La Surprise de l’amour

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°561 Janvier 2001Par : le Théâtre du Septentrion, dans une mise en scène de Christophe Luthringer.Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Les plus pes­simistes sur les hommes sont tou­jours dépassés par la réal­ité écrivait un auteur dont je tairai le nom, crainte d’aborder au som­bre rivage des res infan­dae. Cette affir­ma­tion cepen­dant s’appliquait à l’interprétation de La Sur­prise de l’amour, de Mari­vaux, par le Théâtre du Septen­tri­on à La Baule, l’autre soir.

Out­re que les comé­di­ens débitaient leur texte à une vitesse pro­pre à mon­tr­er leur hâte à s’en débar­rass­er, la mise en scène sur­pre­nait à un degré tel que cela appelait réflex­ion sur les moti­va­tions – je crois qu’on dit ain­si – du met­teur en scène : Christophe Luthringer.

Je gage que la plu­part des lecteurs de La Jaune et la Rouge vont au théâtre pour pass­er une plaisante soirée mais qu’ils ne lisent guère ce que les penseurs de la moder­nité écrivent à pro­pos de l’art du spectacle.

Je l’ai fait pour eux, au vrai un tout petit peu seule­ment, red­outant d’attraper quelque virus de plume, et voilà que je vous expli­querais à tout bout de champ… qu’un théâtre vrai­ment citoyen doit se con­stituer en propédeu­tique de la réal­ité et pro­duire le jail­lisse­ment d’un nou­veau spec­ta­teur, cet acteur qui com­mence dès la fin du spec­ta­cle mais qu’il saute aux yeux qu’une telle con­cep­tion de l’en-soi scénique s’oppose forte­ment à l’être-là du théâtre qui, selon l’affirmation d’un Gal­vano Plas­ti, rejoignant en cela la pen­sée du grand Haupt Bah­nof, ne saurait com­mu­ni­quer avec l’immanence du vécu sans fail­lir à la pri­mor­dial­ité du devenir…

À force de boss­er pour vous mieux servir, amis lecteurs, et de me plonger dans des écrits d’une pro­fondeur que je ne soupçon­nais point, j’ai décou­vert quelques vérités dont je voudrais que vous vous pénétrassiez.

  • C’est une grave erreur de faire enseign­er l’art du théâtre par des comé­di­ens, comme on le pra­tique encore de-ci de-là. Ces choses s’apprennent main­tenant à l’Université, qui a créé des chaires pour cela et col­la­tionne des diplômes.
  • D’une manière générale, l’enseignement élé­men­taire con­tem­po­rain ban­nit le par cœur. Les étu­di­ants étant donc mal pré­parés à appren­dre leurs rôles, il con­vient de soulager leur angoisse face à cette tâche rebu­tante, en n’attachant plus au texte qu’une faible attention.
  • En découle l’importance de la mise en scène, qui devient l’objet de véri­ta­bles recherch­es, de sorte qu’on peut à bon droit par­ler de théâtre-laboratoire.

À vrai dire, les théoriciens n’attendirent pas la Sor­bonne pour dis­sert­er du sujet et cela don­na lieu à de grands débats dès la fin du XIXe siè­cle. Ces querelles d’écoles aboutirent à des change­ments si pro­fonds qu’on par­la, à bon escient vous allez le con­stater, d’une révo­lu­tion coper­ni­ci­enne lorsqu’on sup­pri­ma la boîte du souf­fleur, puis ein­steini­enne lors de la dis­pari­tion du rideau. Encore que cer­taines salles en soient restées à Coper­nic. Elles peu­vent néan­moins se hiss­er au niveau Ein­stein : il suf­fit pour cela de laiss­er le rideau levé, si tel est le vouloir du met­teur en scène avide d’affirmation de soi.

Au con­traire de ce qu’un esprit super­fi­ciel pour­rait croire de peu de con­séquence quant au déroule­ment de l’action, le ban­nisse­ment du rideau se révèle de la pre­mière impor­tance, expliquent les doctes, en ampli­fi­ant la com­mu­ni­ca­tion entre salle et plateau. On a même vu, dans un tel esprit de com­mu­nion, des met­teurs en scène exiger que la salle restât allumée. On ne voy­ait, m’a‑t-on rap­porté, plus très bien la scène, mais peu importe. Nous n’en étions d’ailleurs pas là à La Baule mais, autre tic rel­e­vant du même souci, les pre­mières répliques étaient don­nées dans la salle.

Notez que je n’ai rien là-con­tre. De cette pra­tique, les très grands savent tir­er des effets remar­quables : Madame Mnouchkine, par exem­ple. Mais il ne faudrait pas que cela devînt un must, comme dis­ent les per­son­nes de qualité.

Faute de se pou­voir débar­rass­er tout à fait du texte, on peut le con­tourn­er. Christophe Luthringer don­nait une illus­tra­tion de cette ressource. Existe dans La Sur­prise de l’amour un per­son­nage sec­ondaire, le Baron, qui plaisante les réti­cences amoureuses de Lelio en de rares appari­tions sur scène. Il était l’autre soir omniprésent, ou peu s’en faut. Muet, vêtu à la manière d’un fakir, il se livrait à d’étranges pass­es de mag­né­tiseur, cen­sées faire naître l’amour entre Lelio et la comtesse. C’était un enchante­ment de le voir manier des sortes de feux de Ben­gale, mais n’avait rien à faire avec les litotes des pro­tag­o­nistes en proie aux émois d’un attrait réciproque qui les effraye.

Les deux jeunes comé­di­ennes jouant la comtesse et Colom­bine étaient ravis­santes, et douées de sur­croît : cela crevait les yeux à seule­ment observ­er leur jeu quand elles écoutaient leur partenaire.

On regret­tait qu’elles fussent si mal dirigées. On aurait voulu leur rap­pel­er ce qu’écrivait Stanislavs­ki vers la fin de son exis­tence (1863–1938), toute con­sacrée au théâtre, ami de Tchekhov, et qui en avait vu de toutes les couleurs en sa Russie, à la scène comme à la ville : Une voix bien posée, un sens du rythme, une bonne dic­tion sont pareille­ment indis­pens­ables à ceux qui, jadis, chan­taient Dieu garde le Tsar comme à ceux qui main­tenant chantent l’Internationale. Non, le proces­sus de la créa­tion artis­tique ne change pas.

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