Femmes et polytechniciens vers 1850

« Lady X » : une fiction historique sur une femme à Polytechnique en 1853

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°777 Septembre 2022
Par Jean-Jacques SALOMON (X74)

La nou­velle qui suit est une fic­tion his­to­rique de notre cama­rade Jean-Jacques Salo­mon (X74) met­tant en scène une mys­té­rieuse élève de l’X ain­si que des per­son­nages his­to­riques tels qu’Arago, le pro­cu­reur impé­rial Pinard ou encore George Sand.

L’été de l’année 1853 fut un des plus chauds de la pre­mière période de ce qu’il fal­lait désor­mais appe­ler le Second Empire. À Paris, en août, aucune pluie n’avait rafraî­chi les arbres, secs et jau­nis comme si l’on était déjà en octobre. Le 28 de ce mois, vers cinq heures du soir, le soleil jetait un sem­blant de pous­sière rouge sur les cimes des ran­gées de tilleuls qui menaient, telle une ave­nue sei­gneu­riale, à ce bâti­ment remar­quable où, par déci­sion spé­ciale de l’empereur, Fran­çois Ara­go, pra­ti­que­ment aveugle, avait été auto­ri­sé à vivre la der­nière sai­son de son excep­tion­nelle destinée.

Un homme vêtu d’une veste en cou­til rouge à bou­tons d’or et d’une culotte de la même étoffe, chaus­sé de bottes basses à semelles minces et coif­fé d’un cha­peau aux larges bords qui dis­si­mu­lait sa che­ve­lure, péné­tra dans l’Observatoire par une porte laté­rale menant à l’appartement qu’y occu­pait le grand savant. Venu à pied de la rue Racine par le jar­din du Luxem­bourg, cet homme n’avait rien dans sa démarche qui eût annon­cé qu’il cachait un secret. Un obser­va­teur aurait certes pu remar­quer le sou­rire nos­tal­gique qui avait éclai­ré les traits fins, presque fémi­nins, de son visage au moment de croi­ser la rue Cas­si­ni, mais nul n’aurait pu devi­ner ce qui l’amenait au che­vet de l’astronome en ce dimanche étouffant.

Un lan­dau à grand atte­lage, bâché mal­gré la cha­leur, dépo­sa peu après devant la même porte trois autres visi­teurs, pres­sés de la pous­ser comme s’ils crai­gnaient d’être recon­nus. Dans la chambre d’Arago, où nous les décou­vrons main­te­nant, se trouvent ain­si réunis autour de la Science, la Jus­tice, les Armes, la Méde­cine et les Lettres.

Pour­quoi, mal­gré la mala­die qui va bien­tôt l’emporter, l’éminent phy­si­cien – conscience répu­bli­caine irré­pro­chable – reçoit-il chez lui le pro­cu­reur impé­rial Pinard, qui se dis­tin­gue­ra plus tard en fai­sant blâ­mer Flau­bert et condam­ner Bau­de­laire ? Pour­quoi a‑t-il invi­té le maré­chal de Saint-Arnaud, ce ministre de la Guerre aux « états de ser­vice de cha­cal » selon Vic­tor Hugo ? Pour­quoi, Hen­ri Conneau, le pre­mier méde­cin de la mai­son impé­riale est-il aus­si pré­sent ? Et que fait George Sand, que le lec­teur aura recon­nue dans le per­son­nage à la culotte rouge, au côté de ces trois-là ?

L’affaire qui les amène est si extra­va­gante qu’on peine aujourd’hui à y croire. Elle com­mence peu avant l’étrange conci­lia­bule qui se pré­pare der­rière les murs épais de l’Observatoire. Depuis la réforme du concours d’entrée l’année pré­cé­dente, les élèves admis à l’École poly­tech­nique ne sont plus sou­mis à une visite médi­cale d’aptitude phy­sique. Pro­fi­tant de son pré­nom épi­cène, Domi­nique Gar­nier, une auto­di­dacte lyon­naise, décide de maquiller son iden­ti­té et de se pré­sen­ter aux épreuves habillée en gar­çon. Le jury de tour­née s’y laisse prendre, la jeune femme est reçue. Dans les pre­miers temps de son arri­vée à l’X, Mlle Gar­nier réus­sit, par d’habiles contor­sions, à se faire pas­ser pour un homme. Mais là voi­là atteinte par le cho­lé­ra qui redé­marre à Paris ! Le méde­cin-chef qui la soigne et la tire­ra d’affaire découvre inévi­ta­ble­ment la supercherie.

Le secret médi­cal n’est pas encore aus­si codi­fié qu’il l’est deve­nu par la suite. L’article 378 du Code pénal de 1810 pré­voit cepen­dant déjà que, hors le cas où la loi les oblige à se por­ter dénon­cia­teurs, les méde­cins révé­lant des secrets dont l’exercice de leur fonc­tion les ont ren­dus dépo­si­taires peuvent être sanc­tion­nés. Le major hésite : doit-il se com­por­ter en sol­dat ou d’abord en méde­cin ? Au-delà de la ques­tion déon­to­lo­gique, il mesure aus­si l’enjeu poli­tique. Un an à peine après la réforme de 1852, la répu­ta­tion du concours ne risque-t-elle pas d’être com­pro­mise s’il dévoile l’imposture ?

