man­de­ment aucun droit à la moin­dre grat­i­tude et que le cas traité ne pou­vait jamais servir de référence de sa part au règle­ment d’af­faires d’un autre ordre. Moyen­nant quoi la vie suiv­ait son cours.

Tout cela sup­po­sait, bien évidem­ment, que la Kès fût fondée à représen­ter la pro­mo­tion, ce qui allait de soi il n’y a pas encore très longtemps. Cer­taines con­sid­éra­tions philosophiques, un instant à la mode, ont con­duit cer­taines pro­mo­tions à élire des Kessiers sans la con­di­tion fon­da­men­tale qu’ils ne pour­raient faire le moin­dre geste qui ne fût pesé, avant et après, par des assem­blées dites générales où les appro­ba­tions et refus se décidaient à main lev­ée (ce qui, comme on le sait, laisse à la liber­té de cha­cun la pos­si­bil­ité de s’ex­primer de la façon la plus démoc­ra­tique et sere­ine, selon la façon dont est posée la ques­tion par le meneur de jeu du moment). Comme quoi tout est une ques­tion de con­fi­ance. La con­fi­ance se mérite.

Cet exposé sur le traite­ment des cas indi­vidu­els serait toute­fois incom­plet si un aspect très par­ti­c­uli­er des sanc­tions appliquées n’é­tait pas abor­dé. Les plus récents règle­ments de dis­ci­pline générale. applic­a­bles à l’Ecole sous statut mil­i­taire, ne sauraient avoir, surtout à l’X, la pré­ten­tion de prévoir tous les cas de fig­ure, comme le barème qui s’y trou­ve en bonne place peut en don­ner l’impression.

Un directeur général avait donc fait savoir que, dans la mesure où les faits qui lui seraient présen­tés releveraient du dit barême, il tâcherait de s’y con­former ; mais, avait-il ajouté, son expéri­ence per­son­nelle et la con­fi­ance qu’ il por­tait aux fac­ultés d’imag­i­na­tion de la gent poly­tech­ni­ci­enne, lui per­me­t­taient de sup­pos­er qu’il aurait à juger de cas orig­in­aux sor­tant de la dite épure.

Dans ce cas, avait-il alors affir­mé, toute référence régle­men­taire étant alors sans objet, il déciderait sans appel du car­ac­tère « buvable » ou non des faits incrim­inés. Ce qu’ il eut l’oc­ca­sion de met­tre en pra­tique sans aucune con­tes­ta­tion de qui que ce soit. Tout l’art de l’opéra­tion résidait, là encore. dans la rédac­tion du motif.

Les années à venir seront dif­fi­ciles pour ceux, Anciens et Jeunes, qui croient au ser­vice ren­du par l’Ecole au pays. Parce qu’ils y croient pour bien des raisons et aus­si qu’elle n’est pas une Ecole comme les autres. Elle est la dernière à pré­ten­dre que la respon­s­abil­ité majeure devant des hommes ne se jus­ti­fie que dans la reven­di­ca­tion de sa pro­pre part des fautes com­mis­es, et, par con­séquent, dans l’ac­cep­ta­tion du prix à pay­er. Elle est la dernière à livr­er au pays des garçons et des filles un peu mieux portés que d’autres à savoir que l’er­reur ou la faute du respon­s­able ont des con­séquences qui pèsent tou­jours trop lourd sur leurs conci­toyens, pour la bonne rai­son qu’on les a habitués à pay­er d’abord eux-mêmes leurs erreurs ou leurs fautes.

Même si le décor a quelque chose de fic­tif ou d’ar­bi­traire — et par­tant de cri­ti­quable — la leçon y est don­née et, mal­gré tout, com­prise. C’est cela que notre peu­ple sent intu­itive­ment et c’est pour cela qu’il fait a pri­ori con­fi­ance à ceux qui ont vécu la règle don­née par la Tradition.

Nous avons affir­mé que cette Tra­di­tion ne pou­vait se per­pétuer que dans un cer­tain cli­mat de con­fi­ance entre Anciens et Jeunes, comme entre « Com­man­de­ment » et éléves. Nous avons vu aus­si com­ment elle avait risqué d’être inter­rompue à jamais par la mécon­nais­sance des limites.

Ces lim­ites, les Anciens les sen­tent mieux que les Jeunes et nous sommes alors ramenés au prob­lème précé­dent : il faut choisir la con­fi­ance. L’ École a tout à y gagner.

Refuser cette con­fi­ance reviendrait en effet à pren­dre le risque de per­dre le sens des lim­ites et de voir alors un pays désori­en­té ou excédé, rester sans réac­tion devant la sit­u­a­tion que souhait­ent in pet­to nom­bre d’ir­ré­ductibles enne­mis de Poly­tech­nique : la dis­pari­tion de l’É­cole dans les décom­bres de la Tradition.