Sa déci­sion ne tarde pas. C’est en méde­cin qu’il choi­sit d’agir et, plu­tôt que d’en réfé­rer à sa hié­rar­chie, il s’adresse à Hen­ri Conneau, le méde­cin per­son­nel de Napo­léon III, déjà répu­té pour sa liber­té de parole et son goût pour les mis­sions secrètes. Conneau avise l’empereur. Badin­guet, comme on sait, aime les femmes et les dégui­se­ments. Roma­nesque et volon­tiers che­va­le­resque, il songe à se faire pré­sen­ter l’impétrante. Mais c’est aus­si un homme d’ordre. Indé­cis à son tour, il charge le tou­bib de son­der Ara­go – auquel il conserve son estime mal­gré ce qui les oppose depuis le 2 décembre – sur la conduite à tenir. Et le direc­teur de l’Observatoire décide de réunir, dans la plus grande dis­cré­tion, un jury d’honneur pour sta­tuer sur le cas Gar­nier. Les noms de Pinard, Saint-Arnaud et Conneau s’imposent ex offi­cio. Celui de George Sand lui est sug­gé­ré par son fils Emma­nuel dont elle est l’amie. Grâce à une lettre – demeu­rée inédite jusqu’à ces der­niers temps – qu’elle a adres­sée au jeune Ara­go, on peut assez bien recons­ti­tuer ce qu’il s’est dit dans la chambre de son père.

Les grandes figures du fémi­nisme sont par­fois en pri­vé bien dif­fé­rentes de ce qu’elles affichent en public. En cet après-midi tor­ride d’août 1853, la dame de Nohant s’apprête à en faire la démons­tra­tion. Fran­çois Ara­go était sur le point de convaincre le maré­chal et le méde­cin de sor­tir de l’ornière en ouvrant, par déro­ga­tion, l’accès de l’X à une femme chaque année, lorsque George Sand, res­tée jusque-là silen­cieuse, prit la parole.

« Mes­sieurs, dit-elle avec l’éloquence qu’on ima­gine, vous vous éga­rez. La cause des femmes vaut mieux qu’une déro­ga­tion. Votre pro­po­si­tion serait non seule­ment hypo­crite mais elle retar­de­rait long­temps encore leur accès à l’égalité. C’est une fausse bonne idée ! Quel sens y aurait-il à faire une excep­tion pour une alors que tant d’autres res­te­ront condam­nées à la ser­vi­li­té ? L’affranchissement de la femme doit com­men­cer dans les familles, pas à Polytechnique !

— Ah que c’est bien par­lé ! s’exclama Pinard, sou­la­gé de ne pas devoir pro­tes­ter lui-même. Le temps de la réforme vien­dra, mais il est encore loin. »

Ara­go était dérou­té. De sa double expé­rience d’homme de science et d’État, il avait acquis cette qua­li­té rare qu’est l’aptitude à bien éva­luer les rap­ports de forces. Il comp­tait sur l’auteure de Lélia pour pous­ser une solu­tion nova­trice et voi­là qu’elle défen­dait le sta­tu quo ! Dès ses pre­miers mots, il avait com­pris que per­sonne ne se ris­que­rait à la contredire.

« Puisque vous ne vou­lez pas du plan A, voyons le plan B, pro­po­sa l’astronome – met­tant au pas­sage en orbite une for­mule qui devait faire flo­rès un siècle et demi plus tard. Peut-on envi­sa­ger de conser­ver secret le genre de l’élève Gar­nier ? s’enquit-il auprès de Conneau.

— Au prix de cer­ti­fi­cats médi­caux oppor­tuns et de quelques esco­bar­de­ries, cela devrait être pos­sible, répon­dit le méde­cin avec un sou­rire de cara­bin. Je me fais fort d’en convaincre l’empereur ! »

Ain­si fut réglée, motus et bouche cou­sue, cette rocam­bo­lesque affaire. Qu’est deve­nue Gar­nier après sa sor­tie de l’X ? On ne retrouve sa trace dans aucune liste des écoles d’application ou des corps de l’État. Son nom appa­raît en revanche à par­tir de 1890 en qua­li­té de membre hono­raire dans les registres de la Royal Astro­no­mi­cal Socie­ty sous l’intitulé Lady X (Gar­nier). Conneau aurait-il faci­li­té son ins­tal­la­tion en Angle­terre, où – para­doxe de l’ère vic­to­rienne – la science était plus ouverte au deuxième sexe qu’en France ? L’idée lui en aurait-elle été souf­flée par l’empereur en per­sonne ? Ara­go le jeune s’est-il épris du sous-lieu­te­nant Gar­nier, ce qui pour­rait expli­quer que la lettre soit si long­temps res­tée dans un tiroir ? George Sand, affli­gée par la mort de sa petite fille au moment où la jeune femme sor­tait de l’École, a‑t-elle fini par lui accor­der sa pro­tec­tion ? Qui peut le dire ?

D’aucuns se sont éton­nés que la visite médi­cale ne fût réta­blie à l’X qu’après Sedan. On en com­prend main­te­nant la rai­son : tout au long de l’Empire, elle est res­tée taboue !

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