Il y a quelques années, deux élèves par­ti­c­ulière­ment doués pour tir­er à deux sur la queue du chat s’é­taient, une fois de plus, mis en vedette. Le « motif » affiché pour célébr­er l’événe­ment fut per­son­nal­isé de la façon suiv­ante : pour le pre­mier : « s’est trompé d’en­droit pour épanch­er ses états d’âme » et pour le sec­ond : « N’a pas su som­mer une série divergente ».

Que cha­cun fasse en sorte que per­son­ne n’ait un jour le loisir de fonder sur des motifs de ce genre une mise à l’om­bre de l’École.

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1. Tibérius et Caius Grac­chus, tri­buns démoc­rates réformistes, en 133 et 123 avant J .C . morts vic­times de la noblesse romaine.
2. Une expli­ca­tion peut en être recher­chée dans le fait que, chef d’E­tat Major de Mar­mont, en 1814, M. de Bor­des­oulle était plutôt mal placé pour par­ler de fidél­ité sinon de patri­o­tisme aux « descen­dants » très proches des ser­vants de la bat­terie de la Bar­rière du Trône
3. On ne peut le faire hon­nête­ment sans tenir compte d’une remar­que prélim­i­naire. École mil­i­taire ou sous statut du même nom, l’É­cole n’a jamais coûté très cher aux gou­verne­ments suc­ces­sifs en per­son­nel d’en­cadrement. Le « com­man­de­ment » y a tou­jours été assuré et c’est aus­si une tra­di­tion (avec un « t » minus­cule) par un très petit nom­bre de cadres. Chaque pro­mo est actuelle­ment con­fiée, à un offici­er supérieur — dis­posant ou non d’un adjoint — et cha­cune de ses qua­tre « com­pag­nies » à un cap­i­taine, dou­blé d’un adju­dant ou d’un adju­dant-chef. C’est dire que la « par­tic­i­pa­tion » est la règle puisque là, plus qu’ailleurs, com­man­der c’est convaincre.
4.Le fait d’avoir accep­té les « présent » comme ayant valeur de « je le jure » sem­ble porter à ranger le Gou­verneur dans la caté­gorie indiquée.
5. aux yeux des chré­tiens, par exemple.
6. Approu­vé par le plébiscite du 21 décem­bre four­nissant 7 349 000 « oui » con­tre 646 000 « non », il con­dui­sait à l’Em­pire qui fut proclamé le 2 décem­bre 1852, après qu’un nou­veau plébiscite, le 20 novem­bre, ait aligné 7 839 000 oui con­tre 253 000 non.
7. Pour la petite his­toire, ces huit « meneurs » déployèrent d’autres tal­ents dans leurs unités, furent nom­més sous-lieu­tenants et retrou­vèrent leurs anciens « cocons » à l’É­cole de Metz, ce qui, con­nu à l’É­cole, y provo­qua une illu­mi­na­tion générale (les quin­quets avaient été réparés).
8. autre témoignage de l’at­tache­ment con­géni­tal de l’É­cole aux cas désespérés
9. L’É­cole rou­vrit ses portes à de nou­veaux élèves le 17 jan­vi­er 1817, sous le statut civ­il. On con­naît la suite.
10. l’Ex­em­ple clas­sique est celui de la préven­tion des acci­dents sur un chantier.

Une tra­di­tion constante
Le schik­sal des punitions

Le Temps — 12 décem­bre 1910

Les « tra­di­tions » à Poly­tech­nique . — Par­mi les vieilles « tra­di­tions » que les pro­mo­tions de Poly­tech­nique se trans­met­tent avec un soin jaloux, il en est une, inof­fen­sive, et qui révèle l’e­sprit de sol­i­dar­ité ani­mant les élèves de la grande école, c’est celle qui con­siste à tir­er au sort les noms des vic­times expi­a­toires d’une faute col­lec­tive. Un inci­dent, d’ailleurs sans grav­ité, qui s’est pro­duit hier mon­tre que cette tra­di­tion n’a pas été abandonnée.
Le jour de la Sainte-Barbe, des poly­tech­ni­ciens, s’im­pro­visant arti­ficiers, et non sans ingéniosité, avaient, grâce à un dis­posi­tif spé­cial de fils élec­triques, tiré un superbe feu d’ar­ti­fice sur la coupole du grand amphithéâtre. Mais, paraît-il, la charge de poudre était un peu forte, et la pièce fit quelques dégâts.
Le général Kre­it­mann , com­man­dant l’É­cole, réso­lut de sévir. Mais au lieu de deman­der des noms, les adju­dants désignèrent des coupables. C’est pourquoi , hier, les deux pro­mo­tions se sol­i­darisant avec ces derniers, restèrent volon­taire­ment consignées.

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